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Toutes les Lyres
^mthologie-Critique
ORNf:E DP DESSINS ft or PORTRAITS
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TOUTES LES LYRES
ANTHOLOGIE-CRITIQUE
Des Poètes Contemporains
DU MÊME AUTEUR:
Déserteur > roman.
Par les Routes Humaines, poème.
La Physiologie Morale du Poète, essai.
L'Impulsionnisme, essai philosophique.
L'Art et l'Époque, critique.
J.-B. Carpeaux, sa Vie, son Œuvre, ses Lcrits.
La Littérature et l'Epoque.
Entre la Vie et le Rêve, poèmes.
Les Deux Vengeances, roman.
La Sorcellerie devant les Temps Mqdernes,
essai.
Toutes les Lykes, anthologie-critique, 3 vol.
Histoires Echevelées, contes.
Les Salons, critique.
Chevauchées Épiques, poèmes.
Amis de Collège, i acte en prose.
Pointes Sèches.
Et des plaquettes :
Le Féminisme jugé par un enfant. Eludes d'Art,
Élude sur rHistnirc du Fabliau, J.-B. Carpeau.x ,
Rêveries et Frissonnements, \octurncs, Scaffelaar, Le
Défi Suprême, LFlmnité dans l'Homme, Trop d'Ame!,
FLORIAN-PARMENTIER
TOUTES LES LYRES
flNTHOLOGIE-Cf^lTIQUE
Ce volume contient:
!• Une Étude de
M. Florian-Parmentier sur : L'Histoire de la Poésie Française
depuis 35 ans ;
Et des Biographies-Critiques du même.
2» Des Poèmes de
MM. .Michel Abadie. Guillaume Apollinaire, José de Bérys,
Saint Georges, de Bouhëlier, Léon Deubel, Edouard Deverin,
Léon Dierx, Fernand Divoire, Francis Eon, H.L. Fankhauser,
Albert Fleury. Florian-Parmentier, Pierre Fons, Paul Fort, Roger
Frêne. René Ghil. A. -M. Gossez, Fernand Gretih, Henry-Marx,
^rancis Jammes, Gustave Kahn, Louis Le Cardonnel, Sébastien-
teharles Leconte. Abel Léger, Maurice Maeterlinck. Louis Mandin,
•Camille Mauclair, Alexandre Mercereau, Victor-Emile Michelet,
Jacques Nayral, Pierre Rodet, Jean Royère. Han Ryner, Albert
Saint-Paul, Cécile Sauvage, Edouard Schuré, Daniel Thaly,
Hélène Vacaresco, J.-J. Van Dooren, Emile Verhaeren, Robert
de la Villehervé, Tancrède de Visan.
3* Des Pages oritiques inédites de
M"" Alice et Marguerite Berthet, MM. H.-L. Fankhauser, Flo-
rian-Parmentier, Philéas Lebesgue, Jacques Nayral, Louis Xavier
de Ricard.
4° Des Dessins et portraits de
MM. Albert Beaume, Bony de Laver^ne, Djinn, Gir. Lucien
Jonas, I^évy-Dhurmer, Camille Lieucy, Léo Mérorès, Géry Piéret,
Félix Vallotton.
PARIS
OASTEIN-SERQE, Éditeur
17, rue Fontaine (IX*)
[.'S deux autres tomes de Toutes les Lyres contiennent des Poèmes
do. :
MM. Réchid Aanyaka, Henri Allorge, Gaston Armelin, M"* Fmllie
Arnal, AuRuste Bairau, Reniy IJeaurieux, A. Belval-Delahaye, Emile
Benech, M'" Marguerite Bi-ilhet, Kraile Bleraont, Paul Boisson, Théodore
Botrel, Chaiirs Boudon, Kintst Boiiliaye, Alcanter de Braliui, William
Calmel, Antoine (larlier, Daniet Charbonnier, Louis ChoRet, Raymond
jChristoflour, H. Chrislian-Froné, M"* Marie-Anne Cochet, André Colo-
; mer, Nelson Couytigne, Henri Daguerre de Bureaux, M"» Bertbe Dan-
/^ennes, M"* Marie Dauguet, André Delacour, G. Demnia, Albert Des-
voye«i, RojiPr Dévigne, Gaston Doquin, Auguste Dorchain, Charles
Dornier. M" Dumont-BoMeillol, M"' Emilie Feillet, Albert Ferland,
André Foulon de Vaulx, M"* Jeanne Fùrrer, Gautron du Coudray,
Auguste Génin, Emile Guérinon, Pierre Harispe, Albett Hennequin,
Octave Houdaille, Hubert -Fillay, M. -A. Jeanjaquet, Albert Jounet.
André Jurénil, Paul Labbé, Emile Langlade, Pliileas Lebessue, Camill.
Lemercier d'Erm, Jules Leroux, M"* Daniel Lesueur, Emile Lesueur, Maii
rice Levaillant, M"* Alice Lobert, Emile Longchampt, Alfred Machard,
M"* Monfils-Chesneau, Léon Néel, Georges Normandy, Maurice Olivainl.
M"* M. -A. Picotin, Charles Pitou, M"* Pitou-Chevre, M- Marie Planqu.-,
Jean Plemeur, M-C. Poinsot, Charles-Rafaël Poiree, Paul Reboux
M"* Anne Regel, Roger Reigntr, Edouard Revérand, Jean Ricbepin,
Léon Riotor, M"« Jeanne Ryner, Paul Soûlas, M"' Marie Soumabère,
Georges Turpin, Charles Val, Gabriel Volland, Hélène de Zuylen de
Nyevelt.
'5^
HISTOIRE DE LA F0É5IE FR(flrîÇ(^ISE
DEPtJiS 25 ANS (*)
La littérature nationale. — La question du latin. — Le
moyen-âge et les modernes. — Des origines au Symbo-
lisme. — Les écoles littér^iires depuis le Symbolisme
jusqu'à nos jours. — Les tendances nouvelles et l'avenir
du génie français.
Si l'on jette les yeux sur n'importe quelle histoire de la litté-
rature, on rtste effaré de la niaiserie des jugements qui y sont
poriés. Il n'est de génie, à les en croire, que dans l'imitation
des Grecs et des Laiins, dans la correction, la méthode, la
régularité. Le plagiaire qui témoigne d une exceptionnelle habi-
leté est porté aux nues. L'auteur, au contraire, qui s est créé
un art de toutes piècis, qui est personnel, original, qui a de
l'invention, qui s'écai te des règles pour ouvrir des voies où
l'on trouvera le principe de règles nouvelles, celui là est incom-
pris et méprisé. Les traducteurs, les imitateurs, les froid» rhéto-
riciens, les ennuyeux collectionneurs de « clichés », les nobles
appauvrisseurs de H langue française, voilà les « grands classi-
ques ». Soit, après tout (**). Mais est-ce une raison pour oublier
(*l Celte étude-préface n'est qu'un fragment d'un ouvrage qui
vient de paraître chez Figuière, La Liiitraiure el rEpoqut.
(**) Je ne veux point prendre parti dans la récente querelle des
amis et des ennemis de Kacine. aussi peu intéressants les uns que
les autres, parce que aussi peu sincères, «acine lut un intellec-
tuel de haute marque et un grand artiste, c est certain. 1 outcfois,
il ne faudrait pas oublier que, dès l'enfance il s'était littérale-
ment intoxiqué de tragédies grecques, ce qui n'est peut êtie pas
la meilleure façon de se préparer à exprimer le pur génie fran-
çais. Victor Hugo, lui, ne pouvait le souffrir: « Racine, disait il,
répond à un besoin : le besoin de la poésie bouigeoise ». Il est
vrai qu'aujourd'hui certains en disent tout autant de Victor Hugo
lui même.
Kapi elons aussi, à titre de curiosité, ce mot de Schlegel (lequel
trouva un traducteur en la mère de M»' de Siaël) : « Le zèle avec
lequel on soutient en France les fameuses règles ne se rencontre
pas seulement chez les crudits; c'est le lait de la nation tout
entière », Or, l'art classique et ses conventions ne trouvent plus
guère d'écho, ni chez l'une, ni chez les autres, aujourd'hui.
I.
que Rabelais. Pascal, Molière, La Fontaine, La Bruyère, Voltaiie,
Diderot Rousseau, Balzac, Hugo sont les vrais représentants du
génie français? — en la compagnie, d'ailleurs, de Chrestien de
Troyes, Marie de France, Villon, Montaigne, Marot, HrantOm
Cyrano. Perrault, Le Sage, Marivaux, Beaumarchais, de la Bic
tonne, Baudelaire, les Concourt. Rodenbach, Huysmans, qui,
ceux-ci, devront se résigner à rester à tout jamais des écrivains
de cinquième ordre. Car il semble bien que les critiques se soient
donné à tâche d'étouffer noire littérature nationale, au profit des
pastiches de l'antique et de la littérature transalpine ou trans-
pyrénéenne
Aussi, nVstce pas pitié qu'on ait pu, de nos jours, tenter de
provoquer je ne sais quelle « renaissance classique », — termes
fort propres à masquer la mise au sépulcre de l'inspiration, de la
liberté verbale, de l'enthousiasme, de la sensibilité! Et que nous
veut-on encore avec cette « Ligue pour la Culture Française »,
(( pour la Culture des Humanités », a pour la prédominance des
éludes latines » ? Le « français » n'a jamais cessé d'être « cultivé »
par les écrivains dotés de tempérament. A quoi bon endoctriner
les autres ? C'est la nature qui forme les grands stylistes comme
les belles âmes. Toutes les ligues du monde ne supplanteront
pas la nature. Kt quant au latin, veut on dire qu'il ne sera pas
inutile de l'avoir appris ? ou si c'est par l'intermédiaire du latin
qu'on prétend nous enseigner la langue française? Rien n'est
irritant comme cette continuelle substitution du génie latin au
génie français. Sommes-nous de race latine, en définitive ? Ou
sommes-nous les fils des Galls, qui, précisément, n'eurent point
de pii es ennemis que les bravaches du Latium r Et notre langage,
dira i on qu il est celui de nos conquéiants ? A quelle époque le
peuple a-t il parlé Litin ? Ne laissa-t-il pas cette fantaisie à st-
blasonnés, à ses abbés, à ses prieurs, à ses pédagogues? Il serai;
facile — mais hors de propos, ici — de démontrer que, dans la
lutte contre l'importation latine, la victoire esi lestéc au gcnie
celtique. Si notre langue a encore de la sonorité, de la couleur,
de la vie, si elle est imag<e. riche en onomatopées, tour à tour
exaltée et mystérieuse, caressante et enflammée, c'est grâce à nos
origines galliques et aryennes (*). Aussi comprendrais-je qu'on
(*) Presque tous les mots piitoiesques, imagés ou imitaiifs de
— 3 —
pensât obliger l'écrivain à étudier le celte et le sanscrit. Mais, de
latin, n'en saura-t il pas toujours assez, s'il n'en est pas tout à
fait ignorant ?
Le salut, si besoin est serait sans doute que l'on se retrempât
aux sources vives de la langue fiançaise, qu'on fût moins imperti-
nent pour nos chefs-d'œuvre d'avant le XVII» siècle. Mais on se
vante de lire couramment (?) le latin, et l'on est incapable de
déchiffrer Rutebœuf, on a grand'peine à entendre Rabelais Un
trésor a été enfoui dans un champ. Mais par quel miracle le
trouverons-nouf, si nous creusons dans le champ d'à-cOté?
Quelques-uns se sont avisés de l'endroit où était le trésor. Ils
y ont puisé et se sont gadés d'en rien dire. Voilà pourquoi, chez
les modernes, on est parfois sui pris de rencontrer le style, las^'U-
plesse, la verve, la subiibiliié, la couleur qui e-ont propres aii
temp( rament français.
le crois qu'on a fort méconnu l'effort de ocs derniers temps.
Les critiques en ont parlé selon la mesure de leur esprit. L'avenir
sera peut être plus perspicace. Non pas, sans doute, que l'on
découvre des monuments cyclopéens dans la plus récente pro-
duction. Mais on y découvrira des ambitions que l'on n avait
jamais eues auparavant et un extraordinaire souci de faire sentir
dans le langage la présence de I âme.
Quelques lignes suffisent pour décrire la courbe de notre évo
luiion, jusque là. A l'origine, nous voici riches de toute une litté-
rature d inspiration celtique, de la littérature nationale du
Moyen Age. Mais, lors des campagnes d'Italie, le mouvement dit
de « Renaissance » gagne la France L'influence italienne se fait
semir. Ronsard et sa Pléiade se passionnent pour l'antique. Cette
abdication de l'âme française, ce goût pour le sublime d'emprunt
atteint S')n apogée au siècle suivant avec l'art classique. L élo-
quence de Malherbe aboutit à la tragédie. Les classiques, à dé-
faut de génie, montrent des aptitudes incroyables de polisseurs,
d'orKanisatcurs, d'élaborateurs de lois. L'œuvre des rhétoriciens
est men- e pai «ux à sa dernière perfection. Et puis, le XVIII' siècle
renoue soudain avec la Tradition, d'ailleurs sauvegardée par
notre langue sont, soit d Origine sanscrite, comme f^aria, bambou,
cornac, pala-iquin, soit d'origine celtique, comme craquer, aoè-
lani, hittjtlle, bagage, boude, alouette, beffroi, ce'voise, caillou,
tocstn, ton ron^ rogue, glou-glou, etc. etc.
~ 4 —
Molière, La Fontaine et La Bruyère. L'esprit des trouvères repa-
rait dans les écrits des Encyclopédistes et de leurs contemporains.
La philosophie sensualisie se fait jour, ci prépare l'avènement du
siècle de la Poésie. Sans vouloir méconnaîtie les premières can-
tilènes. à la fois mystiques, héroïques et exemptes de cet élément
de dissolution : l'amour, sans faire injure à Bertram de Born,
à François Villon, ni à Clément Marot, il se peut dire, à pailer
large, que la France, jusqu'au XIX» siècle n avait pas eu de
poètes. Le mysticisme celtique, brutalement meurtri par la solda
tesque romaine et les vendeurs du forum, séiait tout de suite
réfugié chez les peuples du Nord. Il s'y était développé et un peu
contrefait. M'"» de Staël et, à sa suite, les Romantiques fon'
rendre aux compatriotes de Shakespeare et aux Germains ce que
nous leur avions cédé (*). L'émotion est l'élément qui communi-
que à la langue la souplesse, la flexibilité, les modulations dont
aie est maintenant susceptible. C'est la défaite du classicisme et
un retour à la liberté féconde du moyen-âge. Un instant, le Par-
nasse redoute la dislocaiion, veut réfiéne- les dérèglements de la
sensation. Mais, depuis Rousseau, vagabond de génie, comme
l'étaient nos trouvères, la sensation est devenue toute puissante.
Le natLiialisme la recherche dans les fluctuations vitales; le psy-
chologisme la rend tributaire des différents mouvements de l'âme;
l'impressionnisme, sur le clavier des nerfs, note ses tonalités
subtiles. Pour caractériser cette période, il nous demeure un
style nouveau, le style des Concourt, qui, mal gré qu on en ait,
profilera mieux que le latin (sans être son unique ressource)
au Rabelais de l'avenir, au Cervantes Innçais qui ambitionnera
de dresser un monument impérissable et gigantesque.
On voit par quel processus nous voici amenés au Symbolisme.
(*) C'est une erreur plaisante que l'erreur par laquelle MM. les
critiques voudraient nous faire croire que ks romantiques nous
ont inoculé le poût -tllemand.
Il est déso'mais établi que pas un d'entre eux ne connaissait
l'allemand. Ils n'oni lu les auteurs ci'outre-Hhin que dans des
traductions, — et les traductions ne laissent jamais tilirer d un
génie éiran^^er que ce qui s'adapte parfaitenr.eni à celui du peu-
ple traducteur.
La vériié, c'est qu'en revenant à la nature les romantique» ont
renoué avec les primitifs, avec le moyen tige, avec Pascal, avec
la vraie tradition française.
Comme le Romantisme, le Symbolisme a ses attaches dans le
Moyen-Age, mais dans le moyen âge des cathédrales. Ce que le
cerveau humain a conçu de plus prodigieux, ses conquêtes les
plus hardies sur le domaine de l'Inconnaissable, nous le trouvons
c<;n-igné en emblèmes hiéroglyphiques, en loi mules hermétiques,
en figures empruntées à la Kabba'e, dans ce fameux grimoire
des cathédrales. Or, de même que les occultistes architectes, de
même que les alchimistes tailleurs de pierre, nos symbolistes
ont eu l'ambition colossale d'enfermer dans une forme esthé-
tique le Mystère, la connaissance subliminale, les émanations du
psychique et du subconscient, la plénitude des harmonies uni-
verselles, et, pour tout dire. l'Absolu.
le précuseur. ce fut Baudelaire, le jour où il écrivit son
fameux sonnet des Correspondances.
Puis Verlaine vint, qui ne se borna plus à signaler les analogies
des choses entre elles et les secrètes affinités de notie être avec le
Grand Tout, mais qui les fit sentir de façon très intense et sut
évoquer ces échanges spirituels par la seule fluidité du rythme,
par la grâce subtile d une pcésie toute instinctive.
Kn même temps. Rimbaud l'iTuminé se flnttait «d'inventer un
verbe poétique acces>ible un jour ou l'autre à tous les sens ». Il
écrivait M des silences, des nuits »; il « notait l'inexprimable » et
« fixait des vertiges» (*). Appliquant dans le détal la théorie
des corrélations de Baudelaire, il percevait la couleur des
voyelles :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, 0 bleu...
Bientôt Mallarmé faisait ce rêve surhumain de mettre le lec-
teur en contact direct avec l'Infini, par le choix de mots suscep-
tibles d'en donner la sensation, et de telle manière que le poème
procnfU simultanément la divination des analogies musicales,
plastiques, philosophiques et émotionnelles.
i»ans le même moment qu'il se formulait ce rêve trouvait une
panielle réalisation chez Rodenbach, le plus admirable des poè-
ie«« symbo'iste» et n lui aussi envers lequel on a été le plus
injuste lamais la communion qui s accomplit entre I angoisse
de 1 homme qui pense et l'inqui. tnde des choses lancées da s la
i\ italien universelle n'a été dévoilée et rendue sensible comme
j* KiMBAUD. Une Sjison e Enftr.
6 —
par ce poète, de peu d'envergure peut-être, mais d'un incontes-
table, harmonieux et pénétrant génie.
Ce qui, d'ailleurs, fait la gloire immortelle du symbolisme,
c'est d'avoir rendu la langue française apte à transmettre ce qui
est l'essence même de la poésie, de lui avoir conféré le pouvoi
de traduire les nuances les moins perceptibles de l'âme, le»
effluences quintessentielles de la vie profonde, et cela à force de
concentration, de souplesse, de fluiditét de volatile virtualité.
/
Cependant, par le fait qu'ils la reniaient plus éihérée, les sym-
bolistes assimilaient davantage Ig^oésie à la musique. Aussi
l'étrange et divin Jules Lafoij|^e, M. Gustave Kahn, pui-
M. Viélé-Griffin ("■), s'avisèrentsils bientôt de substituer la phra-c
musicale au nombre symétriqrUi du vers. Désormais, selon eux,
plus de formes fixes, plus de métrique régulière, mais une ryth-
mique donnant l'illusion d un chant par sa cadence mobile, ses
syllabes toniques, ses allitérations, et ses assonances remplaçant
la rime. L'Ecole du V-ers-Librisme était fondée.
Cette école peut être considérée comme l'aboutissement du
Symbolisme, mais, en dépit de la confusion qui s'est produite
depuis dans les'esprits, elle en est parfaitement distincte en réa-
lité, tous les maîtres du symbolisme, Verlaine, Mallarmé, Roden-
bach, Samain, Stuart Merrill, etc., ayant usé d'un vers qui est
encore le vers régulier.
Dès i8)S7, M. Gustave Kahn, chef et théoricien du Vers-
Librisme, comprenait la strophe comme une sorte de verset à
rythmes -discontinus, à mesures changeantes. Il cessait de nom-
brer les ajj^ones. Il recherchait l'unité, non plus dans le vers, mais
dans la strophe même. Son exemple fut suivi par une quantité
incroyable'Me jeunes poètes. Avec le vers libre, comme l'a dit
excellemment M. Viélé -Griflin le talent devait « resplendir ailleurs
que dans les traditionnelles et illusoires dtffî..ulUs vaincues de 1^
poésie rhétoricienne ». Chacun voulut montrer qu'il avait, noti
point du savoir-faire, mais du génie. Le génie n'est pas si com-
(•) On cite aussi M"' Marie Krysinska comme étant « l'inven-
teur d'un vers libre sans rythme ni rime ». IVauires veulent que
nous devions le vers libre à Walt W'hitman. Je ne voi?" pas bien
comment un poeie de langue étrangère peut être invt>qué dans
une question de pure technique française
mun. Le vers libre reste comme un insirument d'une extrême
délicatesse, indépendant de la poétique traditionnelle qu'il n'a
jamais prétendu abolir, et merveilleusement propre à « écrire le
rythme individuel » du poèie génial qui en saura user.
A l'origine, le symbolisme avait été, sur toutes choses, une
réaction contre le Naturalisme, dont les poètes méprisaient les
tendances matérialistes et les goûts anti-esthétiques. Il y a cela de
curieux dans l'histoire du jXIX' siècle, que celui-ci fut à la fois le
siècle de la Science et le siècle qui a le plus produit de poètes.
La littérature s'en est ressentie : le romantisme, le parnassisme,
le symbolisme représentent le .clan des poètes ; les savants et
pseudo savants ont pour eux le naturalisme. Il y a aussi, en
prose, une école intermédiaire, celle de M. Paul Bourget : le
psychologisme. Mais la poésie n'en est pas moins gagnée par
les préoccupations scientistes de l'époque; elle est de plus en
plus imprégnée de métaphysique; et voici justement une Ecole
où vont fusionner les deux intentions : ctUe de la Poésie Scienti-
fique, préconisée par M. René Ghil.
Salué, dès 1886, à 24 ans, comme l'un des chefs du mouve-
ment poétique en formation (*) (avec Verlaine et Mallarmé, de
vingt ans plus âgés que lui), M. René Ghil se sépare l'année sui-
vante du symbolisme, alors que celui-ci prend définitivement
aspect de doctrine. Mais déjà sa théorie de V Instrumentation
Verbale a profondément influencé sa génération et même ses
aînés. Le clavier des concordances vocales qu'il a établi intuitive-
ment, et qu'il confirmera bientôt en se réclamant des décou-
verte^ du physicien Helmholiz sur l'acoustique et les harmonie
ques, étonne ses contemporains au point de les orienter presque
tous vers de nouvelles recherches de musique verbale. Son idée
est d ailleurs basée sur les lois organiques de la parole humaine.
Car il ot incontestable qu au moment de la commotion intuitive,
certains mouvements se produisent, en mesure de l'émotion, qui
ne sont autre chose que le Rythme. Le rythme et le verbe doi-
vent « remettre en vibration les causes sensitives qui les ont pro-
duits .) ; ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas régis par des lois
arbiti aires, mais bien par des phénomènes naturels. Vlnstru-
(•) Auguste Marcadb, Figaro, novembre 1886,
\
8
mentation Verbalt, par conséquent. « donne à la par »le poétique
son sens complet et nécessaire en lui rapporinni son primordial
élémeni de phonalité » et celui de « valeur imi'aiive, dessin gra-
phique et intensités colorées •», — élément fondamental dans la
constitution analogique du langage, — ainsi que «son ryihme-
évoluant ».
Ces principes techniques ont été adoptés par un hon nombre
de jeunes poètes épris de modernité. Mais il n'en alla pas de
même de ce qui constituait le fond de la doctrine « Scientifique »,
bien que cette doctrine ait, en réalité, influencé malgré eux pres-
que tous les musagètes de l'époque.
Eln 18^4. M. René Ghil avait posé les assises de son œuvre, —
œuvre qu'il voulait une et composée, — dans les Légendes d'âmes
et de san^s. Déjà, il y avait donné le subsiratum scientifique à
l'idée poétique et à son émotion. Lorsque, dans une nouvelle édi-
tion du Traité du Verbe, en 1H88 (*), l'exposé de sa philosophie
se précisa, soit inaptitude, soit antipathie réelle pour ses idées,
presque toute la jeunesse le quitta pour se rallier à Mallarmé.
Seuls, restèrent fidèles les collaborateurs des Ecrits pour l'Art,
organe d'un groupe qui, d'ailleurs, après 1892. devait se désa-
gréger.
Mais, avant d'aller plus loin, que ne verrions nous ensemble
ce qu était en réalité la philosophie de M. Ghil >
Donc, voici. Suivant cette philosophie, la Matière n'existe pas:
elle devient. Et, dans ce mouvement du devenir, elle évolue à
prendre conscience d'elle-même. Comme une conscience rudi-
mentaire apparaît dès le minéral même, il convient datiribuer de
toute éternité à lEnergie-Matière un sens de direction, d'exten-
sion vers la conscience totale.
Comment obtenir cette évolution ? Par la propriété énergétique
à double effet qu'on retrouve dans toutes les parties de la Ma-
tière : persistance (ou résistance) et tension vers le plus-être. De
là luttes, affinités, combinaisons, équilibres instables : évolu-
tion.
Pour réduire l'antinomie entre le monisme et le pluralisme, il
suffira de postuler, au sein de la substance homogène et amor-
(*) Edition définitive sous le titre En (Méthode à VŒuvre,
en 1904.
— 9 —
phe, mais en énergie, ce double état primordial de résistance et
de tension, — d'où création de deux pôles. Nous allons alors
aux corpuscules négatifs et positifs et nous avons passage de
l'homogène à l'hétérogène.
L'évolution, en son hétérogénéité (celle-ci apparente pour nos
esprits qui n'embrassent point l'illimité dans le temps et l'espace),
est conçue comme l'analyse que fait de lui-même l'Universel, vers
sa synthèse. D'où réduction de l'antinomie spiritualisme et maté-
rialisme, car le premier, qui n'est que le plus de conscience
acquise, émane continûment du second, ou, pour mieux dire, de
son effort.
En somme, la Matière en mouvement peut être envisagée
comme un trinaire. L'Un est l'unité-insciente en état de persis-
tance ; le Deux: son état de tension; le Trois: l'état de déséqui-
libre qui en résulte. Ainsi, établissant ce principe métaphysique
sur des données scientifiques modernes, sur l'évolutionnisme,
M. René Ghil a rencontré, pour une interprétation nouvelle et
scientifique, le trinaire de l'antique philosophie hindoue: la Tri-
mourti.
Cependant, l'évolution constatée n'apparaît nullement conti-
nue: elle est à la fois progressive et de mouvement régressif,
elle s'accomplit par expansions et par condensations. Aussi,
M. Ghil a-t-il élu la figure de TEllipse pour la représenter.
De tout ceci, il résulte que le plus-d'efïort est une nécessité.
Néanmoins, la lutte n'est pas la fin de l'Univers, contrairement
aux conclusions de Darwin et de Spencer ; elle en est seulement
le moyen. Le but est le plus-d'équilibre, le plus-d'harmonie
entre les éléments analytiques. Le plus-d'efîort doit aboutir au
plus-d'harmonie.
Consécutivement, le Bien et le Beau — lesquels sont entre eux
de même principe, et, suivant la démonstration de l'auteur,
s'avèrent une des conditions de Iharmonie — deviendront, grâce
à l'intervention humaine, le résultat du plus-d'effort.
L'esthétique de M. Ghil est, en effet, basée sur les rapports
de l'homme, conscience actuellement la plus développée, la plus
synthétique de l'Univers, avec cet univers même. Primordiaie-
ment, ces rapports s'exercent par l'intermédiaire des sens. « Il
n'est rien dans l'esprit, dit-il, qui ne soit d'abord dans les sens».
La fonction du Poète sera de susciter et d'harmoniser des « rap»
2
— 10 —
ports» nouveaux, de recréer consciemment une harmonie émue
de l'univers ». Pour cela, les aperceptions espacées transmises par
l'intuition ne suffisent plus. C'est donc ici qu'intervient la
science, afin que la cérébralité élargie du poète, dans une union
permanente avec l'essence même des choses, offre à la Matière
les moyens de se recréer consciente et totale.
Il faut convenir que la discipline de l'Ecole Scientifique
était faite pour décourager les poètes à l'inspiration mobile
et impulsive, tout autant que les écrivains paresseux ou sans
envergure. Le maître n'avait-il pas répudié l'égotisme poétique
et le « recueil de vers » pour poser en principe la nécessité de la
vaste synthèse, de l'œuvre unique aux parties cohérentes, de la
vision d'ensemble dès avant la première étape ! Lui-même payait
d'exemple en donnant le plan de l'œuvre à laquelle il allait con-
sacrer sa vie entière.
Cette œuvre, je ne suis pas sûr de ne point en dénaturer l'es-
prit, mais je me risque cependant à la résumer ici en ces quelques
formules :
Poème chimique de la Matière en radioactivité ; dégagement du
chaos et propension vers l'atome; manifestation de la vie;
genèse des mondes; préhistoire de l'homme; germination delà
pensée; ascension à travers la série évolutive des êtres; pre-
mières agglomérations humaines; absorption de la connaissance
parmi les gestes rituels; culte des énergies delà nature; passage
au monde moderne ; décadence de l'intuition et progrès maté-
riels; besoins exaspérés de l'industrialisme ; période de luttes
pour amener la nature à être comme le prolongement de l'orga-
nisme humain ; fusion naturelle des philosophies orientale et
occidentale ; synthèse générale.
Certes, on peut n'être pas du tout partisan des idées de
M. René Ghil, mais il serait difficile de n'être point saisi de res-
pect, à la vue de l'œuvre gigantesque qu'il poursuit avec obsti-
nation depuis bientôt vingt-cinq ans, lorsqu'on pense que cet
homme se croit tenu à un pareil labeur par la foi qu'il s'est
jurée jadis à lui-même. L'instrumentation verbale, a marqué de
son empreinte toute une période littéraire. La pensée, sinon la
forme, de la « poésie scientifique », après avoir exercé une influence
latente, s'est propagée jusqu'à la diffusion. Le résultat cherché
est donc atteint. M. René Ghil n'en donne pas moins un haut
— II —
exemple de probité, en persévérant sans tapage dans la voie que,
de toute son âme, il croit la voie véritable...
Il convient, pour la véracité de l'histoire, de ne point cacher
qu'à plusieurs reprises des dissensions se produisirent dans les
camps symbolistes, scientistes et vers-libristes. De là des sectes
qui, pour n'avoir eu presque toujours qu'un sort éphémère, n'en
ont pas moins défrayé la chronique autant qu'il fallait pour ne
plus se laisser oublier. En tête, nous devons placer le Décadisme,
qui, en réalité, fut même antérieur au symbolisme. Il avait pour
%1'gane Le Décadent et se proposait pour but de substituer à la
verbosité romantique et parnassienne une esthétique de l'idée et
de la sensation.
Après la première scission entre décadents et symbolistes, on
\ il fleurir successivement ou simultanément le Magnificisme, le Ma-
gisme, le Socialisme, l'Anarchisme et l'Ecole Romane. Le Magnifi-
cisme avait pour chef i\l. Saint-Pol Roux et pour programme un
mystique magnificat à la nature éternelle, considérée dans son
substratumde beauté — et cela en une langue condensée, raffinée,
colorée, métaphorique et précieuse.
Cest à M. Joséphin Péladan que revint l'honneur de fonder
l'Ecole du Magisme. Mais que faut-il entendre par le magisme ?
Cette doctrine n'est pas tant, comme on a pu le croire, un retour
aux pratiques de l'hermétisme qu'une méthode supérieure de cul-
ture du moi, qu'une éducation de la sensibilité par un persévé-
rant effort de méditation.
J'ignore, à la vérité, quel fut le chef du Socialisme littéraire et
poétique. Mais, du moins, puis-je donner de sa profession de foi,
qui a paru dans l'Événement d\x 13 avril 1891, ce passage carac-
téristique: « Nous sommes des socialistes, et si nous entrevoyons
l'Art comme but suprême de la vie, c'est dans la Science
que nous voulons le chercher, non dans la Révélation. Pour
nous, l'Art, c'est la Toute- Science, c'est un rapport numérique
que l'intuition fait quelquefois découvrir, mais qui est déter-
miné par des lois mathématiques qu'il s'agit de lormuler...
f.e sens esthétique étant le mode le plus élevé de la jouis-
iMce et participant du fonctionnement régulier des autres sens,
1 2
pour en assurer à tous les hommes le développement complet
nous devons réclamer pour chaque individu la plénitude de
jouissances matérielles. C'est, pour l'humanité tout entière, l'idée
du vieil adage laiin, mens sana in corpore sano, que nous devons
réaliser. Ainsi le socialisme qu'un des préjugés régnants disait
être la négation de l'Art pour l'Art, en serait, au contraire, la voie
directe, le moyen, l'aflirmaiion ».
L'école littéraire de l'Anarchisme, comme son nom l'indique
n'admettait ni direction, ni dogmes, ni discipline. Il n'y avai
d'autre lien entre ses adeptes que leur culte commun pour l'indi
vidualisme. Cela n'a pas empêché quelques-uns d'entre eux de
devenir de très grands écrivains. En somme, celte école — si ce
n'est pas ironie que lui donner ce nom — n'a point cessé d'exister
à l'heure actuelle. Mais, à l'époque où elle se manifesta, elle com
prenait MM. Paterne Berrichon, Sébastien Faure, André Gide,
Han-Ryner, Kropotkine, Octave Mirbeau, Lucien Mûhlfeld, Elisée
Reclus, Jehan Rictus, Michel Zévaco, Louise Michel, etc.
Nous voici arrivés à un « coup d'Etat » qui eut un retentisse-
ment momentané dans la république des Lettres. Jean Moréas,
en 1891, publie son Pèlerin Passionné. Quelques années avant,
par un article du Figaro, il a réclamé la restauration, dans le
symbolisme même, de « la langue de François Rabelais et dc
Philippe de Commines, de Villon, de Rutebœuf et de tant
d'autres écrivains libres ». Par le manifeste qui ouvre son nouvel
ouvrage, il demande qu'on se propose « dans les idées et les
sentiments, comme dans la prosodie et le style, la communion
du moyen âge français et de la Renaissance, et le principe de
l'âme moderne ». C'est alors que lui est offert le mémorable
(( Banquet du Pèlerin Passionné ». auquel assistent les littéra-
teurs et les poètes de tous les clans. Ce succès fait croire à
Moréas que le moment est venu pour lui de fonder une nouvelle
école. D'accord avec le critique Charles Maurras, il fera dévier
un peu ses premières déclarations, retiendra du moyen âge tout
ce qui est idiome roman, en rejettera tout ce qui accuse une ori-
gine gallique et nationale, s'insurgera contre le Nord français
pour ne reconnaître droit de vie qu'aux peuples latins — et ce
sera l'Ecole Romane.
~ 13 —
Outre M. Maurras, — lequel est revenu depuis, à l'exempie
de son maître, au classicisme pur et simple, — Jean Moréas eut
pour disciples romanistes, MM. Maurice du Plessys, Ernest
Raynaud, Hugues Rebell et Raymond de la Tailhède.
C'est aux environs de 1893 que M. Albert Mockel proclamait
M. Emile Verhaeren grand-prêtre et grand Poète de ce fameux
Paroxysme, dont M. Georges Eekhoud, depuis quelque temps
déjà, était considéré comme le romancier.
Après avoir analysé la manière plastique de l'art classique,
puis la manière mystique du moyen âge, M. Mockel ajoutait :
(( Emile Verhaeren assemble à la fois un peu de ces deux ma-
nières, en même temps qu'il s'en écarte avec rudesse, cassant et
déchirant d'un seul coup l'harmonie marmoréenne des images et
le tissu plus transparent des songeries, pour les unir en un
éclair: \c paroxysme. Le poète du paroxysme ne s'arrête presque
jamais à combiner des plans par étages savamment gradués, à
modeler les courbes d'un groupe sculptural. Pourtant, c'est par
ses plans heurtés, les saillies de couleur, les images, qu'il captive
surtout. Comme le poète de la suggestion et des paroles simples,
il demande au lecteur d'achever par son émotion la vision qu'il
a créée. Mais l'objet même de cette vision, au lieu de naître peu
à peu, comme de l'âme rajeunie, avec des silences et de la musi-
que épanouie, s'entasse par blocs d'ombre striés de térébrantes
lumières. C'est un cri dans la fumée, de la peur en sursaut, un
sifflet dans les ténèbres; c'est le soudain appel d'héroïsme qui
sonne la diane au soldat endormi et, d'un choc arraché à ses
rêves, l'emporte avec des hurlements dans le tonnerre de la
bataille. Ce n'est point l'harmonieuse beauté. Assurément ; mais
ce peut être le Sublime ».
L'Ecole Paroxyste n'a pas eu d'autre manifeste à notre con-
naissance. Mais le nombre de poètes qui ont été influencés par
M. Verhaeren est incalculable. Et tout récemment, M. Henry
Maassen publiait en Belgique une brochure intitulée La Poésie
Paroxyste pour signaler l'apparition d'un nouveau disciple:
M. Nicolas Beauduin.
C'est vers 1895-96, semble-t-il, que doit se placer l'avènement
( e la Poésie Esotérique, — bien que Villiers de l'isle Adam ait
— 14 —
imprégné fortement d'ésotérisme la littérature depuis 1880, que
M. Albert Jounet ait publié les poèmes de L'Etoile Sainte des
1884, que M. Edouard Schuré ait, en 1889, donné à ses Grands
Initiés une «Introduction sur la Doctrine Esotérique» qui fit sen-
sation, et que M. Victor-Emile Michelet, enHn, ait publié son
essai sur L' Esotérisme dans lArt^ en 1890.
Vers 1895 ou 1896, en effet, M. Schuré publie son premier
livre de vers ésotériques, La Vie [Mystique ; M. Jounet fonde une
revue de psychisme catholique, La Résurrection', M. Octave Hou-
daille donne des poèmes occultes, Les Possessions; M. V.-E. Mi-
chelet dirige la revue Psyché et commence à faire paraître de ci
de là les étranges et prestigieux poèmes ésotériques de La Porte
d'Or et de L'Espoir ^Merveilleux. De son coté, ^l. Jules Bois s'oc-
cupe d'hermétisme et travaille à de petits drames ésotériques en
vers, tels que Les Noces de Sathan, Il ne faut pas mourir, etc.
Selon M. Michelet, ce qu'il faut entendre par Esotérisme, en
poésie, c'est la vision de la vie intérieure et « réelle » du monde
et l'art de donner aux hommes une révélation de cette Réalit
La vue du poète doit pénétrer là, soit par intuition, soit pai
connai«sance, — car les Anciens percevaient trois modes d'acces-
sion aux plus grands secrets de la nature: la riJTiç, l'exoTaat; et
la yvôiatç. Tous les poètes ayant atteint au sublime ont donné
à leur œuvre un sens esotérique, autant que les prophètes.
Quant Homère fait intervenir les dieux dans le drame humain,
c'est qu'il voit le geste de l'homme en correspondance avec la
série des forces de l'univers. Eschyle fait de même. Et Dante, et
Goethe, et Shakespeare...
M. Albert Jounet, qui pense les mêmes choses, spécifie que la
poésie esotérique se caractérise par l'immanence d'un sens trans-
cendant, religieux et philosophique dans le sens apparent et litté-
raire. Elle est donc, selon lui, éminemment i^-m^o/i^ttc. Toutefois,
elle se distingue de la poésie symboliste par le tait que, plus
rigoureusement vassale d'une doctrine, elle y rattache les sym-
boles et les images avec plus de suite et de fermeté. Sans études
(ceci pour l'initié), ou sans divinations (ceci pour l'intuitif spon-
tané), qui soient d'ordre philosophique et doctrinal, une poésie
symboliste^ purement descriptive et passionnelle, reste possible,
mais non une poésie esotérique ou symbolique. L'Esotérismt-
poétique se rattache donc à une doctrine profonde, cohérente,
non point pourtant rationaliste et abstraite, mais mysti-
que et intuitive, — et il lui appartient de l'exprimer ou de
l'évoquer, tout en la revêtant de symboles. Bien que la poésie
ésotérique se rencontre dans diverses religions et diverses tradi-
tions, M. Jounet est convaincu que c'est l'ésotérisme chrétien
(y compris l'Ancien Testament) qui forme le courant central et
supérieur de l'Esotérisme. C'est à lui que se relient sa doctrine
et ses poèmes si personnels de L'Etoile Sainte, des Lys Noirs,
du Livre du Jugement, etc.
Au moment même où les poètes csotcriques démontrent l'in-
suffisance thaumaturgique du symbolisme, tel qu'il s'est trouvé
réalisé, une école nouvelle surgit, qui trappe d'anathème le
dilettantisme des imprudents imitateurs de Mallarmé et des
archaïques partisans de Moréas.
C'est au début de 1896. M. Saint-Georges de Bouhélier vient
de faire paraître un manifeste dans le Figaro; puis, aux éditions
du Mercure, un ouvrage riche de sensations et vibrant de fièvres
contenues, L'Hïver en Méditation. Une jeunesse confiante, enthou-
siaste, et qui se croit prédestinée, suit son élan. MM. Michel Aba-
die, Christian Beck, Albert Fleury, Maurice Leblond, Eugène
Montfort, Andriès de Rosa (*) célèbrent, avec l'éloquence que
donne la foi, la souveraineté du Naturisme. Désormais, plus de
« techniques prétentieuses » dissimulant mal le vide de la pensée
et l'absence de toute émotion, plus de « sensualismes d'art » mal-
sains et pernicieux, plus de « mysticités factices », plus de déli-
quescences, ni de vaines phraséologies. Ce que rêvent les cheva-
liers naturistes, c'est de faire tressaillir leurs strophes du grand
frisson de la vie, — de la vie ordinaire comme de la vie pro-
fonde, — grâce à la rencontre sympathique de leur propre sensi-
bilité avec la sensibilité mystérieuse de la nature. « Il suffit, a dit
le jeune maître, de tout ressentir, l'eau et le ciel, jusqu'à s'y
transfuser! » Eh quoi ? en vérité, tout n'est-il pas sublime dans
'^ nature.- Que chercherait-on d'indicibles fictions, lors que la
: journalière et les aspects du monde les plus humbles nous
initient à tant de merveilles } Et les hommes ne sont-ils pas
assez impressionnants, d'être les gestes visibles des ^puissances
fatales }
(*) Et, plus tard, M. Michel délia Torre.
— i6 —
« L'homme à qui j'achète mon pain, dit M. Saint-Georges de
Bouhclier dans L'Hiver en Méditation, je le tiens en respect non
point pour ses vertus, mais parce que sa mission m'éblouii ».
Et, plus loin, il ajoutera : « Parce qu'il a construit sa maison»
d'après les polarisations de la Nature, parce qu'il pêche sous la
lune, parce qu'il prédit l'orage, ce marin connaît Dieu tout
autant que Descartes ».
De ses méditations devant la nature, le chef du Naturisme a
tiré, comme on le voit, une théorie de 1' « héroïsme quotidien ».
Et l'on comprendra quel rOle il assigne au Poète quand on aura
lu ces mots, par lesquels il conclut : « La réalisation d'un hymne
implique une excessive sagesse : la connaissance de l'Univers ».
En somme, l'amour de la nature, chez M. de Bouhélier, en-
traîne une métaphysique et une valeureuse exaltation. Il est, au
contraire, toute candeur et toute simplicité chez les pupilles de
M. Francis Jammes, qui se constituèrent en école à peu près à
la même époque. C'est dans le Mercure de France de mars 1H97
que parut le manifeste du Jammisme. a Je pense, disait le maître,
que la vérité est la louange de Dieu ; que nous devons la célébrer
dans nos poèmes pour qu'ils soient purs ; qu'il n'y a qu'une école :
celle où, comme des enfants qui imitent aussi exactement que
possible un beau modèle d'écriture, les poètes copient un jol.
oiseau, une fleur ou une jeune fille aux jambes charmantes et
aux seins gracieux ». Cette ingénuité, M. Jammes la veut dans
le style aussi bien que dans l'émotion. Il dépouille toute visée
ambitieuse et toute emphase, pour conservera son vers l'exquise
fraîcheur de la sensation. Sa poésie, c'est son âme, c'est sa sen-
sibilité même. Elle est tour à tour d'une touchante naïveté, d'une
tendresse émue ou d'une poignante amertume, selon les heures.
Les chuchotis des sources, le frémissement des feuilles, le pépie-
ment des oiseaux, la bruissante symphonie des choses, il ne
cherche pas d'autre rythme à ses poèmes. Souvent, dans ses
paysages agrestes ou dans ses scènes d'intimité, il fait intervenii
les bêtes, les plantes et les objets. Et ainsi, sans le vouloir, il
rejoint l'art de ceux qui vont scrutant l'organisme du monde,
pour en saisir les correspondances. Au reste, depuis quelque
temps, l'orthodoxie de sa foi catholique a ajouté un appui doc-
trinal à la valeur spirituelle de son œuvre.
— 17 —
En 1898, M. Maurice Magre publiait La Chanson des Hommes.
« J'ai voulu, disait l'auteur dans sa préface, chanter la vie, ses
tristesses et ses rêves, et les joies sensibles pour lesquelles on
lutte. J'ai tâché de dire la beauté de l'effort, la pureté du travail,
qu'il faut être bon et être simple, aimer. Assez longtemps, le
poète a rêvé loin des hommes. L'art est devenu dans ses mains
le luxe, le privilège d'une élite. Il faut désormais que sa voix
s'élève pour f^us ou qu'il ne soit plus... Que le cri des foules
monte donc jusqu'au cœur du poète I... » M. Magre se déclarait,
par conséquent, « poète social », — ce qui n'était pas nouveau,
puisque M. Emile Verhaeren avait publié déjà ses Visages Illu-
soires et ses Villes Tentaculaires. Comme le grand poète flamand,
il n'hésitait pas, d'autre part, à faire rimer les pluriels avec les
singuliers et à substituer souvent l'assonance à la rime.
Pareilles tendances ne tardèrent pas à trouver leur écho parmi
les jeunes poètes d'alors. Dès 1899, M. iM.-C. Poinsot, dans la
préface des Yeux s'ouvrent, risquait une première fois sa théorie
de la libération du vers classico-romantique, qu'il reprenait bien-
tôt dans un article de La Revue Contempoi aine^ et précisait défi-
nitivement dans la préface de son second volume de vers. Les
Minutes Projondes. Ce qu'il réclamait, en somme, c'était l'emploi
facultatif de l'hiatus, sans autre juge que l'oreille ; le libre choi.x
d'une césure aussi variable que possible; le droit d'accoupler des
rimes de nombre singulier et pluriel ; enfin, l'adoption du principe
d'homophonie des rimes se subrogeant à celui dhomographie.
Toutefois, il se montrait résolument hostile à l'assonance, comme
à l'introduction d'un e muet non élidé à l'intérieur du vers.
Dans la Revue de Paris du 15 août 1901, M. Adolphe Boschot
se fit le défenseur autorisé et convaincu de ces réformes techni-
ques. En môme temps, MM. M.-C. Poinsot, Georges Xormandy
et Fernand Ilalley organisaient les Congrès des poètes de Paris
et de Lille. C'est à la suite de ces manifestations que MM. Edmond
Blanguernon, A. Boschot, Pierre de Bouchaud, A. Lacuzon,
Emile Lante, Charles Méré, Georges Normandy, M.-C. Poinsot,
Fernand Rivet, Marcel Roland, Han Ryner et M"* Anne Osmont
décidèrent de fonder l'Ecole Française, que consacra un volume
collectif publié chez Fasquelle en 1902, La Foi Nouvelle,
Ce qu'il faut surtout retenir de ce mouvement, c'est la double
réaction qu'il suscita, d'une part contre le Vers-Librisme, auquel
il opposait le Vers Libéré, cl, d'autre part, contre la poésie
nuageuse et incohérente des mauvais symbolistes, à laquelle il
entendait faire succéder une poésie plus vivante et qui fût comme
le retentissement des aspiiations d'alors vers la justice, le progrès
et le bonheur humain. Une phrase de M. Poinsot — qui, avec
M. Normandy (*), se fit durant de longues années le champion
de la Poésie Sociale — résume assez bien tout le programme
de l'école, a II n'y a poésie vivante, a-t-il écrit, que lorsqu'il y a
communion entre l'écrivain et le public. »
Avec la fondation de l'Ecole Française, a coïncidé celle de
l'Ecole Régionaliste, dont les précurseurs immédiats étaient
MM. Frédéric Mistral, Maurice Barrés, René Bazin, Charles
Maurras, Grandmougin, etc. C est M. Charles-Brun qui, dans
d'innombrables conférences, dans des articles, dans des livres, à
développé et véhiculé partout la doctrine" du Régionalisme.
Celle-ci repose sur ce principe que l'âme de l'écrivain est con-
substantielle au sol qui l'a produite. Quiconque, par conséquent,
saura profiter de ses innéités pour pénétrer le caractère profond
de son terroir, quiconque pourra communier avec le passé pro-
vincialiste et remonter aux sources vivifiantes de l'inspiration
locale, nuancera aussi de façon toute particulière les aspirations
de son cœur et de son esprit, et peut-être parviendra-t-il à don-
ner au génie littéraire un aspect des plus imprévus...
Toujours en cette même année 190 1, apparaît une troisième
école: le Synthétisme. M. Charles Morice, déjà, avait développé
cette idée : « La grande destinée de lia poésie est de suggérer
tout l'homme par tout l'art... La poésie nouvelle doit faire la
synthèse des forces acquises durant trois siècles de labeur ». De
cette déclaration, M. Jean de la Hire fera le principe de sa doc-
trine. En juillet paraît le premier numéro de sa revue, L'Idée
Synthélique. Il y proteste aussitôt contre la « vulgarisation » de
l'art, devenue menaçante, croit-il, à la suite des théories lancées
(*) Cependant il y avait divergence de vues sur un point de
technique entre les deux collaborateurs; alors que M. Poinsot
voulait qu'un e muet dans le corps du vers fût régulièrement
élidé par la rencontre d'une voyelle initiale, M. Normandy accep-
tait sa présence dan n'importe quel cas, sans le nombrer.
— 19 —
par les « poètes sociaux ». Pour lui, « l'œuvre d'art est celle qui
éveille en nous à la fois des réalités, des rêves et des sentiments.
Elle doit être synthétique comme la vie ». Et cet alliage des réa-
lités, des rêves, des sentiments, n'est point le fait du vulgaire,
pas plus qu'un art « vulgarisé » ne saurait rester assez riche de
moelle pour offrir encore la synthèse de tant d'éléments supé-
rieurs.
C'est en tête d'un roman de M. Jean de la Hire, Le Vice Pro'
vincial, qu'a paru le manifeste synthétiste. « Dans l'être humain,
y est-il dit, les classiques n'ont étudié que l'ûme, les romanti-
ques, le sentiment, les réalistes, la sensation... Dans l'un ou
l'autre cas, c'est une tranche de vie incomplète... La Synthèse
doit employer ensemble les trois agents d'analyse, et procéder
selon les conséquences logiques de cette fusion. » Quelques criti-
ques s'étant avisés de voir dans la technique nouvelle la recette
de r « assimilation des auteurs » déjà préconisée par M. Albalat,
M. de la Hire s'est véhémentement élevé contre une semblable
interprétation : « La Synthèse littéraire, a-til répondu, n'est pas
plus l'assimilation des auteurs que la couleur blanche, par exem-
ple, n'est toutes les couleurs du spectre solaire, bien qu'elle soit
formée par leur fusion. » Au résumé, ce qu'il requiert, c'est, non
plus une œuvre dont les héros seront subordonnés aux différents
milieux étudiés, mais, encore une fois, une œuvre logique, « ana-
lytique dans ses détails et synthétique dans son tout, — un pano-
rama de la vie ».
En 1902 ou 1903, l'un des adeptes du Synthétisme, M. Hector
Fleischmann, se détache du groupe pour créer à son tour une
école : le Somptuarisme. Grand admirateur de Jean Lombard,
du Flaubert de Sa/amm6(5, du Paul Adam de Basile et Sophia, et
de Pierre Louys, M. Fleischmann voulait ramener la littérature
et la poésie au goût des magnifiques joailleries du verbe, évoca-
toires de fabuleux Empires, de «cités abolies au fond des âges»,
de colossales épopées, de crépuscules sanglants, de splendides
et tragiques décadences. Je ne sache pas que le fondateur de
l'Ecole Somptuaire ait eu, d'ailleurs, aucun disciple. Mais son
initiative n'a pas été perdue pour lui, puisqu'elle l'a orienté vers
le roman historique, où il semble devoir exceller désormais.
20
C'est le 13 décembre 1902 que, sous la signature de M. Fer-
nand Gregh, a paru dans le Figaro le manifeste de l'Huma-
nisme.
Depuis quelque temps, on l'a vu, la science, la sociologie, les
préoccupations humanitaires, la foi ardente en un progrès-fan-
tôme des plus insidieux ont fait irruption jusque dans le do-
maine de la poésie. C'est par réaction, du reste, que s'est opéré
ce phénomène assez surprenant. Comme le disait M. Fernand
Gregh dans sa profession de foi, les symbolistes (ou plutôt les
sous-symbolistes) « ont abusé du bizarre, de l'abstrus, ils ont
souvent parlé un jargon qui n'avait rien de français, ils ont
maintes fois épaissi des ténèbres factices sur des idées qui ne
valaient pas toujours les honneurs du mystère... Jamais, dans
leurs vers, un aveu personnel, un cri, un battement de cœur...
Qu'a-t-il manqué souvent aux parnassiens et aux symbolistes
pour nous satisfaire pleinement r L'Humanité... »
« Notre poésie, continue-t-il, chante l'homme, et tout l'homme,
avec ses sentiments et ses idées, et non pas seulement ses sensa-
tions, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les grands
poètes de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient
des hommes, c'est-à-dire des pères, des fils, des amants, des
citoyens, des philosophes ou des croyants. C'est de leur vie même
qu'étaient faits leurs rêves. Après l'école de la beauté pour la
beauté, après l'école de la beauté par le rêve, il est temps de
constituer l'école de la beauté par la vie ».
Mais voici des précisions doctrinales :
« Il signifie bien !ce mot d'humanisme) que nous voulons réa-
liser une poésie humaine, après la poésie trop strictement artiste
du Parnasse ou trop obscurément abstraite du Symbolisme. Il
renoue heureusement la tradition avec l'admirable Pléiade, qui,
délaissant les allégories du moyen âge, et remontant à l'art anti-
que, source de toute beauté, sut retrouver sous les humanités
l'humanité. Par la Pléiade, il nous rattache à l'antiquité d'une
part, il nous mène à Chénier et au Romantisme de l'autre; car,
comme tous les novateurs, nous sommes les vrais tradition-
nels... ))
On le voit une fois de plus, toutes les discussions tournent
autour de ce fameux mot de Tradition. Pour les uns, il signifie
attache avec ce qui fut notre art national du moyen âge ; pour
— 21 —
les autres, jamais il ne cessera de désigner l'imitation de l'anti-
que... Mais ne revenons pas sur ce terrain, et laissons chacun
libre de porter le jugement qu'il lui plaira.
A l'Humanisme devait bientôt succéder l'Intégralisme, en la
tumultueuse université poétique. C'est du sein de 1 Ecole
Française qu'est sorti le prophète de la doctrine nouvelle,
M. Adolphe Lacuzon.
Selon l'Intégralisme, la création poétique sera d'autant plus
féconde et plus haute que le poète connaîtra mieux les lois de
cette création et tout le mécanisme du travail intellectuel. Le
premier article Hu dogme se présente sous cette formule: o la
Poésie réalisée est la forme transcendante du savoir ». C'est, en
effet, que de tout temps le rôle de la poésie fut de reculer les
bornes de la conscience humaine, et, si l'on remonte à l'origine
des religions et des philosophies, ce sera, encore et toujours,
pour y trouver la poésie. Ou reste, par a connaissance », les
inté^ralistes entendent hien le savoir sous toutes ses formes:
notion ou prénotion, aspiration ou intuition. Ils établissent
ainsi un rapport entre ce qui est nous et ce qui est tout, mode
de correspondance qui parait être quelque chose comme l'amour, —
et cela les mène à dire que « la Poésie, phénomène subjectif, est
la volupté de la Connaissance ». Or, comme la connaissance est,
de siècle en siècle, plus étendue, notre sensibilité se développe à
mesure, et il seiait absolument illogique de vouloir reculer à l'in-
génuité primitive. D'où, troisième principe: a la Poésie est infi-
niment perfectible ; c'est une création perpétuelle ».
Nous voici arrivés, à présent, à ce précepte capital de la doc-
trine intégraliste : « la création poétique est une intégration, non
une synthèse ». Ceci demande quelques explications. Les symbo-
listes pensaient que la poésie, intervenant au sein des rapports
qui relient les sciences par ielles comme les différentes formes de
l'art, pous permettait de communier d^ns l'Infini. Mais M La-
cuzon fait remarquer que nous ne connaissons des choses que la
manière dont elles nous affectent. Ce que la poésie peut amalga-
mer, ce ne sont donc que nos aperceptions différentielles. Au
surplus, l'opétation synthétique est toujours antérieure à la créa-
tion poétique, et, en réalité, elle ne constitue rien aut e que n trc
état d âme. C'est seulement lorsque 1 étnt d ame s'inscrit dans un
22 —
symbole qu'il y a création poétique. Et, pour cette « insctip'ion
dans un symbole », il faut qu'il y ait adaptation des organ -; aux
fonctions, il faut qu'il y ait intégration. M. Lacuzon c nclut
alors par ce dernier aphorisme: « le symbole poétique intègre
la connaissance en puissance; le rythme, facteur émotif, l'iden-
tifie à la vie psychique, et crée la poésie ».
Mais ceci nous oblige à spécifier ce que les intégralistes enten-
dent par le rythme. Voici : « Tout, dans l'univers, est vibration,
combinaison de vibrations, formes de mouvement, nombie et
séries, associations de rythmes... l.e monde entier n est qu une
vaste orchestration... Le rythme inhérent au verbe humain, le
rythme dans l'œuvre du poète est le mouvement même de l'ins-
piratio7i ». De là, indépendamment delà numération quantitaitve
du vers, une numération qualitative par laquelle s'accuse toute
l'originalité du poète.
Tandis que la plupart des nouveaux groupements poétiques
attestaient dans leur programme un dessein de réaction contre le
symbolisme, un noyau de jeunes admirateurs de Mallarmé est
demeuré fidèle, inébranlablement, à la mémoire du maître. La
publication, en 1904, de poèmes à la fois mallarméens et tiès
personnels, Eurythmies, et la diiection de la seconde série des
Ecrits pour V Art, en mars 1905. placèrent M.Jean Royèie à la
tête de ces incorruptibles Depuis, M. Royère a fondé une revue
dont le titre est significatif, La Phalange, et qui réunit, cuire
des membres réputés du symbolisme, des poètes plus jeunes,
gloire future du Néo-Mallarmisme.
Pour les néo-mall:irmistes, la poésie est une création dont la
source sera nécessairement le a for intérieur » du poète, et ils ne
prétendent point imposer à celui-ci son inspiration. La seule
exigence qui leur soit commune et qui les constitue en groupe
est celle du rythme. Il n'est pas de poésie sans un rythme adé-
quat, et ils bannissent le veis traditionnel (ou soi-disant tel, car
selon eux le vers n'a jamais cessé d'évoluer) parce. qu'il n'est plus
propre à l'expression poétique actuelle. Ils ne peuvent admettre,
d'aiileuts, qu'une forme métrique abstraite, fig'e, et qui n'est
d'aucun temps, soit le corps de la poésie. L'inspiration, aujour-
d'hui, est plus complexe qu'elle ne le iù\. jamais. Tout ayant été
dit en poésie, dans un domaine superficiel, une poésie profonde
— 23 —
usi désormais indispensable. Le poète doit pouvoir se faire une
âme neuve, et, comme Descartes en philosophie, vider son esprit
de toutes réminiscences. Qu'elle prenne sa source du « moi » ou
du monde extérieur, la poésie vraie sera toujours une découvt'te.
Descriptive ou intuitive, « elle ne vit que de notations neuves »,
On pourrait appeler cela fort bien le Rubinsonisme...
M. Royère affirme en outre que la poésie doit être concrète et
sensible. Toute abstraction, toute philosophie est, pour lui, anti-
poéiique. Ainsi, le poème sera un flot harmonieux de nuances et,
par conséquent, « il sera obscur pour la pensée abstraite «.Jamais
il ne pourra se développer en syllogismes. La trame des pensées,
interrompue à chaque instant par la sensation et le sentiment, ne
lormera pas un tissu de raisonnements, mais d'analogies, de divi-
nations, d'intuitions. C'est donc là une musique; et, si l'on admet
ces principes, on comprendra pourquoi le rythme musical, la
forme chant, « mal à propos appelée vers libre », est nécessaire
à la poésie.
A la fin de (904, il m'arriva de publier une étude sur La Phy-
siologie Morale du 'Poète, qu'un critique voulut bien appeler
« essai d'auscultation du génie ». (>'était, en réalité, un ouvrage
bien naïf et bien imparfait. Il contenait néanmoins en germe la
philosophie au développement et à l'application de laquelle mon
existence est désormais vouée (•).,.
Voici l'exposé rapide de la philosophie de l'Impulsionnisme :
Rien ne s'est formé de riet\. Il y eut un Principe. Ce Principe
s'e%til formé de tien? Il ne s'est point formé du tout: il fut y est^
sera. Sinon, comment serait-il le Principe ?
De cette première proposition, il résulte que l'Eternité existe. Le
fait que Véternité existe implique /'Etre. Si l'Etre était aveu^^le,
inconscient, privé d'énergie et de mouvement, le Principe, moteur
du tout, ne pourrait pas exister. El ce serait alors la négation de
l'Etre.
Donc, le Principe, cest l Etre, et l'Etre, c'est la Vie. La Vie,
nous en voyons les manifestations : point n'est besoin de démon-
trer que la vie est active, ni que son activité est organisatrice.
Si la Vie agit, si surtout la vie organise, n'est'Ce point qu'il y a
I*) En préparation : La Solution de l'Insoluble^ etc.
— 24 —
quelque chose à mouvoir, quelque chose à organiser ? Ce que nous
apf>elons la Matière, il faut donc que ce soit la substance de la vie.
Ce que nous appelons V Esprit, il faut que ce soit l'essence de la vie.
Mais qu'est-ce que l'essence ? et qu est-ce que la substance ? Le
philosophe entend par « substance » ce qui existe par sot même, et
par « essence » ce qui fait l être individuel. Autrement dit, la Vie,
consiJé'ée comme a être » est la matière en activité ; considérée
comme « individualité », elle est l'esprit, ou, si l'on préfère, l'âme.
L'essence et la substance apparaissent, par conséquent, comme
les deux modes de manifestation de l'unité Vie. Elles se compé-
nètrent, s'absorbent et s'exhalent alternativetnent dans le mouve-
ment rythmé de la vie.
Qu'est ce que le mouvement rythmé de la Vie ? sinon la néces-
sité, pour le Principe, de s'agiter à fin de continuer à être,
nécessité heureuse qui détermine le mouvement par la joie d'être^
joie d'être qui est éternellement contrebalancée par le souci d'équi
libre.
Si la Vie a une individualité, elle est Conscience. Si la vie
connaît la joie d'être, elle est Amour. Si la vie agit sur elle-même,
elle est Energie. Si la vie a une activité nécessaire, elle est Lui
Si la vie a le souci de l'équilibre, elle est Harmonie.
La Vie, avuns-nous vu, est éf^alement I- ternité. L'éternité est un
total. Il ne peut y avoir qu'un total, comme il n'y a qu'une vie.
L'Infini, total de l'espace, n'est que l'autre face de l'Eternité, total
du temps.
Etant donc l Infini, la Vie a des myriades de fonctions, et des
myriades d'organes qui s'y adaptent. C'est là ce que l'homme
appelle les êtres, les végétaux, les minéraux, les corps, les astres,
les éléments.
Tous ces organes sont nécessairement pénétrés et comme imp> ^
gnes de la Vie, dont ils sont des réductions plus ou moins impat-
faites. Tous en possèdent les qualités essentielles .' conscience,
amour, énergie, harmonie, mais évidemment appropriées à leur
fonction et réduites selon leur valeur respective.
Il est toutefois certains attributs du tout que les parties ne sau-
raient posséder. Ainsi, les organes sont dépendants de la Vie-Loi.
C'est l'é' iJence même qu'ils ne sont pas infinis. Formes renouve
Imblex, et non point parties intégrantes, ils ne sont pas davanta^ .
éternels.
25
En ejfety la loi du mouvement de la vie exige une f erpétuelU
abolition des formes et une -hetpétuelle résurrection. On ne conçoit
pas le mouvement sans déplacement, et le déplacement imf^lique la
suppression d'un organe qui était dans un endroit et son rétablis-
sement dans un autre. La vaine trépidation des Tnéme^ organes
sans création ni destruction équivaudrait à l'immobilité et serait
la négation même de la vie.
Naissance et mort, formation et destruction, voilà enfin des mots
pour désigner les variations incessantes des formes de la Vie.
***
Comme le cheval, le peuplier ou le silex, l'homme est un des
organes de la Vie, et il s'adapte à une fonction. A leur tour, organes
et molécules de l'homme sont, comme toutes les différentielles de la
Vie, des êtres plus ou moins obscurément conscients et ayant cha-
cun leur fonction.
Il est vraisemblable, {mais indémontré], que, dans la vie en acti-
vité, les éléments les plus subttls, les plus sensibles à la vibration,
les plus aptes à devenir le foyer commun et, pour ainsi dire, le
point de rencontre de la Vie-Substance et de la Vie-Essence cons-
tituent le cerveau de l'homme.
Comme la Vie totale, le cerveau de l'homme, en tant qu'être, est
substance ou matière ; en tant qu'individualité, il est essence ou
esprit.
Or, l'individualité humaine est elle incom,patible avec r indivi-
dualité intégrale de la Vie ? Assurément non. L'une et l'autre soht
de même essence. Mais la première a des limites que ne connaît
pas la seconde.
L'individualité humaine, c'est la conscience. Et le rapport entré
l'individualité humaine et l'individualité totale, c'est la pensée.
La conscience, nous l'avons vu, est un phénomène naturel, qui
tient à l'essence même de la vie. Mais qu'est-ce que la pensée ? et
par quelle opération se manifeste la pensée ?
Voici. L'homme-substance, renonçant momentanément, par un
acte émotif déterminé ou involontaire, à son individualité propre
pour s'absotber dans l'individualité totale — ce qu'on a appelé
méditation, et parfois extase — se laisse envahir par l'essence
infinie, et ce qu'il peut rapporter de cette incursién dans l'absolu
se nomme pensée.
{Il est évident que nous prenons ici la pensée dans sa plus haute
26
acceftion et que nous ne considérons pas comme telle la mécani
que de la mémoire ou de l'hérédité).
I.'tnslant du contact entre l'essence infinie et le point sensibilisé
(le cerveau hujnain] a été dénommé intuition. Pour notre fart^
nous af^pellerons instinct psychique la sensation par l'homme de
ce phénomène d'intuition, et impulsion le commencement d'acti'
vite, la fluctuation patliculière déterminée dans certains organis-
mes par l'instinct psychique.
L'homme dont le système sensible et Vorganisation cérébrale
seront tels que, non seulement il sera enclin à la méditation et
connaîtra Vinstinct psychique, mais encore ressentira l'impulsion
qui doit le porter à fixer son rêve, â réaliser sa pensée, nous
l'appellerons le Poète, c'est-à-dire le créateur.
•**
L'intuition, l'instinct psychique et l'impulsion étant à la source
de toute création sont, par conséquent, à l'origine de la connais-
sarce et de la Science.
La Vie, en somme, c'est l'univers en vibration, et celui-ci appa-
raît comme a un ensemble de phénomènes », selon le langage des
philosophes.
Ceux de ces phénomènes dont la nature ou les causes, révélées
ou non par la motion intuitive, échappent â l'expérimentation
appartiennent encore au domaine de la poésie {telles les sciences
occultes).
Ceux dont le mécanisme est vérifié par la méthode expérimen-
tale sont tombés désormais, après avoir appartenu d'abord à la
poésie, dans le domaine de la science pioprement dite.
***
Le besoin de merveilleux, avoué ou non, qui en tout homme
s'agite, n'est que la conscience plus ou moins nette de l'essence
xitale et de ses phénomènes occultes. On appelle cela communé-
ment l'Idéal.
Sous l'influence de l'intuition, de l'instinct psychique et de l'im-
pulsion, les premiers poêles ou prophètes, les grands inspirés, ont
reçu et ont transmis la révélation des plus hauts concepts, sur
lesquels spécule aujourd'hui la science.
Le verbe humain, c'est l'attestation d'une parcelle de l'essence
par une petite partie de la substance. C'est l'individualité s'expri-
mant par l'être. Donc, ce mode de manifestation ne peut être
— 27 —
qu'adéquat à V'-ssence vitale ; son rythme ne peut que se m uler
sur le rythme de la \ie...
L'esthétique qui se dcgage de ce système philosophique est
tout entière subordonnée à l'Inspiration. Klle fait, dans lœ ivre
créatrice, une part considérable à l'insiinct. Dans l'esprit de eux
qui, sur ces bases, pen.-èrent établir une école poétique i est
évident que cette esthétique marquait une réaction conirc le
dilettantisme, l'art artificiel et sans accent le manque d enthou-
siasme et de sincérité
En 1905, M. André Joussain faisait paraître, en tête d un vo-
lume de vers. Le^ ChTiit% de r Aurore, une préface qui fut remar-
quée de toute une pléiade de jeunes poètes, et qui lui attira
leur sympathie. Les membres de ce n uveau groupe se choisi-
rent le qualificatif de « néo romantiques » ei plantèrent successi-
vement leur drapeau au faîte de Lldee, de la Revue Néo- Roman-
tique et du Journal des Lettrés.
Les visées du Néo-Romantisme devaient atteindre un triple
but. D'abord déterminer un mouvement de réaction contre
l'obscurité symboliste et certaines incohérences vers-libristes.
Ensuite, exiger de tout poète une attitude morale vraiment nnble
et un idéal élevé, en même temps qu'une sensibi ité délicate.
Enfin, illustrer la doctrine de M. André Joussain, dont je vais
essayer une brève analyse.
Le romantisme sut exprimer « les sentiments profonds et les
aspirations morales de l'homme. » Le naturalisme les négligea
complètement pour « s'attacher au monde extérieur ». Le Néo-
Romantisme ambitionne de faire fusionner enfin les deux métho-
des. Il voudrait combler l'abîme ouvert « entre la science, qui
est l'expérience des peuples, et la religion qui résume leurs
aspirations les plus hautes ». Toutefois, et c'est là l'important,
il faut « pour concilier ces deux points de vue, partir de l'idéal
comme d'un fait et chercher ses racines dans la réalité môme »>.
M. Joussain en est bien convaincu, « l'intuition que nous avons
de nous-méme comme d'un être conscient dont toute l'essence est
de penser, est une expérience aussi réelle que toutes les expérien-
ces de laboratoire ». Pour lui au>si, l'univers n'e.^t qu'une « plura-
lité d'êtres conscients ; lespace, une manière dont les choses se
révèlent à nous ; le inonde extérieur, l'apparence sous laquelle
se manifeste à notre sensibiliié une multitude d'âmes... » Par
consi quent, la puésie pourra « chercher à recf>nstituer la vie
intime de ces êtres, et à retrouver sous l'illusion des f» rmes et
des couleurs l'activité de la matière livrée à ses continuelles mé-
tamorphoses ». Or, faire vivie les choses, c'est exprimer aussi
les émotions de l'âme... c est faire vivre l'esprii d une vie supé-
rieure, en lui ouvrant le monde des rêves et des vérités éter-
nelles ».
Et voilà comment M. André Joussain entend concil er une
poésie philosophique et scientifique avec une poésie émotionnelle
et intime.
Quelque temps se passe sans donner naissance à aucun grou-
pement. Puis, dans le courant de 1907, la jeunesse littéraire
apprend tout à coup qu un audacieux phalanstère artistique vient
de se constituer. Des poètes, des romanciers, des peinties. des
sculpteurs des musiciens se sont associés pour assurer à la fois
leur existence matérielle et leur indépendance intellectuelle. Leur
communauté, ils l'ont fixée à Créteil et l'ont dénommée « L'Ab-
baye ». Parmi les profès de ce prieuré laïc, on cite Hes poètes :
René Arcos, Henri-Martin Barzun, Georges Duhamel, Alexandre
Metoereau, iules Romains, Charles Vildrac...
De ce loyer d'enthousiasme juvénile va bientôt sortir une nou-
velle école poétique. M. Jules Romains, en 1908, publie son
fameux poème La Vie Unanime. C'est une œuvre d une techni-
que assez lâchée, mais vraiment puissante. Elle suscite, parmi la
gfénér'ition de demain, des discussions enflanmées et parfois
venimeuses. M. Romains met à profit ces démêlés. Il fonde l'Una-
nimisme, et publie livres sur livres pour imposer au plus tôt sa
formule. De la spontanéité, un don certain des images: c'est
plus qu il n en faut pour faire oublier la ligne un peu hâtive de
l'écriture, — et l'idée unanimiste, durant plus d'un an, fournit
une assez belle cnrrière.
Mais, exactement, quelle est donc la philosophie de cet Unani-
misme ? Klle consiste d abord — et, nous l'avons vu. la théorie
n'est pas nouvelle — à remplacer l'esprit humain par lesprit vital
et un ver.-el. Klle présente ensuite cette particularité que l'appa-
reil, l'drgane par lequel se manifestera l'esprit désormais doit
être, non plis l'ame individuelle, mais bien « l'âmedes groupes ».
— 29 —
Se basant vrai-^emblablement sur ce précepte de M. René Ghil :
« la matièie é\oiue à prendre conscience d'elle-même », M. Jules
Romains croit avoir eu la <• révtlation religieuse » que « les
groupes faits d'hommes les plus petits et les plus vastes, les
couplt s, les rassemblements, les villages, qui menaient depuis
des siècles une vie mystérieuse et muette», viennent d arriver
à la Lons(.ience claire et « d'affirmer enfin leur présence surhu-
maine {*i ».
Quant à la forme prosodique, M. Jules Romains use des mètres
traditionnels ; mais, sauf de rares exceptions, il remplace la rime
par des « rapports de sonorités » qui n'ont rien de commun avec
l'assonance et qui me paraissent être, en somme, la part la plus
personnelle et la plus vraiment originale du contingent littéraire
unanimiste.
Le 15 juillet 1908, M. Gérard de Lacaze-Duihiers annonçait,
par un copieux article de La Revue^ la naissance d'Un» Nouvelle
École f'uétique.
« Nous croyons, s'écriait M. André Colomer, rédacteur du
maniltste de La Foire aux Chimères, à la valeur de nos propres
visions, car nous savons qu'elles n'ont pu jaillir que du contact
fécond de nos sens amoureux et de la matière vibrante ! » C'est
réternelle erreur des Illusionnés et des Sincèies que de vouloir
communiquer leur foi et leur ardeur. Partis a à la découverte de
la vie », les Visionnaires en avaient aperçu la beauté supérieure,
et bon nombre d'entre eux s'imaginèrent ingénument que cette
beauté là ctaii perceptible pour les masses. Pourtant, ne l'avaient-
ils pa-i déclaié eux mêmes ? « avoir vision, c'est exprimer origina-
lement l'harmonie mondiale avec l'harmonie individuelle. Avoir
vision, c'est assurément beaucoup plus que voir. C'est voir comme
on sent, voir avec son éducation entière des sens ei de la pensée ».
Aujourd'hui, les ménestrels de la « foire aux chimères » savent
que, seuls, les artistes sont visionnaires. Ils ont renoncé à leur
apostolat. C'est dans la sereine fertilité du silence qu'ils travail-
lent désormais, pour la plupart. Cependant, M. André Colomer
n'a point cessé d'apporter des précisions à leur doctrine. Dans
Le Rythme, dans les Actes des Poètes, dans la Forge, il a suivi
leur évolution. Je note ces quelques phrases qui me paraissent
(*) La Revue Bleue^ 4 septembre 1909.
30
assez bien la caractériser : « Nous avons, dit-il, éveillé le g' ût de
la fresque lyrique, suscité la lecherche dune architecture, le >ens
du décor en poésie... le désir de renaissance d une poésie de >vn-
Ihèse... Le mouvement visionnaire est l'expression artistique de
rintuitionisme Bergsonien. Nous voulons que, dans nos fresques,
se déroule le cours mouvementé et nuance de notre vie spii iiucUe
dans sa fraîcheur d'éclosion... Nous sommes les poèijs de la
natura naturans, de la vie au moment même où elle se vit, les
architectes du fugitif. .. ».
C'est en janvier 1909 que M. F. -T. Marinetti fit paraître dans
le Figaro son maniteste futuriste, qui a sa signification, sinon dans
l'histoire littéraire française, du moins dans l'histoire morale et
politique de l'Italie. M. Maiinetti, que nous devons aimer, nous
français, parce qu'il descend, lui aussi, des Galls d'avant la con-
quête, — des grands a barbares wdela Gaule Cisalpine, — s'était
juré de faire sortir de leur enlizement ses compatriotes. Pour
cela, il n'a pas craint les arrestations réitérées, les procès, les
amendes et la prison. A la tête d'une petue troupe d'artistes et
d'écrivains italiens, il est allé révolutionner Venise, Milan, Rome,
Naples. Florence et Palerme. Partout, il a véhémentement pro-
testé « contre l'art académique, contre les musées, contre le règne
des professeurs, des archéologues, des brocanteurs et des anti-
quaires ». Il ne veut plus que sa patrie soit un cimetière dont les
étrangers viendront, en curieux, visiter les tombeaux, ni une
maison de piosiiiution où ils continueront à abriter leurs amours
clandestines et maladives. Foin du passé qui momifie les cerveaux
et qui paralyse les énergies ! Cu que l'auteur de Mafarka, un
roman d'un lyrisme vraiment exaspéré, veut voir glorifier désor-
mais sur la terre italienne, — mais son ambition va peut-être bien
au delà .' — c'est la témérité, les ardeurs de la lutte, la « beauté
de la vitesse », les mille progrés de I industrie, le travail, le
patriotisme, — et, s'il le faut, enfin, la guerre !... Aussi quelques-
uns vont ils jusqu'à lui attribuer la responsabilité de la cam-
pagne tripolitaine !
Ce mouvement, qui s'est accompagné d'un tourbillon de
« peinture futuriste » assez mystificateur, n'est cependant pas
sans avoir eu une certaine répercussion dans les lettres fran-
çaises. Ce qui a le plus frappé nos jeunes écrivains, dans les
théories marinettistes ce sont les deux préceptes concernant le
« m 'pris de la temme » et la condamnation du féminisme. Ils
soni nombreux ceux qui pensent que nous avons eu assez d'adul-
tères, d amoureux fâhts, de tyrannies féminines et de romances
seniimeniales dans nofe littérature. Et, sur ce point du moins,
les futuristes ont rai>on, aussi bien en France qu'en Italie: il
serait temps de trouver autre chose.
Dans le courant de l'été 1909, MM. Touny-Lérys, Marc Dhano
et George Gaudion publièrent dans Poéste, en manière de pro-
testation contre le Futurisme, leur manifeste du Primitivisme.
(1 Par Primitivisme, disaient-ils, nous désignons l'art qui se
nourrit aux sources mêmes de la Vie (qui viennent de loin, du
début des âges). Et, de même que les couleurs primitives sont les
sept couleurs du spectre solaire, desquelles toutes les nuances
dérivent et auxquelles ii faut toujours revenir, nous disons que
l'art est et demeure primitif. . . ».
C'est en février 1909 que M. Han Ryner publia chez Gastein-
Serge un exposé précis de sa doctrine sous ce titre : Le Sub-
jeclivisme.
Le mot « Subjectivisme » lui avait paru désigner de façon
heureuse le centre de son éthique : tout le dehors, tout l'objet (les
choses indifférentes des stoïciens, lea fortuits de Rabelais), ne sau-
rait constituer notre bonheur ou notre malheur. Bonheur ou
malheur sont purement subjectifs. Le dehors — situation, cir-
constances, événements, etc. — voilà la matière que chacun doit
modeler. Cette matière brute, cette destinée rudimentaire,
même lorsqu'elle parait brillante aux yeux étrangers, est toujours
laideur et malheur. Seules les grandes âmes sont de puissants
artistes et modèlent cette matière, quelque réfractaire que le sort
puisse la leur offrir, en beauté et en bonheur.
On voit l'admirable esthétique qui se dégage de cette philoso-
phie. Les faits, matière de la connaissance ou de la réalisation
artistique, sont indifférents. Nous ne devons nous intéresser
qu'aux formes que subit cette matière dans les esprits puissants.
1.8 vérité la beauté particulière à tel ou tel écrivain, à tel ou tel
artiste, c'est une conquête individuelle, c'est une création de
conquérant.
— 32 —
Sur la fin de 1909. M. Louis Nazzi lançait un fascicule au titre
provocant, par ces temps d'impo^iuie : Sincérité. Il annonçait une
nouvelle formule littéraire, le « Sincérisme ». Il ne s embarrassait,
d'ailleurs, ni de métaphysique, ni de doctrine phi osophique. Et
pourtant ce qu'il réclamait, après tant d'autres, du p'-è e et de
l'écrivain, c'est précisément ce qui a fourni le pr< texte ite tous
les systèmes, de toutes les sciences abstraites, de toutes les ambi-
tions supérieures. Car, sans l'inspiration, sans la sponianéité,
sans la sincérité, il n'est point de création véritable; et toute
création qui mérite ce nom implique, et souvent à l'insu du
créateur, une métaphysique ou une philosophie.
Cest M. Charles de Saint-Cyr qui, en tète d'un volume de
vers. Matines, donna en 1910, un Essai sur l'Intensisme *| qui
fut considéré par d'aucuns comme un manifeste scolastique.
C'était une nouvelle contribution à cette idée que le factice en
art doit être sévèrement proscrit, afin que l'inspiration, dans la
genèse d'une oeuvre, puisse reprendre la toute première place. Il
est certain que le « Poète » ne gardera sa dignité qu'à ce prix,
et la Poésie son prestige. L'être doit retentir dans l'œuvre, c'est
mon avis absolu, et ce que M. Ch. de Saint-Cyr appelle
l'intensité poétique n'est autre chose que la résonnance dune
âme.
De son côté, M. Max Jacob ne peut oublier que, vingt siècles
avant noire ère. les Galls, — dont une fraction devint plus
tard les Francs^ — occupaient déjà notre territoire, et que notre
tradition poétique a ses racines les plus lointaines et les plus pro-
fondes dans l'admirable liturgie des druides. Il n'ignore point que
le « druidisme » était tout autre chose que la caricature qu'en
ont laite les historiens. Aussi a-til donné ce nom à une esthé-
tique qui entend ne point renier nos origines celtiques, et, par
là même nos origines aryennes, car la mystique des druides, en
réalité, n'est pas moins que le prolongement de la grandiose
métaphysique hindoue. M. Max Jacob a pour principal disciple
M. Louis de Gonzague Frick.
Il y a quelques années, M. Edouard Schuré avait été proclamé
par quelques-uns chef de lldéalisme moderne. Mais M. Schuré
— 33 —
est né protestant, et un certain nombre de jeunes écrivains et
poètes catholiques ont cherché, en ces derniers temps, à se grou-
per autour d un maître qui eût leurs propres sentiments confes-
sionnels. M. Charles de Pomairols, en acceptant de se placer à
leur téie, a fondé l'Kcole Spiriiualisie, laquelle compte, parmi ses
adhérents, MM. Gfrard Batdebat, Francis Gaillard, Dominique
Combetie, André Delacour, André Lafon, François Mauriac, Jac-
ques Sermaize, R. Valléry-Radot, et M""» Lya Berger, Alice
Clerc et Claire Viienque. Le but que se proposent les spiritua-
lisies e.".t de provoquer une réaction contre ce qu'il y a de grossier
et d'inesthétique chez les continuateurs du naturalisme Leur
effort apparaît des plus sympathiques et, comme plusieurs
d'entre eux ont déjà attesté un très réel talent, on peut espérer
qu'il sera fécond.
Vers 1903, si je ne me trompe, M. Louis Bertrand a affirmé le
premier (*) son espoir d'une « renaissance classique » dans une
préface écrite pour Les Chants Séculaires de M. Joachim Gasquet.
Je n'ai pas parlé plus tOt de ce manifeste, parce que je n ai pu
me le procurer et que, d'ailleurs, je ne pense point qu'il ait
déterminé un mouvement très appréciable. En 191 1, M. Charles
Morice, partisan d'une « Autre Renaissance ». aboutissement du
Symbolisme, a ouvert sur ce sujet, dans Paris- Journal, une
enquête qui a donné les résultats les plus contradictoires. A leur
tour. M. Gaston Picard dans sa revue, L'Heure qui sonne, M. Paul
Vérf.Ia dans la sienne, La Renaissance Contemporaine, lA. Gaston
Sauvebois dans un livre. L'Equivoque du Classicisme, ont allégué
la nécessité d'une « Renaissance Française ». M. Jean Richard,
aussitôt, a riposté dans son journal, L'EJJort, en assurant qu une
« renaissance » n'est aujourd'hui possible qu à la condition d'ô re
« révolutionnaire », l'indépendance du génie étant devenue un
fait scientifique. Ces discussions ont soulevé les cris des innom-
brables miliciens de «jeunes revues» qui voient l'indiiCdu cou-
rage dans la clameur. Mais le courage consiste à avoir une foi
pr(. fonde et à agir silencieusement — et quoi qu'il en coûte —
selon cette foi. Les grands mouvements sont toujours nés de
!^. ' ependani. en 1897, M. Saint-Georges de Bouhélier avait
publié Les Eléments d'une Renaissance Française.
— 34 —
l'accord tacite des énergies. Il faut croire que renaissance latine,
renaissafice classique, renaissance romantique, renaissance fran-
çaise, etc., n'étaient que vocables ne correspondant, en réalité, .
aucune force en fluctuation. La cacophonie passée, il ne reste,
dans tous les camps, que des individualités adverses. Aucune
direction, aucune cohésion, aucun prc>gramme défini.
Qu'il me suffise, avant de conclure, de signaler « l'Ecole de la
Flora » ou de la ^râce de M. Lucien Rolmer, a l'Ecole Anima-
liste » (?) de M. Arthur Cravan, et l'Ecole du Bonisme de M. Ed-
mond Thiaudière...
La multitude même des écoles qui nous sont nées depuis un
quart de siècle montre à quel point notre époque est individua-
liste. Cet individualisme, l'aveuglement des critiques la appelé
.incohérence et anarchie. Il est dans le caractère des critiques
de se targuer de leur sottise, et je n'espère point convaincre ces
messieurs de leur erreur. A ceux qui ont des yeux pour voir de
reconnaître quel mouvement précis représente le cataclysme
atmosphérique de ces derniers temps. Je dis a cataclysme atmos-
phérique )) parce que tout est contenu dans l'atmosphère, lespi-
ration du monde. Et le même phénomène, qui, dans un nombre
de siècles indéterminé, fera de la France une région de la zone
torride, déplace aussi le centre de gravité du génie mondial. Le
nord de l'Europe et notre pays en particulier viennent de
prendre conscience des rapports de l'homme et de l'universel.
Cette faculté mystérieuse que les critiques ont toujours niée
parce qu'ils en sont dépourvus, parce qu'ils ignorent ce qu'elle
est, parce qu'ils sont impuissants à l'expliquer, le génie enfin, le
génie vient de se manifester. Nous traversons eu nous allons tra-
verser une époque seniblable à celles qui produisirent les poè-
mes sacrés et mythiques de l'Egypte et de l'Inde, les hymnes
orphiques et les tragédies d'Eschyle, les œuvres mystiques du
moyen âge, la Divine Comédie du Dante, le second Faust de
Gœihe, la dramaturgie de Shakespeare. Ayez pour certain
que les fruits de ce prodigieux travail des éléments supérieurs
vont bientôt mûrir. C'est parce que chaque individualité a con-
couru pour sa part à l'oscillation des forces que les forces se heur-
teront et produiront l'éclair qui, de nouveau, doit illuminer le
firmament de la pensée.
35
Il est remariiuable que presque toutes les formules littéraires
de es dcrnièies années, symbolisme, scientisme, paroxysme,
ésoi'iisine, naturisme, régionalisme, synthétisme, impulsion-
nis'iie, intégralisme, néo-romaniisme, visionnarisme, etc , se
ré la'nent d une métaphysique. D'autre part, le nombre des publi-
caiii'ns ésotériques, occultistes, kabbalistes, théosophiques,
gnostiques, hermétiques, psychiques, est de jour en jour plus
con-idérable. Le sectarisme anti-philosophique, la science maté-
rialiste ne sont plus que des cadavres, aujourd'hui. La théorie de
l'intuiiion, la confiance en son merveilleux pouvoir s'^nt profes-
sée-^ ju-<qu'en Sorbonne. Dans le domaine littéraire, cette angois-
sante identification de notre substance à l'essence de la Vie s'est
répercutée en toutes les natures sensibles.
D'ailleurs, ainsi que l'a dit Mallarmé, a l'Esprit souffle où il
veut et d'où il veut.» Les groupes scolasfiques qui voudraient le
retenir malgré lui ne recueilleraient que du vent. Et il est
absurde de dire que l'individualisme est néfaste en littérature ou
en art, alors que les colonnes spirituelles du monde sont des
individualités, — tels Krishna, Zoroasire, Moïse, Pythagore,
Eschyle, Jésus...
Une autre erreur est de dénoncer la décadence du roman, du
théâtre, de l'art littéraire, ou la crise de la langue française.
Parce que la démocratie refuse les moyens d'existence à 1 écri-
vain, parce quelle encourage le monstrueux mandarinat des
« journalistes », qu'elle facilite le triomphe éphémère des ama-
teurs, qu'elle entretient les mœurs déplorables de l'arrivisme et
qu elle provoque l'encombrement par une production exorbi-
tante de demi-savants, les critiques niyopes ne veulent voir que
les misérables élucubrations des impuissants. 11 leur suffit que
ces manuels soient innombrables pour qu'ils les considèrent
comme la quintessence de l'esprit moderne. F,n réalité, tout cela
est inexistant. Au lieu de fonder des ligues pour protester, après
le» y avoir encouragés, contre les pauvres diables enclins à
écrire sans connaître la langue, les gens qui veulent se rendre
I -s montreraient plus de clairvoyance en faisant respecter les
ivains qui l'enrichissent.
On pourrait conseiller aussi à ces hommes d action d'employer
leurs efforts à endiguer les dangereux débordements de l'ins-
truction. Tant que tout individu sachant décliner asinus, depuis
- 36 -
ie nominatif jusqu'à l'ablatif, se croira digne de rénover le
génie littcraiie, les vrais talents seront méconnus des contem-
porains et la médiocrité ébahira la niaiserie publique. On ne
saurait trop le répéter, susciter d'innombrables appétits et «fiFoler
les consciences, comme on le fait en France depuis quelque temps,
voilà l'acte le plus criminel qui se puisse accomplir dans l'Etat.
C'est un autre crime, un crime antipatriotique, — autant
qu'une énorme sottise, — que de donner l'alarme juste au
moment où le français arrive à la conquête suprême de ses
moyens de composition, d'expression et d'eurythmie. Avec l'ins-
trument dont nous disposons désormais, les chefs-d'œuvre sont
nécessité. Notre langue est apte à tout exprimer. Grâce aux
apports successifs du génie gallique, du classicisme, du roman •
tisme et du symbolisme, la voici riche de moelle, ordonnée,
flexible, tumultueuse et vibrante, discrète et mystérieuse, flui-
dique et frissonnante. A volonté, son verbe est impétueux et fort,
immatériel et nuancé. Il peut traduire les fureurs de la passion,
comme l'invisible présence de l'âme. Il est à la fois le sanglot
d'une douleur humaine et le murmure troublant des puissances
inconnues. Aucun idiome n'était parvenu jusqu'ici à une si
étonnante perfection. Kt c'est pourquoi nous devons, nous écri-
vains, aimer la langue française dans le silence de notre cœur,
et, dans la joyeuse lumière de son rayonnement, lui consacrer
«n culte aux regards du monde.
Enfin, puisqu'elle est devenue, cette langue, un prodige de
•édiction, de magnificence et de sublimité, et puisque les forces
qui transmettent le Savoir s'attestent en fluctuation, qu'atien-
dons-nous pour créer des chefs-d'œuvre ?
L'avenir du génie français dépend de nous.
Florian- Parmkntier
VaUnciennes^ octobre-novembre jgii.
MODIFICATIONS SURVENUES AU COURS DU TIRAGE
ET NOTES SUPPLÉMENTAIRES
Guillaume Apollinaire. — Ayant hébergé Géry Pieret, que sa vie
« ciievalci^sque u et hon « pcnciianl » pour les choses de l'art, en par-
ticuiiei pour les slaïuelles phéniciennes du Louvre, a\uienl signalé à
l'alteution de la police, et lui ayant ensuite fourni les moyens pecu-
niaiies de quitier I" territoire français, M. Apollinairt fui anèté et in-
carctre, « n septembre lUll, sou» l'iuculpaliou ue recel. Celle aventure
lui altira la sympathie nnaniuie de la presse, du monde littéraire et
de tous les i^eiis de bon sens. On n'aurait pas compris, en eflet, qu'une
inJeiiif/ence u'eliie, comme lauleur d Herésiahque et C", n'eûi pas tente
d'amener cet égaré à s'amende , ni qu'un écrivain s'étant servi de ce
«lalhrureux comme sujet delude se lût fait son délateur en justice.
Sous presse, chez Figujère : Picasso, étude ; au Mercure de France:
Eau uk Vik, poèmes. Collaborations nouvelles: Le Matin, Le l'arthcnon^
où il participe au t roman des st pi », etc., elc. A consulter, pour com-
pléter ^a biographie : La LHU rature et les idées nouvelles, d'Alexan-
dr<- .MtrcereHu, pagi s ;J86 et 287.
alose de Berys.— A fait jouer de nombreux actes sur diverses scènes
pai iMennes Ksi ci ilique dramatique à Ma<iume et Monsieur.
Léon Oeubel Vient de paraître cnez A. R. Meyer, à l{erlin : Ail-
LBUHs, poèmes. Pour paraître prochainemenl aux Editions de la « Revue
de Fiance », un important volume de vers : Rfgnkk CollabO' alions nou-
▼elles La Revue Indépendante, La Revue de France, Les Marches du
Sud Ouest, Les Marches de Fruvenc, Les Facettes. La jeune célébrité
de M. Léon Deubel s accentue de jour en jour,
Léon Oierx. — Vieni de païaîtie chez Lemerre : OEdvbes Complètes,
loine L nouvelle édition augmentée. Tome II, sous presse.
Fernand Oivoire. — Viennent de paraître, avec un vil et lésitime
Aicces : IsThODUcTior» A l'Ktude de la Strateuik LiTTÉKAïKE (Sausitt) et
L'Amouheux, poème (La Belle Edition). En préparation : Amks. poèmes.
Coilaijoraiions nouvelles: Le Mercure de France, Le Farthénon, où il
pai iicipe au « roman des sept », etc.. etc.
H.-L. Fankhauser. — Collaboration nouvelle: Les Hommes du Jour.
Albert Fieury. — Décède en octobre 1911. Francis Jamnies, 8aint-
Geortces de Boiiheher, d'autres encoie, ont dit quel gi-Hud poêle lut
Albert Fieury Profondément émus par le malheur qui la frappe, l'au-
teur et I éditeur de ce livre prient ta famille d'accueillir leurs senli-
menth de condoléance atti isiée.
Le poème que nou.s avons reproduit dans le tome précédent (p. 162)
reniera, à coup sûr, comme l'un des chefs-d'œuvre les plus émouvants
de I oire poésie contemporaine.
Florian-Parmentler. — A un an de plus. Viennent de paraître : chez
Pigulère, La Littkhature kt l'Epoque; cher Michand. Carpeaux. Sous
Eresse : Poi.NTKS SECHES et Mystère de Sano. Collaboiaiions à ajoul. r:
a Vie, l'aris-Mtdi, Les Nouvelles, la Revue d'Europe et d'Amérique,
La Revue Indépendunte, La Fiamma, et environ 200 publications
nouvt-lleH de province et de l'Eirangei.
i^aul Fort. — Vient de paraître chez Flguière : Monthléry-la-
Bata lle, nouvelIeH ballades fiançaises.
t*e é Ohil. — Sous presse, chez Flguière : Lkh Images du monde
•aile de la 2* partie de \'(Mîuvrf : Dire des Sangs).
A. -M. Oostez. — Vient de paraître aux éditions de la « Province » :
EasAi d'Expam>ion d'une Esthétique (en collaboration avec MM. Philéas
Lebe^gue et Henri Strenlz).
ANTHOLOGIE-CRI IIQUE
Henry-Marx. — En instance au Théâtre de l'CEuvre : Les Skchkts,
un acte en prose. A organise, le 24 mars r.H2, à I ocfa-ion de l'anniver-
saire d Alfred de Viyny, un peleiinaiie devant la tombe du [lOete, an
cimetière Montmartre, a\ec le concours d'ai listes de la Comédie
Française. Ksi noninié Secreiaiie de la .Souielle Utvue.
Francis Jamme» (ne à Tournay [Hles-PyieneesJ le 2 décembre IN68),
— Nouvelle série des G^'orijtques Cluptieni<es, au « Mercure de Fiance».
Gustave Kahn. — Tient la rubrique • L'Art ancien et moderne « au
Uircure de France. Collaborations à ajouter : Vers et Prose, La l'ha-
laiii/f, e c, etc.
: ebastien-Charles Leconte. — Vient de faiie représenter à l'Odeon.
avec un retentissant succès, Esthkr, pkincessk uIskall, dr»nie en
quatre acie>* en vers, en collaboration avec M. Andie Dumas (Adapta-
tion musicale de M. Léon Jeliin).
Maurice Maeterlinck. — A reçu le Prix Nobel, en 1911. Son ouvrage
sur La Mokt a paru dans une édition anglaise.
Louis Mandin. — Vienl de paraître au « .Mercure de France » : Akikl
EscLAVK. poèmt s.
Camille Mauclair. — Vient de paraître : Florenck et l'Histoire de
l'Art Fiokkntin.
Alexandre »ercereau. — Vienl de paraître chez Fignière : La Lit-
TÉRATiRE ET LES Idées NOUVELLES. A fonde, avec M. Ldoiiaid l.epHge,
La Rue, journal hebdomadaire pour la défense et l'illuslralion de l'ans.
A été nommé secrétaire de la « Société Inlernalionale de Recherches
Psychiques ». A organisé, avec M Bar^-uisseau, des séances litteiaiie» à
r« Association Générale des Etudiants» (ont déjà conerencie: MM A. -F.
Hérold. E. Verhaern, F. -T. Maiinetli. G. Kahn, etc.) et le Banquet
mensuel de l'Union des Jeunes. Coliaboiation nouvelle: La Uranie
Renie. Iconographie: /'O'^sîa (19(n>), Je sais tout {i9U)), L'Echo (1911).
A consiilier : Atexaiitlre Mei'rmau, élude critique, par Jean Mt izin-
ger, chez Figuière. (Le « Banquet Mercereau » a eu lieu en 191»»).
Victor-Emile »»ichelet. — Collaborations nouvelles: /,e liraal, etc.
Jacques Nayral. — En relisant l'analyse que je donne d'André
Létys. je m'anerçois qu'elle peut piêterà équivoque sur un point. Entre
le moment où Lérys se dit : « Si l'on me demandaii ce que je faisais
tel jour, à telle heure. »l me serait impossible de répondre », et celui où
il se demande avec angoisse : « Dans l'inconscience de l'ivresse peut être
ai-je lue? » se succèdent maints étais de conscience qui constituent le
processus de l'hallucination. Lérys se dit d'abord simplement que la
justicf cherche toujours des coupabUs pour les crimes restes impunis
et qu'il lui serait impossible de se délenilre si des concordances
qu' Iconques venaient à faire poi ter des soupçons sur lui, parce que la
débauche alcoolique a creusé dans sa mémoire un trou efïrayanl. C'est
l'olisession de cette idée qui, peu à p»'U, l'amène à se demander s'il n'a
pas réellt-menl commis un crime et peut-être celui-là même dont le
garçon boucher esl accusé.
Achève quatre pièce- destinées à des scènes parisiennes, dont Le
Méléare, 'A actes, en collahoi ation avec M. Henri Clerc. Pour parailie
en 1912: L' Auberge des Morts, roman. Nouvelles collaborations : l'aris-
Jovrnnl, L'Aéro. Vers et Prose, La Itevw d'Europe et d'Amérique,
etc. Vient d'être nommé directeur littéraire de la Maison d'Editions
Fignière,
Han Ryner. — Sous presse, chez Fignière: Les Paraboles Cyniques.
Hélène Vacaresco. — Un nouveau roman, chez Pion : Le Sortilège.
F.-P.
Michel ABADIE
M. Michel Abadie est ne dans un village des Hautes Py'< nées,
à Ayzac-Ost, le lo septembre 1866. Son enfance se passa dans
le merveilleux décor que forme l'élyscenne vallée d'Aigilès. C'est
parmi les buissicrcs des monts, les gaves sauvages, les lacs I leus
et les châtaigneraies rocheuses que son âme communia librement
avec lame des choses Ci. qu'elle commença à s'ouvrira 1 Harm- nie
et à la Beauté. Il vécut, dans la montagne, de la vie libre ei fière
des pasteurs m dont les jeux, écrit-il quelque part, sont tout par-
fumés d'antiquité ».
Vers 1 âge de quinze ans, il se rencontra à Tarbes avec Jules
Laforgue, à qui il lut ses premiers vers baudelairiens. Le grand
poète prit en affection le jeune barde bigourdan ; et, par lasiiite,
il s'établit entre eux, malgré leurs tendances littéraires très diffé-
rentes, des rapports d'amitié qui se continuèrent jusqu'à la mort
de l'écrivain ironiste et désenchanté des Moraltté\ Légendaires.
En 1887, M. Michel Abadie publiait son premier livre dans le
dialecte du Bigorre, si harmonieux et si pur. L'année suivante, il
donnait à ses amis: Le SUndieur d'Azur, où s'était répandu un
cœur ivre d'harmonie et de bonté.
Il fut un des premiers collaborateurs de la Plume, en 1889. Il
prit môme une part active au mouvement littéraire de cette époque,
en publiant San };lots d Extase ei le Pain qu'on Pleure. La pensée
et la forme de l'écrivain s'y montrent déjà presque définitives. Mais
son inspiration trouva un renouveau d'enthousiasme vers 1895,
alors qu'il se liait d'afTection avec Saint-Georges de-Bouhélier.
M. Michel Abadie fit, en effet, partie du groupe des écrivains ori-
ginaux que l'auteur de l'Hiver en Méditation avait su grouper
autour de lui et qui préconisaient le retour à la nature, la glorifi-
cation du travail, le culte de la terre et des héros. Dans ce puis-
sant groupement du Naturisme qui comptait, outre Bouhélier:
Maurice le Blond, Albert Fleury, Kugène Montfort, etc., Michel
Abadie représenta l'élément essentiellement bucolique.
Voici, d'ailleurs, sur le poète, lopinion de -quelques-uns des
plus grands écrivains qui se sont intéressés à son œuvre:
34 TOUTES LES LYKES
(I I-a grâce, la douceur, le charme sont les qualités dominantes
de Michel Abadie. Ses églogucs évoquent le rythme doux des
rêves de Chénier »). Aimand Sylvestre (Le Journal, juin 1H95).
« Si Michel Abadie maniait le pinceau, il aurait toute la richesse
de coloris d'un Bordone ou d un Joidaëns et je ne sais pas s'il ne
se laisserait pas aller aux audaces des Monet et des Diaz. Son
verbe est éclatant et son épithète rutilante ou dorée. Ses vers sont
une musique pleine d'ampleur et de résonnance ; mais, telle que
certaines pages de Vincent d'Indy ou de Chausson, rid«'e se mas-
que derrière le coloris et devient parfois obscure et vaporeuse ».
André Theuriet (Le Journal, 1896). — u Moderniste avant tout,
vous ne vous souciez pas outre mesure de la très rigoureuse alter-
nance des rimes, ni des coupes méthodiques et Banvtlltsus, mais
cela n'empêche nullement votre poésie d être claire spontanée et
vraie, votre vers d'être sonore et harmonieux ; et, pour mon
compte, je me déclare satisfait à la lecture du Pain qu'on pleure,
puisque j'y trouve beaucoup de ces riens indéfinissables que nous
avons tous plus ou moins rêvés et qui chantent d un bout à l'au-
tre de ce livre dont je me délecte ». François Coppée (Correspon-
dance, 13 décembre 1896). — «M. Michel Abadie a la grandi-
loquence. Ses vers, parfois sonoies comme des clairons d'ar-
gent clair, parfois jaseurs comme des flûtes, veulent être clamés.
Ils sont d'un amoureux débordant, heureux de jeter aux pieds de
l'Aimée toutes les fleurs et tout son cœur. Puis, autour de ces
efifusions passionnées, se dessinent de délicieux paysages. Il sent
la nature. Et il possède une parfaite science du métier. Il est un
très bon poète ». Adolphe Retté {Aspects, 1897). — " Ardent,
passionné, généreux, Michel Abadie porte une âme qui bat et
s'élève d'un grand souffle ». Catulle Mendès (Rappott sur la
'Poésie, 1900). — « Remercie-t-on une baie sauvage et couverte
d'azur et qui a la saveur des hauts sommets.^ Remercierai -je ci
chant buissonneux et parfumé qu'est votre beau livre : Le Cceur de
la forêt 1 Tout simplement, je vous embrasse et vous admire ».
Francis Jammes (Correspondance. 34 septembre 1910) — « M. Mi-
chel Abadie est demeuré fidèle à sa Muse primitive : il n'a rien
perdu de son mysticisme panihéistoet il éprouve toujours la
MICHEL ABADIE 35
même émotion candide chaque fois que l'aurore surfit dans la
lumière et que le printemps fait éclater les bourgeonsdes jeunes
pousses, et si, tandis que s'accumulent les ans, il avait changé en
quelque point, ce serait pour témoigner toujours une plus fer-
vente gratitude envers la vie, toujours plus belle à son gré. 11 ne
nie pas que l'ombre existe, voire la farouche nuit; il n est pas
sourd jusqu à n entendre pas les cris et les lamentations de la
foule; mais il croit au triomphe certain de la splendeur solaire
et il est fermement persuadé que toutes les clameurs et tous les
sanglots se résoudront en une supiême harmonie ». — Pierre
Quillard {Le Mercure de France, décembre 19 to).
Outre les ouvrages cités plus haut, M. Michel Abadie a pu-
blié : Anthologie des Instituteurs poètes (Bibliothèque de l'Asso-
ciation, 1897); — Les Voix de la Montagne, poèmes (La Plume,
1897); — L' Angélus des Sentes, poésies (Bibliothèque de l'Asso-
ciation, 1901) ; — Le Cxur de la Fo^êt, poèmes (Sansot, édit.,
1910).
Il doit faire paraître prochainement: Une Vie d'Enfant, Les
Odes d'Aurore, Les Bucoliques.
Il a collaboré à la Plume, à l'Ermitage, au Livre d'Art, aux Do-
cutnents sur le Naturisme, à la Revue Naturiste, à la Revue Pro-
vinciale^ à l'Aurore, à la Vie libre, aux Visages de la Vie, au
Radical, à Isis, aux Tablettes, au Centaure, dont il est actuelle-
ment le Directeur, etc., etc.
Les dernières œuvres publiées par ce poète se recommandent
par leur grâce antique, un rythme tout ondoyant de lumière et la
plus élégante pureté.
HYMNE AUX MUSES
Muses aux belles voix, un soir nous vous disions :
L'ombres'étendsurnous,le8 jours n'ont pi us decharme;
Dans les cœurs sans amour et dans les yeux sans larmes
11 n'est plus de vaillance, il n'est plus de rayons,
36 TOUTES LKS LYRES
Car la Beauté ne répand plus de lueurs vraies
Et la foi semble morte aux cœurs morts des vivants,
Depuis que vous errez, ô déesses sacrées,
Au souffle impur et ténébreux des mauvais vents.
On honnit l'Idéal et les luths se lamentent
Dans le désert d'un monde où la vérité meurt.
Vous qui portez le blé des sublimes semeurs,
Soufflez le vent qui crée les âmes plus aimantes !
Comme un soleil revient de son exil qui dure,
Brillez dans nos clartés, nos désirs et nos deuils,
Dans l'immense fragilité de notre orgueil,
Puis étanchez la soif du Vrai qui nous torture.
Semez d'étés meilleurs les temps qui vont venir
Et que votre lumière envahisse les âmes :
L'harmonie et l'amour, adorables Sésames,
Forceront, seuls, les portes d'or de l'avenir !
Ouatez de joie la route où vont nos pas errants
Et répandez sur nos travaux et sur nos fêtes
Les vivantes clartés de vos yeux adorants,
Et que de votre foi notre humble vie soit faite.
Puisque de vous ruisselle un sang sacrifié,
Faites surgir les soirs élus où l'on tressaille
En confiant des chants qu'on n'osait confier ;
Et bénissez les mains obscures qui travaillent.
MICHEL ABADIE 37
Vous laisserez tomber vos baisers apaisants
Comme un arôme pur sur nos âpres tristesses
Et, que l'homme soit jeune ou courbé sous les ans,
Grâce à vous la Bonté deviendra son hôtesse.
Mais, pour fêter l'œuvre des jours, dites à l'homme
D'aimer la couche heureuse où son tourment s'endort,
Et l'amoureux rosier dont chaque seuil s'embaume
Et le hallier qui chante avec ses sources d'or !
Et puis gardez toujours le meilleur de vous-même
Pour le pauvre dont la douleur n'a point d'ami,
Pour l'enfant qui sans un baiser s'est endormi,
Le chemineau qui passe et que personne n'aime.
Prenez soin du foyer où nul feu clair ne brille,
Du jardinet sans fleurs et du vallon glacé,
Du vieillard qu'on délaisse et de la jeune fille
Dont pleure l'âme ainsi qu'un doux oiseau blessé !
Mais, ivres de douceur, par l'antique sentier,
Quand vous apporterez, ainsi que des glaneuses
Dont les épis sont faits d'extase et de pitié.
Le pain dont s'est nourrie l'Hellade lumineuse,
, Faites que des beaux fronts que sacre le laurier
Naisse un monde enfiévré d'harmonieux délires.
Afin que l'homme, ayant désappris de prier,
Joigne ses tristes mains et prie au son des lyres ! »
38 TOUTES LES LYRES
LA VOIX DU PATRE
Moi, dont le vœu d'amour ne fut pas exaucé,
Je ne suis qu'un berger naïf et doux qui sait
A peiner enfler de vent sa musette sonore.
Je vis dans la forêt murmureuse et j'ignore
Le rouge bruit que fait le travail des cités.
Regarde ! mes haillons se baignent aux clartés
Des bois où le baiser des abeilles butine.
Je porte en mes cheveux l'odeur des églantines,
Je tends mes mains aux haies ainsi qu'un mendiant,
Et la brise qui vient des monts en souriant,
Berce les buis de ma cabane bocagôre ;
Je sais cueillir les cèpes noirs sous la fougère,
Je marche les pieds nus dans l'herbe fraîche et j'ai,
A mes lèvres, le rire heureux de mon verger.
Ainsi coulent mes jours, et ma vie solitaire.
Simple comme la source où je me désaltère.
Aime le bruit que font les arbres bénisseurs !
Les bois laissent en elle un peu de leur douceur !
Je partage avec le vagabond mon pain d'orge
Et m'amuse parfois à voir un rouge-gorge
Manger craintivement les miettes de mon seuil,
Ou sautiller la grâce d'or de l'écureuil
Dont le nid d'herbe luit à la fourche d'un hêtre !
Mais ni les prés ombreux où mes troupeaux vont paître.
Ni l'églantine qui m'embaume, ni le vent.
MICHEL ABADIE 3g
Ni les bords de la source où je m'assieds souvent,
Ne me valent, à l'heure où l'aube rit aux branches,
Le baiser qu'à mes mains font mes agnelles blanches !
LA FLUTE MORTE
Le clos et son rempart de roses que tu vois
Ondoyer au soleil ont reconnu ma voix,
Car dans mes jeunes ans, je fus Tunique pâtre
Des troupeaux qui s*en vont, bêlants et doux, s'ébattre
Et se poursuivre au bord des osiers languissants,
Souventes fois ma flûte a sonné ses accents
Joyeux et clairs au bois des myrthes, et les grâces
De mes pas ont laissé leurs lumineuses traces
Au vert de la prairie odorante de miel.
Je buvais à la source où se mire le ciel
Et du sang des mûriers je barbouillais mes lèvres.
Je jouais comme un jeune faune avec mes chèvres.
Ma mère me cueillait des fruits pour me choyer
Et les oiseaux, voyant mes grands yeux flamboyer.
Venaient charmer mon âme aux murmures des saules;
Je parais mes cheveux de vertes auréoles
Et les nymphes disaient mes pas divins élus.
Mais j'ai quitté le vieux bocage, et je n'ai plus
L'heureuse haie avec ses lèvres de cenelles,
Ni mon lait doux, ni mes fruits d'or, ni mes agnelles,
Ni la cabane au toit d'azur qui m'abritait !...
Et je pleure le temps où ma flûte chantait.
Guillaume APOLLINAIRE
Né à Rome, en août 1880, M. Guillaume Apollinaire a fait se
éludes dans le Midi de la France. Dès l'âge de vingt ans, il entre-
prenait un voyage à travers l'Europe, qui ne dura pas moins de
trois années. En 1903, il eut l'occasion de rencontrer André
Salmon, Nicolas Deniker, Henri Hertz, etc. avec lesquels il
fonda Le Festin d'Esope et qui devinrent ses amis littéraires
avec Fernand Fleuret, Max Jacob, André Mary, etc.
On se rappelle les conférences retentissantes du Salon des In-
dépendants, en 1908. Elles furent organisées, avec l'aide de
P.-N. Roinard et "V.-E. Michelet, par M. Guillaume Apollinaire
qui, sous ce titre significatif : La Phalange Nouvelle, fit le dé-
nombrement et l'éloge de la plupart des jeunes poètes de valeur.
Entre temps, il avait défendu hardiment la nouvelle peinture et,
dans des essais remarqués, avait loué et analysé l'art des Picasso,
Henri-Matisse, Marie Laurencin, Raoul Dufy, Georges Braque,
André Derain...
En 1910, où le Prix Goncourt fut si vivement disputé, M.Guil-
laume Apollinaire obtint la majorité des suffrages, au premier
tour, pour son livre L'Hérésiarque et O'. Cette majorité se désa-
grégea aux tours suivants, mais elle n'en produisit pas moins un
effet moral des plus heureux : elle décida les critiques à lire
ce livre originial et à en apprécier le haut intérêt littéraire.
M. Apollinaire a publié: La Poésie Symboliste, avec P.-N. Roi
nardetV.-E. Michelet (L'Edition, Paris, 1908); — L'Efic/mn-
tetir "Pourrissant, avec bois gravés par André Derain (Henry
Kahnvjeiler, Paris, igo-j). In-4'' de grand luxe, tiré à 106 exem-
plaires. Evocation lyrique et philosophique du personnage de
Merlin ; — Le Théâtre Italien (Louis Michaud, Paris 191c). O;;
vrage illustré qui contient, en outre de l'histoire de ce ihéâii e
des fragments traduits des pièces; — L'Hérésiarque et O* (P.-\ .
Stock, Paris, 1910), recueil de nouvelles; — Le Bestiaire ou Cor-
tège d'Orphée, poèmes, illustrés de bois gravés par Raoul Dufy
GUILLAUME APOLLINAIRE
Croquis Je Géiy l'ieiet, c( i etoucheur ,iu Louvre »
GUILLAUME APOLLINAIRE
[Deplanche, éd., 1911). In--^° de grand luxe, tiré sur la presse à
bras à lao exemplaires.
M. Guillaume Apollinaire a collaboré à la Revue Blanche, à la
Grande France, à la Tlume, à Vers et Trose^ à la "Phalange,
au Soleil, à Messidor, à Paris-Journal, au Festin d'Esope, à La
Revue Immoraliste, etc., etc.
Il est chargé de la critique d'art à l'Intransigeant et tient des
rubriques remarquées aux ^Marges et au D^ercurt de France.
NUIT RHENANE
Mon verre est plein de vin trembleur comme une
Ecoutez la chanson lente d'un batelier [flamme.
Qui raconte avoir vu, sous la lune, sept femmes
Tordre leurs cheveux verts et longs jusqu'à leurs pieds.
Debout, chantez plus haut en dansant une ronde,
Que je n'entende plus le chant du batelier,
Et mettez près de moi toutes les filles blondes
Au regard immobile, aux nattes repliées.
Le Rhin, le Rhin est ivre, où les vignes se mirent.
Tout l'or des nuits tombe, en tremblant, s'y refléter.
La voix chante toujours, à en râle-mourir.
Ces fées aux cheveux verts qui incantent l'été.
Mon verre s'est brisé comme un éclat de rire.
HonneJ, Mai /90a.
42 TOUTES LES LYRES
LES COLCHIQUES
Le pré est vénéneux mais joli en automne.
Les vaches y paissant lentement s'empoisonnent.
Le colchique couleur de cerne et de lilas
Y fleurit. Tes yeux sont comme cette fleur-là,
Violâtres comme leur cerne et comme cet automne,
Et ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne.
Les enfants de l'école viennent avec fracas,
Vêtus de hoquetons, jouant de l'harmonica.
Ils cueillent les colchiques qui sont comme des mères,
Filles de leurs filles, et sont comme tes paupières
Qui battent, comme les fleurs battent au vent dément.
Le gardien du troupeau chantonne en allemand,
Tandis que lentes et meuglant, les vaches abandonnent
Pour toujours ce grand pré mal fleuri par l'automne.
Neu Gliick^ Septembre igoi.
LE VENT NOCTURNE
Oh ! les cimes des pins grincent en se heurtant ;
Et l'on entend aussi se lamenter l'autan.
Et, du fleuve prochain, à grand'voix triomphales.
Les elfes rire au vent ou corner aux rafales.
GUILLAUME APOLLINAIRE 43
Attys, Attys, Attys, charmant et débraillé,
C'est ton nom qu'en la nuit les elfes ont raillé
Parce qu'un de tes pins s'abat au vent gothique.
La forêt fuit au loin comme une armée antique
Dont les lances, ô pins, s'agitent au tournant.
Les villages éteints méditent maintenant.
Comme les vierges, les vieillards et les poètes,
Et ne s'éveilleront aux pas de nul venant,
Ni quand sur leurs pigeons fondront des gypaètes.
Neu Gluck, Octobre içai.
PASSION
J'adore un christ de bois qui pâtit sur la route.
Une chèvre attachée à la croix noire broute.
A la ronde les bourgs souffrent la passion
Du Christ dont ma latrie aime la fiction.
La chèvre a regardé les hameaux qui défaillent
A l'heure où, fatigués, les hommes qui travaillent
Au verger pâle, au bois plaintif ou dans le champ,
En rentrant tourneront leurs faces au couchant
Embaumé par les foins d'occidental cinname,
Au couchant où, sanglant et rond comme mon âme,
Le grand soleil païen fait mourir, en mourant.
Avec les bourgs lointains, le christ indifférent.
Neu Glûek, /90/.
44 TOUTES LES LYRES
LA TSIGANE
La Tsigane savait d'avance
Nos deux vies barrées par les nuits.
Nous lui dîmes adieu, et puis...
De ce puits sortit l'Espérance.
L'amour, lourd comme un ours privé,
Dansa debout quand nous voulûmes ;
Et l'oiseau bleu perdit ses plumes
Et les mendiants leurs Ave.
On sait très bien que l'on se damne,
Mais l'espoir d'aimer en chemin
Nous fait penser, main dans la main,
A ce qu'a prédit la Tsigane.
LE SIGNE DE L'AUTOMNE
Je suis soumis au Chef du Signe de l'Automne,
Partant, j'aime les fruits, je déteste les fleurs.
Je regrette chacun des baisers que je donne.
Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs.
Mon Automne éternelle, ô ma saison mentale,
Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol,
Une épouse me suit, c'est mon ombre fatale,
Les colombes, ce soir, prennent leur dernier vol..
JOSE DE BERYS
Can\att4ic', par Giv
José de BÉRYS
Né à Aix-en-Provence, en 1883, José Bloch — en littérature
José de Bérys — a gardé du pays natal la verve, l'enthousiasme,
la sensibilité inquiète qu'on retrouve en la plupart de ses pages.
Il fit d'abord son droit à Lyon ; puis il vint à Paris où il
abandonna bientôt le Barreau pour le théâtre et la littérature.
Dès l'âge de quinze ans, d'ailleurs, il nous avait donné un
premier recueil de poèmes, les Heures d'automne. Puis parurent
successivement : Guirlande à Cypris, poèmes (1900) ; En des
Villages d'été... fantaisies (1902) ; Les Névroses passionnées^ poè-
mes (1905) ; L'Ame attendrie^ poèmes (Librairie Molière, 1906) ;
Le professeur de blujj et Le souper de Beaucaire (collection
Scripta Brevia, Sansot, 1908) ; Le cas Debussy, avec F. Gaillard,
enquête musicale (1910) ; Un Jeune Homme sensible, (Dou ville ;
12* mille, 19 10) roman d'un aigu, délicat et pénétrant modernisme.
Son activité se manifeste aussi au théâtre, et c'est : au « Tré-
teau-Royal », Aux ^Parisiennes et L'Etalon ; aux « Fantaisies-
Parisiennes )), Maldonne; au « Concert Parisien », Family-House.
C'est encore, un peu partout, au hasard de l'actualité dont il
excelle à saisir l'ironie, des actes et des revues de fin d'année.
Nous aurons bientôt de lui : Le Chat-Noir, (avec Pierre Chaine),
et Un soir chez Ninon que crée le théâtre des Célestins, à Lyon.
(Tout son théâtre a été édité chez Ondet, chez Joubert et à la
Librairie Molière).
José de Bérys tient le sceptre de la critique dramatique au
Radical, à la Pariser Zeitung, à la Revue du Temps Présent,
qu'il fonda en 1907 avec Pierre Chaine, et dont il reste secrétaire
de rédaction.
Il éparpille à la Vie Parisienne, à Comœiia, à la Grande
Revue, au Sourire, à la Petite République, au Soleil du Dimanche,
à Madame et Monsieur, à la Nouvelle Revue, à la Revue des let-
tres et des arts, à la Vie intellectuelle, au Censeur, à Paris-Théâ-
tre, etc., etc. des nouvelles, des articles, de spirituelles fan-
taisies, où se manifestent tour à tour son sens ironique de la
vie, et l'amour attendri, la vision apitoyée qu'il a des choses et
des hommes.
46 TOUTES LES LYRES
Il travaille actuellement à deux romans : Le Troupeau et Les
Deux Collines, et à de nombreux actes.
Voici, au surplus, ce qu'écrivait de lui, il y a quelque temps
déjà, lors de la publication des Névroses passionnées, M. Alexandre
Arnoux, un des plus prestigieux rimeurs de la jeune génération :
« Les amateurs d'art et les amateurs d'âme s'intéresseront égale-
ment à ce livre, les uns pour la préciosité délicate des rythmes
ou l'inachevé très artistement verlainien de telle strophe, les
autres pour les documents qu'il leur fournira sur l'évolution
fatale d'un jeune homme moderne enthousiaste et sceptique.
L'adolescent qui tressa l'exquise et juvénile Guirlande à Cypris
traduit, sous ce titre significatif de Névroses passionnées, les
doutes, les élans, la sensualité ardente et parfois trouble de son
âme mûrie et désabusée par les premières expériences. Après
ces effrois, ces épouvantes au seuil d'un monde « où l'action
n'est pas la sœur du rêve », nous sommes en droit d'attendre une
œuvre où s'affirmera une foi nouvelle, une prise de possession
de la vie. Ce sera la Chanson fraternelle qui complétera cette
trilogie représentative de trois étapes nécessaires. Du reste,
depuis le temps où il publiait ses premiers vers, le poète a affiné
son métier. Sa langue, grise ou violente, ses rythmes, précis ou
incertains, toujours musicaux, excellent à rendre et à cadencer
ses ironies, ses mélancolies, ses a demi-joies »...
ELOGE DE LA TRISTESSE
Tristesse, fille ardente, orgueilleuse et pensive,
qui laisses de la cendre au fond des cœurs brûlés,
j'ai connu ta caresse angoissante et lascive,
ô toi qui vins t'asseoir à mon seuil désolé ;
Toi, tes gestes abandonnés, tes lèvres pâles,
ta murmurante voix, sourde d'avoir gémi
JOSÉ DE BÉRYS 47
si fraternellement sur le malheur ami
et d'avoir tendrement apaisé tant de râles !
Tristesse, ô nostalgique amante de l'ennui,
non, je ne te hais pas ; tu es ma sœur nocturne ;
lorsque tu m'apparais, rêveuse taciturne,
je te salue ainsi qu'un bel oiseau de nuit !
Tu n'es pas l'Euménide aux âmes attachées
qui sème le dégoût de la vie et l'horreur !
Le pur recueillement et la noble douleur
font ton sein frémissant et ta tête penchée 1
Tu es la sœur aînée qui a beaucoup vécu
et s'en revient, lasse de trop de joies amôres,
pour éclairer le dernier rêve des vaincus,
avec sa gravité sereine et tutélaire !
Tristesse au front nimbé de douceur et de paix,
j*ai blasphémé, jadis, ton nom avec colère ;
je croyais au plaisir, au rêve, à la lumière
vibrante, à la candeur du ciel ; je me trompais !
Car toute la rancœur et toute la détresse
du monde, un jour, vinrent frapper le cœur fervent
que j'offrais à la vie, au rêve décevant,
à l'amour vide, à tout ce qui leurre, ô tristesse !
Toi seule me donnas le courage nouveau
de mesurer encor le sable des minutes !
48 TOUTES LES LYRES
et c'est pour mériter ton baiser que je lutte,
ô ma tristesse, ô dignité de mon repos !
Tu viendras couronner ma suprême indolence
et puisque je suis las d'aimer et de vouloir,
je vais, tristesse chère et divine, pouvoir
vivre dans la pénombre auguste du silence !
L'ADIEU
Vers le Passé plaintif aux décevantes flammes
Que la cendre éteignit,
Nous tournerons nos yeux, miroir de nos deux âmes
Par les regrets terni !
La douceur des aveux aux lointains crépuscules
Et les mots oubliés,
Nous les retrouverons, et de pieux scrupules
Nous croirons déliés !
Dans un ciel palpitant de rouge tragédie,
Avant d'agoniser.
Le soleil dorera ma faiblesse étourdie
Et ton dernier baiser.
Mais nous ne saurions plus parer de notre ivresse
Les mensonges d'un jour :
Nous ne cueillerons plus aux jardins d'allégresse
L'illusion d'amour.
Saint-Georges de BOUHÉLIER
M. Charles Boudon, dans la première série de Toutes les
Lyres, a présenté excellemment M. Saint-Georges de Bouhélier.
Nous ne reviendrons ici sur ce poète que pour appuyer d'une
citation ce qu'il est dit, dans la Préface, du Naturisme.
Cependant, à la liste déjà donnée des ouvrages de Saint-
Georges de Bouhélier:
{L'Annonciation, La Ré-
surrection des Dieux, Dis-
cours sur la mort de Nar-
cisse, La Vie Héroïque
des Aventuriers, des
poètes, des rois et des ar-
tisans, L'Hiver en 3\iédi-
tation, essais ; Eglé ou
les Concerts Champêtres,
poèmes ; La "Révolution
tn tMarche, pamphlet; La
Victoire, pièce en 5 actes,
en vers ; Les Éléments
d'une lienaissance Fran-
çaise; La "Route Noire,
roman; La Tragédie du Nouveau Christ, pièce en 7 parties;
Chant d'Apothéose, pour Victor Hugo, Les Chants de la Vie Ar-
dente, poèmes ; Histoire de Lucie, Julia ou les Relations AmoU'
reuses, romans; Les Passions de l'Amour; Le "Roi sans Cou-
ronne, pièce en 5 actes; Choix de Pages Anciennes et Nouvelles ;
La Tragédie "Royale, pièce en 3 actes), nous devons ajouter
Le Carnaval des Enfants (Fasquelle, éditeur), une pièce en
3 actes qui a obtenu cette saison, au Théâtre des Arts, un succès
magnifique, et qu'on peut dire absolument exceptionnel.
Saint-Georges de Bouhélier est né à Rueil, le 19 mai 1876.
Masque, par Djinn.
CO TOUTES LES LYRES
LES RYTHMES
Un obscur mouvement d'amour et de musique
Sort des globes lointains et balance mes vers ;
Or, bercé par les lois de l'immense univers,
Mon poème se scande et vit dans la physique.
Les mondes dont le rythme à ma voix communique
Ces tourbillons divins et ces accents divers,
Prolongeant dans mes chants leur force et leur éclair,
Créent en eux un esprit religieux et panique.
Ainsi les stances d'or de mes sonnets égaux
Reproduisent l'élan des sphères dans leur groupe,
Et celui qui les lit ne lit pas que des mots.
Mais, subissant les lois des planètes du ciel,
Dont ces sonnets ont emprunté l'essentiel.
Il voit bondir l'éther au-dessus de leur troupe.
(Les Chants de la Vie Ardente)
INSCRIPTION SUR L'ETUDE DE LA NATURE
Si je puis dénombrer les étoiles qui tournent
Comme des meules d'or,
Avec un ronflement magnifique et sonore
Dont le souÔle emplit l'air, de la nuit à l'aurore,
Et ne s'éteint qu'au jour ;
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER 5I
Si je connais les lois balançant les marées,
Le flux et le reflux,
Dont le choc glauque luit et se heurte à la nue,
Et dont les masses d'eau parfois sont confondues
Dans des brumes sacrées;
Si les pics pleins d'azur qu'ébranlent les tonnerres
Me sont connus, ô dieux !
Si les vents qui sans cesse enveloppent les cieux
De leurs vagues anneaux, faits d'ombres et de feux,
Pour moi sont sans mystères,
C'est que je suis allé souvent dans la montagne
A l'heure où tout s'éteint,
Et c'est que j'ai porté quelquefois, sur mon sein,
Le ciel, le vaste azur et les nuages teints
Dont la nuit s'accompagne !
m.-
Léon DEUBEL
Issu d'une famille strasbourgeoise qui opia pour la France après
l'annexion de l'Alsace, M. Léon Deubel est né en territoire fran-
çais, à Belfort, le 22 mars 1879. Ses études secondaires, com-
mencées chez les Pères Maristes de sa ville natale, s'achevèrent
au collège de Baume- lesDames (Doubs). Il se fit alors maître-
répétiteur, et fut attaché successivement aux collèges de Pontar-
lier, d'Arbois et de Sain;
Pol-sur-Ternoise (Pas-de-
Calais). Il quitta l'Université
en 1900 pour tenter la for-
tune littéraire, à Paris. Em-
ployé de bureau, puis tra-
ducteur, il a donné entre
temps des articles et des
poèmes au [\fer cure de France,
à la Revue littéraire de Paris
et de Champagne, à La Pha-
lange, Akademos, La Réno-
vation Esthétique^ dont il
fut secrétaire de rédaction,
Les Lettres^ Le Beffroi, Vile
sonnante, etc., et a fait
paraître plusieurs recueils de
poèmes: Vers la Vie (1904) ;
La Lumière Natale (1905), etc. Ce dernier livre mérita cette
appréciation de Fernand Gregh, dans Les Lettres :
« La Lumière natale est un livre plein de vers sensilifs, frisson-
nants, fluides, comme fleuris à la cime d'une lueur argentée et
qui comptent au nombre de ceux que, pour ma part, je goûte le
plus dans la jeune poésie contemporaine ».
En 1906, il publia Poésies. M. Fernand Gregh en fit une longue
étude élogieuse, qu'il terminait par ces mots: « M. Léon Deu-
bel s'atteste l'un des poètes les plus originaux de sa génération ».
Masque, par Ijjinn,
LÉON DEUBBL 53
Enfin, M. Léon Deubel nous a donné, en 1909, un nouveau
volume: Poèmes choisis^ qui fut très remarqué.
Tous les poèmes qui suivent sont extraits d'un livre à paraître.
L'INVITATION A LA PROMENADE
Mets tes bijoux roses et noirs
Comme les heures du souvenir ;
Mets ce qui s'accorde ce soir
A ce qui ne peut revenir :
Ta robe de crêpe léger,
Plus incertaine qu'une charmille,
Qui fait trembler dans les vergers
L'herbe frileuse à tes chevilles;
Ton chapeau garni d'asphodèles,
Tes gants parfumés de jasmin
Qui gardent en leurs plis fidèles
La vie inquiète de tes mains.
Et viens par l'odorant mystère
Qui sut envelopper sans bruit
Le beau jour, tombé comme un fruit
Où des guêpes se désaltèrent.
Le soir à la saveur du miel ;
L'ombre tiède qui nous attend,
Pour fiancer la terre au ciel.
Polit la bague des étangs.
54 TOUTES LES LYRES
Dans le bruit d'ailes du silence
L'azur noir semble méditer
Les étoiles, dont la cadence
Meut les âmes vers la beauté.
La grande nuit timide encor
Etire au ciel nu sa stature ;
L'âme romantique du cor
Fait rêver tout bas la nature.
Mets tes bijoux roses et noirs
Comme les heures du souvenir ;
Mets ce qui s'accorde ce soir
A ce qui ne peut revenir.
EPITAPHE D'UNE PETITE MORTE
Au soleil delà mort qui l'appelait ailleurs
L'enfant qui rêve ici fusa comme une cire.
Elle était du matin que les anges respirent
Le plus brillant frisson qui coulât sur les fleurs ;
Invulnérable au mal, elle vécut sans pleurs ;
La Vie, à ses côtés, était un chant de lyre
Qui s'élevait parmi de tranquilles blancheurs,
Et, paré pour le ciel, son musical sourire
Comme un oiseau d'argent se posait sur les cœurs.
LÉON DEUBBL 55
AUX NAVIRES
Navires belliqueux aux carènes puissantes
Qui montez les chevaux de la vague éclatante
Pour ravir le soleil et forcer l'horizon,
Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines,
Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine
Dont vous semez de morts les écumeux sillons,
Comme vous, emporté sur des jours sans rivage,
Du néant de la vie au Néant, je voyage,
Répercuté dans l'Etre, ainsi qu'un chant profond ;
Comme vous, ô coureurs des mouvantes campagnes !
Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent.
Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons.
Et quand mon fou désir de connaître s'allume,
Comme vous, égarés sous des toisons de brume,
Je lance un rouge appel à qui rien ne répond
Dans l'azur que, vaincu, je poignarde de haine ;
Et je me couche au lit de la détresse humaine,
Comme vous, en sombrant, au lit des goémons.
50 TOUTES LES LYRES
DEMAIN
En vain, le jour adverse évoque ceux qui tombent.
Dont la chute, dans l'âme et la chair, nous répond,
En vain le fleuve nu prépare sous ses ponts
Un départ, sans adieu, d'irrésistibles tombes ;
En vain, pour dévoyer mon effort qui succombe,
La noire Faim suspend de périlleux balcons
Sur des galets, battus de rêves inféconds ;
En vain, l'amer chagrin réprimé vire en trombe ;
Demain paraît ! Demain ! Jour où, sur plus d'un front,
Tonnants et lumineux, mes pas s'affermiront,
Où d'un geste, arrachant des trompettes à l'Ombre
Pour déployer mes cris jusqu'au suprême azur,
Comme une horde dense au milieu de décombres
Je pousserai mes vers sur le monde futur.
Edouard DEVERIN
M. Edouard Deverin est né à Paris, en juin 1881. lia publié,
à 26 ans, son premier livre, mélange de vers et de poèmes en
prose, Le Passant qui regarde (Sansot, édit. 1907). Voici en quels
termes M. Pierre Quillard parle de cet ouvrage dans le Mercure
de France :
(( M. Edouard Deverin, mélancolique et narquois, a crayonné
des silhouettes de vieilles femmes assises dans le soir d'hiver, de
petites filles dansant la ronde, au milieu des rues tristes et de
foules lasses, déversées hors des usines sur le pavé gras des fau-
bourgs. Comme d'autres il a suivi en pensée les péniches qui
glissent entre les rives de peupliers et les quais des villes noires ;
et le cri des sirènes nocturnes lui a percé le cœur, ainsi que le
cri même de la cité douloureuse. Il n'est pas étranger aux joies
et aux peines des autres hommes ; c'est par elles qu'il s'inté-
resse aux choses et qu'il les regarde... »
M. Edouard Deverin réussit également le vers régulier et le
vers libre. Parfois, même, en lâchant les rênes à l'inspiration,
arrive-t-il à donner le spectacle de belles prouesses prosodiques.
Mais on goûtera aussi, dans son livre, la simplicité de telle ou
telle légende au rythme naïf.
En 1909, M. Edouard Deverin faisait paraître à 1' «Union Inter-
nationale d'Editions » un curieux roman militaire, apprécié des
lettrés. Le Confluent. La couverture du volume. — disons-le
en passant... qui regarde, — nous renseigne sur l'habileté avec
laquelle le poète sait manier le crayon à ses heures. Il vient, du
reste, de publier un nouveau livre, Flânes, illustré de croquis
de son frère, Roger Deverin, et de lui-môme.
Parmi les « œuvres en préparation », citons l'Enfant hardiy
roman. Le Visage de la Ville, L'Hédonisme contemporain^ Niets-
die et les idées libertaires^ L'Art décoratif moderne, sa crise et
son avenir , *De« ^Pagodes aux Buildings, essai sur l'architec-
ture, etc.
M. Edouard Deverin, collabore ou a collaboré à : Paris-Jour-
58 TOUTES LES LYRES
nal, La Plume, L'Ermitage, La Revue, L'Art Décoratif, Aka-
démos, Le Mois Parisien, Les Actes des Poètes, etc.
LES VOIX DE LA BERGE
Glisser au fil de l'eau dans sa maison flottante,
voir les courbes, soudain, fuir et se dérouler,
passer ainsi parmi les villes haletantes
ou mortes, écouter l'eau bruire et couler,
connaître les aspects tremblants des paysages,
jouir si lentement de l'horizon lointain,
goûter en leur entier les soirs et les matins,
les ciels immenses reflétés, et le passage
des fantasques nuées et des volées d'oiseaux,
aimer en chaque jour la lumière neuve,
savoir les hommes loin et cueillir des roseaux,
et puis croire être, un peu, quelque chose du fleuve.
Oui, comme tout cela nous l'imaginons bien
lorsque nous côtoyons les péniches qui dorment,
mais notre désir seul, ignorant des liens,
démarre doucement et se grise de formes.
Ah ! cette vie heureuse et calme et sans espoirs.
— Les petites maisons ne sont-elles pas sûres }
(\ ois leurs minces fumées), et pour veiller, ce soir,
au bord tremble du rouge ainsi qu'une blessure.
Mélancolique joie d'imaginer ainsi
les départs et les vies que toujours on ignore
et que peut-ôtre on trouverait moins belles si
vraiment on les vivait, tant le rêve les dore.
EDOUARD DBVERIN ^9
Promenons donc, ami, nos regrets et nos pas
tout près de l'eau dormeuse et chère qui nous tente,
aimons les berges, nous qui ne connaîtrons pas
glisser au fil de l'eau dans sa maison flottante.
PASTEL
L'ample bibliothèque ancienne, qui récèle
le rire, les sanglots et les vastes pensers
en des cuirs rutilants côte-à-côte pressés,
s'emplit d'un calme sombre, où palpitent des ailes,
D'une ombre molle, amortisseuse des contours,
qui laisse uniquement aux choses leur essence,
d'une ombre énigmatique, et pourtant d'innocence,
où rôde on ne sait quoi de subtil et de sourd.
Là-haut brillent encor des verres de Venise,
des vases d'Etrurie, aux formes indécises,
où dansent des guerriers si frénétiquement...
Puis, dominant la vie et la nuit survenue,
blancheur vague où les yeux clignent obliquement,
le sourire discret de la Femme inconnue.
60 TOUTES LES LYRES
MA SŒUR, NE PARLE PAS...
Ma sœur, ne parle pas ; le soir divin s'approche.
Laisse-le t'envahir toute.
Regarde sur la blanche route :
personne.
Ma sœur, écoute.
Et si douce que ta voix sonne,
si belles ou si chères que tes paroles soient,
précieusement garde-les en toi.
Ma sœur, ne parle pas ; le soir divin s'approche
et chante.
Tout chante dans le soir. La mer rythme
ses efforts éternels qui se brisent aux roches.
Sens-tu bien sa force infinie et proche î"
Les genêts d'or et la résine
exaltent nos deux vies de parfums émouvants.
L'âpre odeur du varech vient à nous dans le vent,
et nous voilà mêlés au destin clair
et manifeste de la mer.
Les pins modulent une chanson qui se devine
et parmi les aiguilles bruit.
Des barques sur l'eau s'éloignent sans bruit.
Entends mourir la lente plainte monotone
des chariots de bœufs
qui, pesants, s'acheminent,
entends mourir la chanson de l'automne.
Vois, le couchant de cuivre rouge éteint ses feux
EDOUARD DEVERIN
et voguent dans le ciel des nuages lilas.
Tout s'unit en un hymne profond et tout aime,
rien ne s'affirme triste ou las.
Tout se pénètre et s'envahit. Chère, voilà
que nous sommes un peu le soir divin lui-même.
{Le Passant qui regarde).
MATIN JUVENILE
Tel vieux rêve, désir et mort de mes vertèbres..,
(S. M.)
Vainqueur des lâches spleens, des affaissements veules,
l'adolescent murmure un bel hymne d'espoir,
car le soleil jaillit, rutilant ostensoir,
et dore les vieux toits et le faîte des meules.
«... Erôs, je vois, blotties dans mes bras amoureux
et souriant encore au plaisir, un peu lasses,
les amies du chemin dont la tendresse enlace,
m'offrir avec ferveur leurs visages heureux.
Je connaîtrai l'étreinte ardente et souveraine, "
— l'heure, les souvenirs et le monde abolis, —
la fraîcheur des gazons et la moiteur des lits.
Jeunesse, ô vie, ainsi qu'un lourd manteau de reine,
votre splendeur rutile et se déploie au vent,
votre image surgit dans la clarté rosée
6
02 TOUTES LES LYRES
qui, peu à peu, furtive et neuve, s'est posée
sur le tronc des bouleaux et des grands pins mouvants.
Au lupanar canaille et banal qui rougeoie
j'irai vautrer ma chair et mes secrets désirs,
et j'entendrai sonner, aux chambres de plaisir,
le rire amer et faux de la fille de joie.
... Enfin je partirai : steamers, tempêtes, houles,
vous bercerez mon cœur et vous l'enivrerez ;
et mes regards se poseront, régénérés,
sur les horizons neufs, les villes et les foules.
Puis, las d'errer, ayant le refuge du port,
rêveur, sceptique et doux, je verrai, de ma rade,
se dérouler la fastidieuse mascarade,
sans amertume, sans tristesse et sans remords.
— Ainsi qu'on jette avec dédain la vieille écorce,
j'arrache et jette au loin le passé morne et lourd ;
à mes tempes le sang bouillonne à grands flots sourds
je sens renaître en moi le courage et la force ;
Matin subtil, de brise et de soleil, matin,
tu m'envahis : j'entends ton appel frénétique...
— Ephèbe, vois éclore un rictus ironique
au masque douloureux et pensif du Destin.
(Inédit).
LEON DltRX
Buste, par Bony de Laveront
Léon DIERX
« Léon Dierx, a écrit Catulle Mendès, dans la Légende du
Parnasse Contemporain, Léon Dierx dont Tœuvre considérable
reste presque ignorée de la foule, dont le talent n'est estimé à sa
juste valeur que par les artistes et les lettrés, est véritablement
un des plus purs et des plus nobles esprits de la fin du XIX* siè-
cle. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme plus inti-
mement, plus essentiellement poète que lui. La poésie est la fonc-
tion naturelle de son âme, et les vers sont la seule langue possi-
ble de sa pensée. Il vit dans la rêverie éternelle de la beauté et
de l'amour. » Ces paroles dépeignent admirablement Léon Dierx;
et l'on n'est pas assez heureux en y applaudissant ; on voudrait y
ajouter quelque chose de soi... Mais Catulle Mendès continue
ainsi : a Les réalités basses sont autour de lui comme des choses
qu'il ne voit pas ; ou, s'il les aperçoit, ce n'est que de très haut,
très vagues et très confuses, et dépouillées par l'éloignement de
eurs tristes laideurs. Au contraire, tout ce qui est beau, tout ce
qui est tendre et fier, la mélancolie hautaine des vaincus, la can-
deur des vierges, la sérénité des héros, et aussi la douceur infinie
des paysages forestiers traversés de lune et des méditerranées
d'azur où tremble une voile au loin, l'impressionne incessamment,
le remplit, devient comme l'atmosphère où respire heureusement
sa vie intérieure... » Ces dernières phrases, empressons-nous de
le dire, sont d'un lyrique plutôt que d'un critique, et elles ris-
quent bien de donner une idée inexacte de l'œuvre de Léon
Dierx.
A en croire Mendès, il semblerait que le poète a vécu dans une
béate sérénité, dans une sorte d'inconscience des horreurs de la
fatalité du Mal. Or, le caractère de son inspiration, c'est d'être
au contraire extrêmement lucide sur les résultats de la lutte entre
la haine et l'amour, lutte qui ne laisse que trop souvent l'avantage
à la haine. Que sa philosophie triomphe, par le dédain, des « réa-
lités basses », rien de plus exact. Mais affirmer qu'elle ne les
aperçoit pas, c'est créer, me semble-t>il, un malentendu.
04 TOUTES LES LYRES
En effet, presque toute l'œuvre de Léon Dierx est un fier et
calme reproche au Destin, et comme l'écho assourdi des
plaintes
Que tous les opprimés poussent vers l'Eternel.
Dès le début de ses Poèmes et Poésies, Dierx jette un regard
pénétrant sur l'Inéluctable : Eve a surpris son premier-né frap-
pant le jeune Abel avec colère ; et, par ses suggestions interro-
gaiives, le poète reconstitue en lui La Vision d'Eve:
... Entendais-tu monter, dans les airs, sans repos,
Le hurlement jaloux des foules, d'âge en âge ?
Compris-tu que le mal était né ? Qu'il serait
Immortel ? Que l'instinct terrestre, c'est la haine
Qui, dévouant tes fils à Satan toujours prêt,
Lui fera sans relâche agrandir la Géhenne?...
Dès lors, dans Crépuscule, En Chemin, La Soif, Soleil Couchant,
Révolte, Le Vieux Solitaire, In extremis, comme dans la plupart
des pièces de ce livre admirable: Les Lèvres closes, une amertume
venue de l'hostilité des choses aussi bien que de l'indignité des
hommes tient le poète à l'écart et le penche sur le gouffre an-
goissant des destinées.
Car, bien que dirigée toujours par une volonté stoïque, la
philosophie de Léon Dierx n'a pas l'impassibilité de celle de
Leconte de Lisle. Elle laisse échapper beaucoup plus souvent
des cris humains. Même, dans Les ylma«/5, elle devient confiante
et plus paisible, et fréquentes fois elle cède la place à la ten-
dresse, à la passion, à l'inquiétude amoureuse. L'idylle, néan-
moins, s'achève elle aussi sur une malédiction : Les Gouffres, —
et, malgré le peu d'emphase du verbe, il n'est peut-être pas
d'anathème plus terrible — ni de plus profondément justifié, à
mon sens, — que celui-là.
Et pourtant! Avec quelles paroles de défi Léon Dierx n'a-t-il pas
stigmatisé la trahison des dieux, qui laissent l'homme moderne
sans appui, sans espoir, épouvantablement perplexe devant
l'éternité de son néant,
Car il ne peut plus croire à ta promesse, 0 mort,
LÉON DIERX 65
et vers lesquels il jette ce blasphème hautain, et comme
apitoyé :
J'ai le rêve et l'orgueil : je vous pardonne, ô dieux !
Mais le jour où, désabusé de l'amour, il se dira :
Je cherche une épouvante à l'amour comparable,
il ne trouvera rien d'assez horrible, — et, devant la mort autrefois
dédaignée, renaîtra alors un infrangible espoir : descendre
Dans l'empire où l'amour n'a plus de cœurs à tordre I...
Léon Dierz est né à l'île de la Réunion en 1838. Elève de l'Ecole
centrale des Arts et Manufactures, puis attaché au Ministère
de l'Instruction Publique!*), il fréquenta beaucoup Leconie de
risle, son compatriote. C'est en 1858, à vingt ans, qu'il publia
son premier volume de vers : Aspirations poétiques. Puis vint,
en 1S64, Poèmes et Poésies ^ que suivirent Les Lèvtes C/o5«( 1867),
Les Paroles d'un Vaincu (1871), La Rencontre, scène dramatique
interprétée à la Salle Taitbout (1875), L« ^nianfi (1879), Pocsim
complètes, édition définitive, corrigée et augmentée, publiée en
deux volumes par Alphonse Lemerre (1896) (*•).
La vie de Léon Dierx est un magnifique exemple de probité, de
noblesse, de sincérité. Nul ne fut jamais, peut-être, aussi dédai-
gneux des agitations plus ou moins dégradantes qui procurent
la renommée. Il n'a jamais consenti à poser sa candidature à
l'Académie, parce que ce geste en entraîne d'autres, — visites de
quémandeur, démarches de mendiant, — qui lui sont particuliè-
rement odieux. Mais il n'a pu empêcher que les généreux et
spontanés enthousiasmes de la jeunesse ne le proclamassent
Trince des Poètes, en 1898, à la mort de Mallarmé.
Et, ce jour-là, d'invisibles palmes ont commencé de se tresser
sur sa tête en couronne d'immortalité.
{*) Il 7 est resté Jusqu'en 1909, date à laquelle il a pris sa
retraite.
(•*) Toutes les œuvres de Léon Dierx ont été éditées chez
A. Lemerre.
66 TOUTES LES LYRES
REVOLTE
Car les bois ont aussi leurs jours d'ennui hautain,
Et, las de tordre au vent leurs grands bras séculaires,
S'enveloppent alors d'immobiles colères,
Et leur mépris muet insulte leur destin.
Ni chevreuils, ni ramiers chanteurs, ni sources claires ;
La forêt ne veut plus sourire au vieux matin,
Et, refoulant la vie aux plaines du lointain,
Semble arborer l'orgueil des douleurs sans salaires.
— O bois! premiers enfants de la Terre, grands bois!
Moi, dont l'âme en votre âme habite et vous contemple,
Je sens les piliers prêts à maudire le temple.
Un jour, demain peut-être, arbres aux longs abois !
Quand le banal printemps ramènera nos fêtes.
Tous, vous resterez noirs, des racines aux faîtes !
(Poèmes et Poésies).
LE REMOUS
Tout se tait maintenant dans la ville, et les rues
Ne retentissent plus sous les lourds tombereaux.
Le gain du jour compté, victimes et bourreaux
S'endorment en rêvant aux richesses accrues ;
Plus de lampe qui luise à travers les carreaux.
Tous dorment en rêvant aux richesses lointaines.
On n'entend plus tinter le métal des comptoirs ;
LÉON DIERX 67
Parfois, dans le silence, un pas sur les trottoirs
Sonne, et se perd au sein des rumeurs incertaines.
Tout est désert: marchés, théâtres, abattoirs.
Tout bruit se perd au fond d'une rumeur qui roule.
Seul, aux abords vivants des gares, par moment,
Hurle en déchirant l'air un aigu sifflement.
La nuit règne. Son ombre étreint comme une foule.
— Oh! ces millions d'yeux sous le noir firmament!
La nuit règne. Son ombre étreint comme un mystère;
Sous les cieux déployant son crêpe avec lenteur,
Elle éteint le sanglot de l'éternel labeur ;
Elle incline et remplit le front du solitaire ;
Et la vierge qui dort la laisse ouvrir son cœur.
Voici l'heure où le front du poète s'incline ;
Où, comme un tourbillon d'abeilles, par milliers
Volent autour de lui les rêves réveillés
Dont l'essaim bourdonnant quelquefois s'illumine ;
Où dans l'air il surprend des frissons singuliers.
L'insaisissable essaim des rêves qui bourdonne
L'entoure; et, dans son âme où l'angoisse descend,
S'agite et s'enfle avec un reflux incessant
La houle des désirs que l'espoir abandonne ;
Amour, foi, liberté, — mal toujours renaissant.
Comme une houle épaisse où fermente la haine
De la vie, en son cœur plus caché qu'un cercueil,
S'élève et vient mourir contre un sinistre écueil
L'incurable dégoût de la clameur humaine
Dont la nuit au néant traîne le vain orgueil !
{Les Livres Closes).
68 TOUTES LES LYRES
CROISEE OUVERTE
Qu'elle est jeune! —Ses doigts se posent sur les touches!
Et les parfums d'avril sont devenus des chants.
Mots vides, autour d'elle expirez sur les bouches I
'— Un vol de blancs ramiers plane au loin sur les
[champs !
Qu'elle est fraîche ! — Ses doigts voltigent sur l'ivoire.
Et tout désir s'égrène en préludes sacrés.
Ne montez plus, soupirs dont nous taisons l'histoire !
— Un vol d'oiseaux de paix glisse en rasant les prés !
Qu'elleestdouce! — Sesdoigtssontdesailesmagiques,
Et tout se fait sonore au fond des cœurs surpris.
Jours lointains, revivez en célestes musiques !
— Un vol d'oiseaux divins emporte nos esprits !
Qu'elle est blonde ! — Ses doigts volent à tire-d'aile,
Et la foi nous revient avec l'hymne perdu.
Sourire intérieur, éclairez-nous près d'elle !
— Un vol éblouissant vers nous est descendu !
Qu'elle est belle ! — Un vol blancsur le clavier roucoule,
Et des accords d'odeurs mêlent leurs tourbillons.
Mots d'amour oubliés, sortez de nous en foule!
— Des doigts d'anges au loin font chanter les sillons!
(Les Amants).
Fernand DIVOIRE
M. Fernand Divoire est né à Bruxelles, le lo mars 1883. Après
avoir fait des études de médecine, il entra à V Intransigeant où il
est encore actuellement. Déjà, il avait fondé, avec quelques amis,
l'intéressante revue Les Essais ; puis, un peu plus tard, avec d'au-
tres camarades de Lettres, les Entretiens Idéalistes.
A propos de sa première plaquette de vers, Poètes^ M. Gus-
tave Kahn a déclaré dans le Siècle : « M. Fernand Divoire a de
l'esprit, du goût, un rien de paradoxe, une bonne simplicité de
langue, un don facile de rythmiste. Ses poèmes vont d'un en-
thousiasme contenu à une synthèse un peu amère. C'est même
très jeune et c'est cahoté ; mais cela est très personnel. Les dé-
fauts de M. Divoire sont de ceux qui aboutissent à des qualités ;
les imperfections de ses dires sont plus curieuses que bien des
poèmes mieux ordonnés et qui ne laissent pas espérer de leurs
auteurs mieux que de bons devoirs ».
Cette originalité était saluée aussi en termes très nets par
M. Léon Bocquet dans Le Beffroi.
Mais le succès de M. Fernand Divoire s'affirma lorsque parut
La Malédiction des Enfants. « J'aime ce poète, nous confia
M. Guy Lavaud, dans La Phalange, pour le souci qu'il montre
de composer autre chose que des variations sur les sujets poéti-
ques connus et pour être un des rares qui osent écrire moins des
poèmes qu'un poème... Ce pouvait être, celte Malédiction des
Enfants contre ceux qui les ont engendrés, contre la vie et contre
la ville, un prétexte à déclamation, un nouvel avatar de poésie
sociale et même socialiste. M. Fernand Divoire a évité ce danger
à force de concision et de simplicité. La poésie, il n'en pare pas
la vie, mais il la dégage du fait. L'étonnant est que sa pensée,
privée d'images, reste cependant poétique d'être douloureuse et
pure ».
M. Pierre Quillard, lui aussi, a compris à quel point ces poè-
mes iniensémcni émotifs étaient éloignés des proclamations ver-
sifiées. « Les versets de M. Fernand Divoire, a-t-il dit dans Le
70 TOUTES LES LYRES
Mercure de France, se haussent au-dessus du prêche moralisa-
teur, et la rudesse de l'invective se tempère de tendresse et de
pitié lorsqu'il évoque la \ ie harmonieuse et belle qu'auraient pu
vivre ces avortons malvenus ».
De son côté, M. Maurice Levaillant a fort bien expliqué, dans
La Revue des Poètes, la technique de M. Fernand Divoire : « Il
s'agit pourtant bien ici, a-t-il écrit, de vers, non point assonances,
invertébrés ou décadents, mais « libres » selon la formule la plus
classique. Alexandrins, octosyllabes, décasyllabes, s'y entremêlent
selon des lois subtiles pour composer un rythme volontairement
assourdi, à la cadence peu à peu obsédante, qui émeut d'abord
lentement puis bouleverse. Dans cette forme raffinée, qui atteint
l'éloquence en paraissant la renier, M. Fernand Divoire dit la mi-
sère des enfants de nos ternes et populeuses villes modernes ;
misère diverse, mais égale ».
Outre ces deux ouvrages, le poète a publié Cérébraux, dia-
logue en prose où il s'est appliqué à dégager et à développer des
(' caractères » contemporains; Faut-il devenir Mage ? étude phi-
losophique et critique des doctrines de Péladan, d'Eliphas Lévi
et de Nietzsche ; Metchnikoff, philosophe, sévère étude critique de
la philosophie optimiste de ce penseur. II a en préparation
L'Amoureux^ le 3* volume des poèmes auxquels il donne ce titre
générique: Les Proses rimées de a l'Urbs » et qui, sur un vaste
plan préconçu, doivent exprimer les souffrances de l'Homme de
la Ville moderne ; Contre le Néo-Hellénisme (Les Deux Idées), et
La Préparation à la Fiancée, roman.
Comme on le voit, M. Fernand Divoire alterne poésie et philo-
sophie, mais la première de ces tendances intellectuelles ne laisse
pas de porter la forte empreinte de la seconde.
M. Divoire a collaboré à Vlntransigeant, La Nouvelle Revue,
L'Opinion, La Revue des Lettres et des Arts, Le T>ivan, L'Ile Son-
nante, Hélios, Le Chroniqueur de Paris, Nouvelles de la République
des Lettres, Vers et Prose, Le Gil Blas,Pan, Le Beffroi etc.
FERNAND DIVOIRE
LES ENFANTS RICHES
(fragment)
Ils ne sont ni tordus par le mal, ni transis
Par le froid, par la faim, ceux-ci. . .
... Ils ont mûri dans leurs cœurs qui pourrissent
Les lourds refrains de bêtise et de vice
Des cuisines et des offices.
Jouets pomponnés et bouclés,
Enfants dorlotés par caprice,
Qu'un cœur plein d'eux jamais n'a consolés,
Eux aussi, témoignant et jugeant, vont parler.
... Notre rancune est devant vous dressée,
Pères, hommes de sport, stupides et dandys.
Mères, faites de riens, de chiffons, d'organdis.
De balivernes amassées.
Car nous nous souvenons que nous avons grandi
Dans le fumier de vos pensées.
Cerveaux morts-nés et cœurs usés,
O vous ! Ennuyés et nuls, vous avez osé
Perpétuer en nous votre inepte lignage ;
Et nous voici, pour rendre témoignage
D'une nuit d'insomnie et d'un morne baiser,
Hélas ! Hélas ! créés à votre image
Et seulement un peu plus épuisés...
72 TOUTES LES LYRES
Vous qui deviez, cherchant nos consciences,
Nous enseigner le bien et son ombre, le mal,
Vous ne connaissiez pour toute science,
Que des saints, des bienséances.
Et des points délicats du cérémonial.
Et nous voici, méchants, sans foi, sans idéal,
Car nous sommes, nous tous, de maigres fleurs pous-
Dans le fumier de vos pensées. [sées
Mais nous nous souvenons. Debout nous accusons.
Nous rejetons sur vous nos fautes et nos vices
Car vous en fûtes les complices,
Nos pères, pères de nos vices.
Nous tous, fils dont la-¥ie est sans but, sans raison,
Filles mûres pour l'adultère,
Enfants grandis sans pères et sans mères,
Avec nos sœurs, avec nos frères,
Aujourd'hui nous vous accusons.
Du collège et de ses poisons,
Des exemples de la maison.
Répondez, nous vous accusons !...
{La (Malédiction des Enfants).
LES SAGES DE LA VILLE
(fragment)
... Seigneur, tout est trop beau sur terre à qui désire,
A qui tournoie au gouffre insatisfait des sens,
A qui veut des parfums plus subtils que l'encens
FERNAND DIVOIRE 73
Et plus chauds que l'odeur charnelle de la myrrhe.
Seigneur, tout est trop beau sur terre à qui désire,
A qui, suivant sans fin les formes qui l'attirent,
Veut saisir dans sa main les espoirs périlleux
Enfuis vers les pays aux golfes merveilleux
Où vont aborder les navires.
Tout est trop beau. Seigneur, les simples horizons
Même, et le mouvement des choses coutumiéres ;
Car l'imprudent qui veut posséder ta lumière
Est moins fou que celui de qui la déraison
Veut connaître le tour des simples horizons.
Tout est beauté ; le monde est une floraison
Où les couleurs avec les parfums s'harmonisent...
Le malheureux qui vend son âme aux convoitises
Peut choisir entre les poisons.
Il peut choisir la plus suave entre les joies.
Pour les yeux, l'infini langage des couleurs
Et les reflets dormants qui nimbent de pâleurs
Les choses, les reflets irisés qui chatoient.
Il peut choisir la plus aiguô entre les joies.
Pour les doigts, la souplesse irritante des soies
Et la chaleur fourrée et douce des velours,
Les brocards lourds et la toison d'une peau d'ours
Où la main se crispe et se noie.
Hélas, il peut choisir entre les voluptés
Le fou qui s'abandonne au gouffre des luxures.
Le désireur haoïé par l'eau des chevelures,
7
74 TOUTES LES LYRES •
Par la peau magnétique et par la nudité
Vivante. .. Il peut choisir entre les voluptés.
La terre, ivre et vibrante, est là, pour le tenter;
Autour de lui qui cherche et souffre des sons rôdent.
Et le poids des parfums s'exhale des fleurs chaudes
Dans l'ombre moite de l'été.
Et voici l'opium et les belles musiques
Extases et langueurs, mirages souriants.
Et voici les émaux, les pierres d'Orient,
Les bijoux ciselés, les ivoires d'Afrique,
Le luxe, l'opium, le haschich, la musique.
Les danses de Java, les amours exotiques,
Tout ce qui vient d'ailleurs, les fruits rares et l'or,
La terre courtisane offre tous ses trésors
A nos poursuites chimériques.
Oh ! c'est un grand bienfait que tu nous aies laissé.
Puisque tout est trop beau, Seigneur, à qui désire,
Les avertissements douloureux qui déchirent
Notre jeunesse avec ses espoirs insensés !
Oh l c'est un grand bienfait que tu nous aies blessés !
Ainsi, dans les débris des rêves dispersés,
Nous pouvons retrouver le chemin de l'asile
Où le sage connaît, loin des choses fragiles,
Le bonheur d'avoir renoncé...
Francis ÊON
Né à Fontenay-le-Comte (Vendée) le 17 juillet 1879, ^^ P^^^
breton et de mère poitevine, M. Francis Éon est l'auteur de deux
volumes de vers: La Fror7iene«5e (Lille, édition du Beffroi, 1905),
Trois Années (édition du T)ivan, 1909).
« C'est, a dit M. Gustave Kahn dans La Nouvelle Revue, un
ton doux et calme de couleur un peu anglaise, couleur du temps
de la Reine Anne, qui règne dans La Promeneuse, où abondent
les jolies sensations de nature. » Et, parlant du même livre dans
La 'Revue Bleue, M. Ernest-Charles affirmait que c'était là des
« vers mélancoliques, chantants et harmonieux ».
Son second volume fut accueilli avec encore plus de laveur.
M. Pierre Quillard, à cette occasion, a trop bien dépeint Francis
Eon, dans le Mercure de France, pour que nous puissions résister
au plaisir de le citer : « L'art poétique de M. Francis Eon, dit-il,
n'est pas d'un barde frénétique et tumultueux ; attentif à lui-
même, à ses douleurs et à ses joies,... il ne se hâte pas de tra-
duire en vers non médités, épars et hasardeux, l'émoi d'un ins-
tant, le charme et la tristesse d'un sentiment ou d'un paysage; il
attend le soir et l'ombre propice où renaîtront dans sa pensée
les soleils disparus et les chères figures absentes, et des images
diverses il ne retiendra que l'essentiel... Pas de couleurs écla-
tantes ni de paroles brutales. M. Francis Eon est discret et con-
fidentiel : il méprise les bateleurs forains et refuserait même la
gloire s'il fallait, pour l'acquérir, se hausser sur les planches d'un
tréteau ; en plein bonheur, il a honte d'être heureux alors que
tant de souffrances pleurent dans la nuit... » Rapportons encore
ces paroles de M. E. Gérard-Gailly : « Il apporte une nuance de
sentiment que Guérin, malade, seul dans son cœur, et pressen-
tant sa fin, n'a pas eue. Et c'est le sentiment de la joie, mais de
la joie grave comme un hymne. » (La Flandre libérale.) Et celles-
ci, de M. Francis Carco : a M. Francis Éon emploie de préfé-
rence l'alexandrin. Mais son vers est rajeuni par mille froisse-
ments musicaux. Les rimes soulignent à peine la fin du vers.
Elles aident plutôt au glissement harmonieux, au prolongement
de ce vers dans un autre, à l'intime fusion du poème. Et cela
76 TOUTES LES LYRBS
n'est jamais hésitant ni gauche. M. Francis Eon porte très loin
ses scrupules de; poète. Il hait l'encombrement. » (L'Ile son-
nante).
Le poète prépare actuellement un nouveau recueil, dont le titre
n'est pas encore choisi. Il a collaboré à La Revue du Bas Poi-
tou, Poitiers universitaire. Le Beffroi, La Quin:^aine, Poésie^ La
Plume, Poesia, La Tiènovation esthétique, Les Lettres, La ^evue
des Poètes, Les Bandeaux d'or, La Phalange^ Hèlios, Le Divan,
L'Ile sonnante. L'Altnanach des Muses rgii, etc.
Enfin, on consultera avec fruit la brochure qu'a publiée
M. Henri Martineau, aux éditions du "Divan, sur Francis Eon.
COMME LES PIGEONS-PAONS
Comme les pigeons paons qui gonflent sur le toit
Au soleil de novembre doux leurs gorges blanches,
Comme ce couple ami de tourterelles franches,
O mon frêle bonheur d'aimer, réchauffe-toi.
Le ciel est sans nuage et l'heure tiède. Vois !
Le souffle du printemps futur émeut les branches.
Des enfants jouent sur la grand'route. C'est dimanche.
La cloche du vieux bourg conseille. Entends sa voix.
Nous allons faire un lourd bouquet de roses pâles.
— Mais ces femmes en noir, frileuses sous leurs châles,
Pourquoi, mon Dieu, pourquoi sepressent-ellesP... Ah!
Le soir enveloppant surgit au couchant fauve !
Viens vite près du feu que ma peur attisa,
O mon dernier bonheur d'aimer, que je te sauve!
(La Promeneuse).
FRANCIS ÉON 77
ANNE-MARIE
Ma fille, ton regard au monde s'habitue.
La vie étrange s'orne en se livrant à toi.
Tu aimes le moineau qui saute sur le toit,
La jeune chatte agile et la poule pattue.
Tu aimes les brebis trottantes, le chien noir,
Le jardin et le ciel floconneux de nuages,
La place herbeuse où crient les enfants du village,
Les linges remués de vent, et le miroir
Où ton visage clair appelle ton visage.
Ma fille, ton regard me trouble. Je revois
Le bleu sourire d'une image d'autrefois.
O mémoire ! tes traits sont ceux de mon aïeule.
Amie à qui mon cœur jaloux s'était ouvert.
Et qui dans sa maison silencieuse, seule.
Mourut, et me légua le sentiment des vers.
Et maintenant, comme toujours, depuis des âges,
Le roc brise la source en des poussières d'eau.
Aux tendres buissons nains broutent les chèvres sages,
Le fleuve désolé se lamente aux barrages,
Et la route s'épuise à monter le coteau.
Mon aïeule était douce et se nommait Clémence.
Son âme continue où la tienne commence :
C'est elle qui s'exprime avec tes yeux nouveaux.
Rôve charmant : sa robe un peu déteinte passe...
Ma fille, j'ai connu sa vieillesse. Je sais
78 TOUTES LES LYRES
Qu'elle a chéri longtemps le banc de sa terrasse
Et le langage pur des poètes français.
Et je sais trop que mon aïeule fut sensible.
Je sais. Tu grandiras. J'ai peur. Il est possible
Que tu souffres un jour, comme elle, de la fleur
Agonisante sans tendresse dans le sable,
Du triste chien battu, de l'âne misérable,
Et de toi-même — et que tu aimes ta douleur !
Sans doute tu voudras comprendre, avec les causes
D'un soir pesant d'angoisse ou d'un matin amer,
Pourquoi le bourdon ivre expire dans les roses
Humides comme ta jeune bouche de chair.
Les treilles frémiront sous une chaude pluie,
Au colombier fuiront les pigeons en émoi.
Et tu sangloteras sans doute, Anne-Marie,
Comme elle, notre aïeule morte, et comme moi.
ART POETIQUE
Un clair midi d'octobre ensoleillé, mon frère.
Prends la guêtre de cuir et le bâton ferré.
Descends, par le routin qui rampe dans les prés,
Jusqu'au village blanc qu'embrasse la rivière.
Suis le vieux mur. Contourne avec lui le verger ;
Et le long de la haie où sèche une lessive,
Souris, sans t'arrêter, aux yeux mouvants d'eau vive
De l'enfant qui dira : « Bonjour » à l'étranger.
FRANCIS ÉON 79
Enfonce-toi sans crainte au cœur des oseraies.
Marche. Ne pense point. Va comme le sentier.
Bois une verre de vin nouveau chez le meunier.
Donne un peu de luzerne à sa pouliche baie.
Repars. Tu trouveras des genêts et des joncs,
Puis encore des prés violets de colchiques.
Enfin, dans son mystère orgueilleux et tragique,
Mon frère, tu verras s'élever le donjon.
Tu monteras parmi les pierres éboulées,
Mais sans t'asseoir avant le sommet de la tour.
Et tu regarderas jusqu'à la fin du jour,
Bleue et molle, silencieuse, la vallée.
Baisse la lampe un peu sur la chambre bien close.
Vas-tu pleurer? Soudain tu sens te mordre au cœur
Une trop chère, et vague, et pressante douleur.
Et tu trembles devant les feuilles, et tu n'oses.
Laisse fondre en tes yeux tout le ciel qu'ils ont pris.
Ah ! pleure.. . Mais prolonge une veille acharnée.
Et tu sauras, après la tâche terminée.
Ce qui reste d'azur dans le poème écrit.
( Trois années).
hâ
H.-L. FANKHAUSER
Ce n'est pas sans émotion que nous publions ici la silhouette
'qu'a tracée de M. Fankhauser, le regretté poète Louis Xavier de
Ricard, page qui est vraisemblablement la dernière qu'il ait
écrite :
« je ne veux point ici m'attarder à louer l'œuvre qui se
précise de H.-L. Fankhauser. Laissons le temps, par dessus
tout et en dépit de tout, accomplir ce devoir. Je veux vous
donner seulement un aperçu de ce type de poète d'inspiration
si noble, tel que je l'ai vu pour la première fois au hasard de
ma vie littéraire, — et cela dans un texte qui n'aura certes pas la
magie du dessin de ce vigoureux artiste Lucien Jonas, la presti-
gieuse magie de l'ombre et de la lumière.
)) Voici un beau vers, tiré d'une de ses pièces encore inédites,
qui me paraît résumer jusqu'ici les tendances du poète :
« Dans la nuit sans clarté, de la douleur, du rêve... »
» Quant à l'homme, le voilà devant vous, petit, mince, toujours
gesticulant. Ses cheveux blonds très fins, traînant en un long
bandeau, voilent son front large et pâle, un front bombé un
peu et qui semble tout rempli d'impressions étranges et déli-
cieuses.
» Des yeux vagues, couleur du ciel des matins mélancoli-
ques d'automne: au delà de grands verres ronds, cerclés d'or,
on croirait par instants de minuscules phares scrutant des horizons
lointains.
)> Sa bouche: deux lèvres courtes comme sa phrase et droites
comme sa manière artiste.
» Sa parole jeue dru les invectives, mais hésitante parfois,
entrecoupée, çà et là, de longs silences. Le timbre haut de sa
voix vous clame toute l'ardeur d'une âme tendre et généreuse et
le mépris qu il a de ces « pantins ridicules n que sont tant d'hom-
mes d'aujourd'hui.
)) De donner à H.-L. Fankhauser un âge variant entre dix-
huit et trente ans, je vous en défie... Il est né en 1884, a à Be-
sançon, antique cité dormant sur les rives du Doubs, meublée de
H.-L. FANKHAUSER
Fusain^ pjt Lucien Jonas
H.-L. FANKHAUSER 8l
casernes tristes et de forts hirsutes, rue des Granges, en face de la
maison du père Hugo, »
» Avide de sublimes visions, il va par les rues en furetant et
en rêvant, — et peut-être l'avez-vous déjà rencontré à travers
la cité grouillante dont il chante tour à tour les joies et les tris-
tesses, les laideurs et les beautés... »
Bibliographie. — Le Char en Deuil^ poèmes, avec Préface par
Louis Xavier de Ricard, (sous presse). — Pour paraître ensuite:
L'tMarchand d'bonheur. roman ; V^aguelone vaincue^ opéra, en
collaboration avec L.-X. de Ricard, musique de Camille Erlan-
ger; La Muse au masque, poèmes.
AMOUR
Avant que peu à peu ma main se soit glacée
A frôler, sans relâche, nu, ton jeune corps,
— Tumultueuse vague blanche aux reflets d'or, —
Dans la coupe que j'ai, patient, ciselée.
Pour que tu sois toujours à moi seul dans la mort,
Tu boiras d'un nectar la lie empoisonnée
Qu'un soir d'ardente fièvre je t'aurai versée !
Et, pourchasser au loin mon siupide remord,
Après avoir posé sur ta bouche blémie
Les ultimes. baisers delà mienne en folie.
Et calmé lâchement mon désir inlassé.
Je danserai vers toi les plus farouches danses
Et je m'enivrerai des acres pestilences
Que, lente, exhalera ta funèbre beauté 1
82 TOUTES LES LYRES
LE CHAR
Or, le soleil levant semblait un luminaire
Livide, pâlissant dans le ciel funéraire
Le long linceul tissé des multiples splendeurs,
Des vagues d'or de l'aube et du parfum des fleurs.
Et l'air, en chevauchant, berçait les fronts rêveurs
Des ifs, des noirs cyprès et des saules pleureurs,
Et les sanglots d'un glas lugubre et somptuaire. ..
Cependant qu'à regret, vers l'antique ossuaire,
Quatre coursiers géants, veules de nonchalance,
Traînaient, les yeux fermés et d'un pas de silence,
Vos restes fastueux en un pesant cercueil,
O mon fol Idéal, ô ma douce Espérance,
Grande et chaste Beauté si noble en votre orgueil !
Cher défunt qui vivez dans mon éternel deuil !
DANSE MACABRE
A Lucien Jonas.
Danse ! Rayonnement des splendeurs surannées
Dans l'alcôve, éclairant, parmi les vieux miroirs,
Parfums, cheveux blanchis, parés de fleurs fanées,
Flots d'ambre et d'or jadis, sous les lustres, les soirs;
Seins, entrailles souillés ; hanches qu'ont décharnées
Les veules voluptés dans les secrets boudoirs ;
H.-L. FANKHAUSER 83
Pourpres reflets de sang des lèvres carminées ;
Yeux mornes et cerclés de fards visqueux et noirs,
xMornes du vain regret : inguérissable mal
Du souvenir ardent des gloires trépassées
Qu'engendraient l'Orgueil vil et le Plaisir banal !
Danse ! Fantôme en quelque étrange carnaval,
Enrobé du long deuil des volages années,
Souriant d'un rictus funèbre et machinal !
LE TRIBUN
Dans l'air, il y avait des chants, des cris de fêtes.
Par dessus les palais, les vieux toits, triomphaux,
S'étaient dressés des arcs et des fleurs en cerceaux,
Et des fanions paraient l'argile de leurs faîtes.
Dans le fleuve, berceur de tourments, qui reflète
Le fantôme tordu des faubourgs, un flambeau
Jetait ses blancs rayons ; non loin, sur un monceau
De bois brûlant, cuisait un long corps gras sans tête,
Alors qu'autour venait, d'une voisine place,
Riant, dansant, montrant les pires des grimaces,
Des bras noueux et sales, des torses puissants,
Des seins gonflés de lait, tout une populace :
Devant elle, avec deux grands yeux verts suppliants
Et des cheveux, roulait un lourd caillot de sang...
84 TOUTES LES LYRES
DETRESSE
Je suis ivre. J'ai bu le vin pernicieux
Qui, dans l'ultime oubli, sournoisement m'isole;
Et, ce soir, cependant, à travers l'air qui frôle
Mon front las qu'étourdit le spleen malicieux,
J'entends de l'Idéal, sans cesse impérieux,
Dansant et tournoyant en une ronde folle,
Et de l'Illusion qui, joyeusement, vole.
Comme d'un violon, les sons harmonieux !
J'entends passer, battant des ailes, taciturnes,
Tramant leursdeuils, les Rêves, ces oiseaux nocturne;
Et mes yeux hébêiés cherchent encore à voir,
Entre les cieux chargés d'ombres et d'inquiétudes
Et les calmes sommets des hautes solitudes,
L'Etoile du berger, symbole des Espoirs !
HARMONIE
Dômes d'aciers, granits, palais: vastes cités
Où n'erre plus, ainsi que les flots tourmentés
Des sombres océans, la grande Multitude !
Ecoutez venir lentement la Lassitude...
Vapeurs de chair, de sang et relents exhalés ;
On dirait des géants fuyant échevelés
H.-L. FANKHAUSER 85
Au sein d'une céleste et douce solitude !
Ecoutez venir lentement la Lassitude...
Songes du Jour sombrant dans la langueur du Rêve !
Sereine majesté de la Nuit qui se lève !
Et, comme un frôlement de longs linceuls, essor
Lugubre, dans le soir, des râles de la Vie !
Soleil mourant : passé; gloires : poussières d'or
Enchevêtrant les sons : harmonie ! harmonie!
DES CENDRES...
Amours ! Chères amours ! Oh ! morne souvenir
Qui danse et qui vacille, au fond de ma mémoire.
Pareil au feu follet qui vient, vivant, trahir
La mort blottie au sein des tombes, la nuit noire...
Oh ! le doux mal d'un beau revenir illusoire
Que le rêve, les soirs, au sommeil vient m'offrir :
Chimérique instant où, pauvre amant dérisoire.
Je berce son corps chaud, ardent, sans le subir...
Oh ! quand ma main tremblante les chiffonne, entendre,
Dans le coffret d'airain que les ans ont rouillé,
Le bruit des mortes fleurs, des parchemins souillés,
Chanter, comme la voix d'or de ses lèvres tendres :
La voix d'or des serments désormais envolés,
Ainsi que d'un bûcher les plus légères cendres...
8
Albert FLEURY
M.Albert Fleury(*), né en 1875, publia ses premiers essais dès
1892, puis fonda et dirigea, en 1895, ^'^ Renaissance idéaliste^
dont l'existence (d'un an seulement) fut arrêtée par le départ du
poète à la caserne. Jusqu'alors, il avait donné Les Evocations
(1895), Paroles vers Elle (1895), Sur la Rouie (i8g6), suites de
poèmes fortement influencés par l'idéalisme rosicrucien qui domi-
nait ce moment de l'atmosphère intellectuelle.
Mais c'est de sa première rencontre avec la tristesse de la vie,
c'est de son séjour au régiment que date l'expression réelle de
son tempérament poétique. C'est, en effet, en 1897-1898 qu'il
écrit Impressions grises et Pierrot, deux recueils d'où s'exhale
une sensibilité aiguë et concentrée, traduite en une forme essen-
tiellement personnelle.
A ce moment, sa marque était imposée. Mais une misanthropie
qui ne l'a jamais quitté, jointe au désir inné des voyages et des
aventures, lui fait quitter Paris. Il s'installe tour à tour en Breta-
gne, en Provence, en Béarn, et garde le silence. Puis, en 1906, il
fait paraître un petit opuscule critique : Les Idées dramatiques, et,
deux ans plus tard, donne à 1' cAurore un long roman : Les
Soldats. Puis il repart pour de nouvelles solitudes. La maladie
enfin le fixe à Pau, où il publie en 1910: Des Automnes et des
Soirs. Il prépare actuellement deux ouvrages : un poème, Au car-
refour de la Douleur, et un recueil amer et nostalgique: Papiers
du Vagabond.
M. Albert Fleury est un poète hautement estimé. Voici, qui le
prouvent, quelques appréciations des critiques les plus notables:
a... L'Ecriture nous apprend que l'Enfant Prodigue, avant qu'il
retournât dans la maison de son père, connut bien des pays et
des aventures. Et je pense que nous découvririons une âme
voyageuse chez bien des hommes qui, comme Baudelaire ou
Rimbaud, après avoir longtemps erré sur la terre, arrivèrent en
vue du ciel. Albert Fleury est de leur race ardente. Son cœur
(*) Sans autre prénom: Albert Fleury. — Ceci pour éviter
toute confusion.
ALBERT FLEURY
87
ailé a l'amour des départs et des grands horizons. Ce cœur,
où n'est-il pas allé ? Il a battu devant l'émeraude unique des
Portrait à la plume, par Albert Beaume
Pyrénées, il a uni son rythme au rythme des clairs tor-
rents, il a mêlé sa tristesse à la laine que dévident les moulins
88 TOUTES LES LYRES
des Flandres, il a marié sa plainte à celle de la mer. Il a aimé la
nature, et dans ses manifestations les plus diverses. Et les
somptueux éléphants qu'il évoque, les fêtes barbares, les cymba-
les et les fifres, les danseuses indiennes dont bruissent les an-
neaux, la rumeur des grands ports ne lui ont pas fait oublier la
douce lampe familiale qui, par les crépuscules d'automne, brille
à travers le feuillage du parc... (Francis Jammes, Le Patriote des
Pyrénées, 12 mai 19 10).
« ...Les poèmes d'Albert Fleury possèdent ceci de délicieux
qu'ils tiennent à sa chair et à son cœur, comme les fruits à
l'arbre, à ce point qu'on ne peut guère les comprendre sans
l'aimer, et qu'on ne peut les aimer si on ne le comprend point.
C'est un homme qui vit avec violence, et son œuvre poétique est
surtout la synthèse de sa vie quotidienne. Il laisse végéter ses
instincts dans toute leur vigueur, en toute liberté, et c'est
la même chose pour ses rythmes qui chantent, s'élargissent,
s'évanouissent et renaissent, selon les hasards de son existence.
Ses émotions fleurissent en fleurs verbales, et sa poésie est de la
vie écrite. Cet exquis poète n'a pas la volonté de son destin, ni
le pouvoir de le préméditer. Il ne sait où celui-ci le mène. Et il
suffit de la rencontre fortuite d'une passante, d'un visage aperçu
ou d'un caprice de la brise, pour faire dévier sa vie, pour donner
à son cœur des bondissements imprévus, et pour provoquer dans
son œuvre des floraisons insoupçonnées... Ce qui plaît, chez
M. Albert Fleury, ce qui fait de lui l'un des meilleurs poètes de
la génération, ce sont ses dons d'expression. Il a le pouvoir, par
des moyens très simples, qui sont pourtant des trouvailles, de
prolonger en nous ses sentiments, et après même qu'elles se sont
tues, ses paroles retentissent dans nos mémoires avec des
inflexions qui nous sont douces. (Maurice Le Blond, La Revue
Naturiste, février igoo).
(( .. .Albert Fleury se laisse aller tout entier à l'émotion du mo-
ment; mais quand il la traduit, il n'en ressuscite que le plus
véhément et le plus aigu, si bien qu'avec cet aveu presque confi-
dentiel chacun, à son gré, puisse reconstituer, selon sa propre
nature, la même émotion, différente et semblable. Lui-même,
ALBERT FLEURY 89
l'âme perpétuellement en partance, acceptant que son œuvre ainsi
que sa vie changeante n'ait pas d'aspect définitif et volontaire,
ne peut faire que des sensations déjà perçues, des images déjà
vues ne se mêlent à ses sensations et à ses images immédiates ;
mais il y ajoute toujours du sien et du nouveau : s'il a écouté,
comme Virgile, le bourdonnement des abeilles dans les haies, il
sait aussi découvrir d'autres correspondances plus compliquées,
d'où ce vers exquis :
Et le bruit de la source est doux comme une pêche.
(Pierre Quillard, Mercure de France, mars 1900).
« ... Je connais Albert Fleury. Il a été bien proche de moi, il
y a quelques années. Il ne l'est plus tant aujourd'hui... Je crois
bien qu'il travaille dans un sens différent. Tout ce qui me pas-
sionne ne l'occupe plus que peu. Il ne se soucie plus beaucoup
delà justice. Il se désintéresse des choses du monde. Il n'a plus
l'ambition de l'ébranler. La constitution de l'Etat ne l'émeut
point. Du moins tel est son aspect. Ces sentiments font qu'il con-
traste avec nous tous... » (Saint-Georges de Bouhélier, Pays de
France, 1899). — « Son genre de talent est entièrement per-
sonnel. Sa poésie a quelque chose de tourmenté et de fièrement
tragique. C'est la vie même qui lui suggère ses vers, d'une inten-
sité et d'une grâce poignantes et d'une constante émotion. Nous
avions vu en lui l'un des successeurs possibles de Verlaine. Un
recueil de poèmes nouveau intitulé : T>es Automnes et des Soirs^
d'un caractère sentimental extraordinaire et d'une pureté de
pensée raffinée, nous confirme dans cette impression et nous fait
aimer davantage encore ce poète magnifiquement triste et qui se
double d'un parfait philosophe. (D" Echo de Paris, 1910).
« ... Piertot continue l'évolution de cet artiste vers plus de re-
lief, de gaîié, de lumière, ou vers plus d'intensité dans la tris-
tesse. Un Prélude explique fort bien que l'auteur n'a point pensé
k nous décrire un Pierrot traditionnel : Pierrot-Watteau, Pierrot-
Debureau, Pierrot-Séverin. Il a voulu noter dans son âme propre,
dans l'âme de ceux qui l'avoisinent, des reflets de cette âme tra-
ditionnelle, mais dégagée, à la fois élargie et particularisée, tirée
8.
90 TOUTES LES LYRES
des fictions gracieuses ou macabres de jadis et de tout à l'heure.
Il l'a voulu noter en ce que contient tout homme, à certains mo-
ments, de tristesse mélancolique et voluptueuse, de tout blanc,
non de pureté mais d'émotion, non d'innocence mais de laisser-
faire, de douleur amortie par la durée et le long usage qu'on en
fit comme matières à chansons. En abordant ainsi le sujet,
M. Albert Fleury s'arrête non loin de Vltnitation de Notre-Dame
la Lune de Laforgue. Mais le Pierrot de Laforgue est un faune
lunaire, idéologue, philosophe et disputeur, ergoteur, amoureux
de définitions, dandy et messie. Le Pierrot de M. Fleury est un
faune simplement contemplatif, sentimental, qui court les petites
villes, les fêtes foraines, lit des billets doux, perd son chapeau en
poursuivant les petitesfilles, bien sentimentalement, et finit par se
fâcher, un tout petit peu, devant les femmes qui ne veulent pas
comprendre sa pantomime et ses sérénades. C'est un Pierrot con-
temporain, facile à rencontrer en voyage, usuel presque, dirions-
nous, et qui a mis beaucoup de soin à apprendre à dessiner avec
des mots des paysages gris et sourds de notre Nord. (Gustave
Kahn, La lievue Blanche, 15 mai 1899).
« ...M. Albert Fleury se laisse aller au fil de son impression, et
son impression est toujours mélancolique et choisie. Il est poète
avant d'être écrivain. Il ne compose pas savamment de longues et
froides dissertations sentimentales ; il ne s'arrête guère à calculer
le développement de ses périodes; ce n'est pas un littérateur, c'est
un sensitif... Une sensibilité aussi sincère et aussi mobile ne sau-
rait s'accommoder toujours d'une prosodie rigide, de mètres fixes
et figés. Souvent, le poète s'échappe de l'étroite prison de l'alexan-
drin pour venir au vers libre. Du reste, ses rythmes restent tou-
jours plus ou moins des succédanés de l'alexandrin, c'est-à-dire
que l'on n'y trouve guère que des groupes de quatre, six ou huit
syllabes. Si parfois on y rencontre un vers de neuf, il est pres-
que toujours composé de trois groupes réguliers de trois syllabes.
Avec cela, il atteint à une joliesse de rythme incomparable, comme
dans la chanson On bat le briquet tant de fois citée déjà. Mais
souvent la rime elle-même ou l'assonance ne trouve pas grâce
devant lui, et c'est du reste ce qui lui permet d'obtenir parfois des
ALBERT FLEURY 9I
eflFets curieux de prolongement indéâni d'un sentiment. .. M. Albert
Fleury est un des grands poètes de demain. Quand, aux soirs
d'automne, vous irez par les lointains, par les allées du parc
endormi où flotte encore quelque songe ancien, prenez le volume
de M. Albert Fleury, lisez-le bien, et vous l'aimerez. Des harmo-
nies très douces chanteront en votre âme. (Henri Degron, La
Vogue^ 15 juillet, 1899).
M. Albert Fleury a collaboré à : la Titvue Blanche, la Vogue^
le tMercure de France, la Plume, Nouvelle Revue Moderne, la
Revue naturiste, lievue provinciale, Gallia, le Centaure, VAu-
rore^ etc., etc. Il vient de fonder, en janvier 191 1, une revue de
littérature qu'il dirige: Les Tablettes.
ANZIN
Un village après un village
Et tout s'oublie, et tout s'en va.
D'espoirs en espoirs, et d'âge en âge
Heureux ceux qui demeurent là.
Par les routes poudreuses, en des matins de brumes,
Ce sont des champs assoupis qui s'éveillent,
Et des forêts silencieuses,
Et c'est ainsi, toujours ainsi,
Jusqu'à plus loin, au détour inconnu
Vers quelque pays légendaire...
Qu'avons-nous vu > qu'avons-nous vu !
La longue rue
Et ses humbles maisons de briques sombres
Toutes égales— c'est un village
Long comme une procession. Des portes closes,
92 TOUTES LES LYRES
Un ciel bas, un ciel gris plein d'ombre
Où pleurent longuement de longues traînées vagues.
Parmi toutes ces choses,
Voici venir le ddfilé,
L'interminable défilé
De faces hâves, de regards mornes ou hagards :
Des gens qui marchent vers un but
Passivement nous croisent en chemin.
Au loin, voici les mines noires
Qui fument !
Gigantesques comme des rêves
Dans de la brume.
Longues cheminées, flammes noires.
Des amoncellements géants de houille
Trouant le ciel, à l'infini !
Tout est plein d'une angoisse
Ignorante de sa présence :
Il n'y a pas d'arbres autour,
Pas d'espérance,
On dirait presque une absence d'amour,
Une passiveté fatale
Echelonnée comme des bornes sur la route.
Les cheminées vers les cieux blêmes
Dressent un horizon de lourds blasphèmes,
Immobiles destins des mineurs légendaires
Où se concentrent leurs cent mille regards.
Le pays semble hostile à l'étranger qui passe :
Au seuil des portes
ALBERT FLEURY 93
Les femmes demeurent,
Regardant celui-là qu'on n'a jamais rêvé
Qui disparaît au loin, qui ne reviendra plus.. .
Est-il donc un pays, étranger, où les cieux
Soient moins gris que chez nous >
— Leurs pauvres yeux figés sur la fuite des pas
De l'homme qui s'en va,
Leurs pauvres yeux songent peut-être
A quelque éden où l'horizon ne serait pas
Un mur noir de collines
Où vont s'abattre leurs espoirs
Cabrés vers le grisou des mines,
Où meurent les révoltes des mâles farouches
Ensevelis sous leurs efforts,
Tandis que hurle de leurs bouches
L'affreux silence de la mort.
(7597)
SOIR TRISTE
Ville grise, et rappels de cloches si profonds
Qu'on entend pleurer l'heure au fond du crépuscule ;
De la fumée et du brouillard où tout se fond,
Un horizon où l'espoir meurt, tant il recule.
La rue est calme ; et le silence des maisons
Plombe sur les passants un lourd manteau de songe;
Les gens sont en estompe; on sent un long frisson
D'automne échevelé, frileux. Le soir prolonge
jnfiniment sa teinte aux arbres du chemin ;
94 TOUTES LES LYRES
Des lueurs ça et là piquent d'or les fenêtres ;
On dirait qu'il ne sera pas de lendemain
A ce jour qui s'éteint, si triste, et qui semble être
Eternel de douceur paisible, un soir qui ment,
Mais si triste que toute l'âme en est éprise ;
Et l'heure, en sanglotant, silencieusement,
Se meurt en la tranquillité des choses grises.
(i8g8)
LASSITUDE
Nous avons cueilli des rêves et des rêves
Et nous avons tant bu de nos âmes sur nos lèvres
Que ton âme est en moi comme la mienne en toi.
Et je pars...
Est-ce la destinée qui commande cela }
Je suis las de toutes les gares
Et de tous les exils, et de tous les départs,
Et je voudrais — c'est pourtant demander bien peu —
Un peu de solitude enfin rien qu'à nous deux !
Quand pourrons-nous fermer la porte d'un foyer,
Nous asseoir près d'un feu sans rêver d'autres rêves.
Ne plus traîner de soirs en soirs, ne plus errer,
Quand pourrons-nous dormir lorsque le jour s'achève r
Si tu savais comme je suis las !
Je n'ai plus d'espérance à force d'espérer
Après les horizons en marche...
Vivre en paix, vivre en paix, hélas !
Vivre sans dire un mot, et sans penser.
ALBERT FLEURY 95
Rien qu'en aimant,
En ignorant les heures ;
Vivre cette vie un peu seulement,
Si vous voulez,
Mais au moins le temps qu'on en meure...
(1898)
EXHORTATION
Lorsqu'un peu de bonheur passe par le chemin
Il faut le suivre ainsi qu'on suivrait une étoile.
Sans demander celui qui splendira demain,
Ni chercher à savoir ce que l'avenir voile ;
Il faut vouloir la joie à chacun de nos pas
Et vivre éperdûment la minute présente,
De peur de disparaître en ne connaissant pas
L'unique volupté qu'elle nous représente.
Démence de souffrir lorsqu'on peut oublier !
La vie est rude, soit ! mais nous devons la vivre,
Et, pour un soir parfois, savoir humilier
Tout le stupide orgueil dont le vieux cœur est ivre.
Car le monde se meurt de ses fameux espoirs
Au souvenir des jours évanouis dans l'ombre:
Les horizons demain seront peut-être noirs ;
Quant aux bonheurs futurs... en savons-nouslenombre?
(/9/0)
FLORIAN-PARMENTIER
Né à Valenciennes. — 31 ans.
Bibliographie. — Le Féminisme jugé par un enfant, essai satirique
(Edition d'amateur, 189G) ; — Rêveries et Frissonnements, en trois
livres : Harmonies sauvages. Refrain des Villes, Le Chant du Barde,
poèmes (Vanier, édit., 1899) ; -- Nocturnes, poèmes (G. Théry, èdit.
1901) ; — Scaffelaar, épopée lyrique, {d° 1902), interprété, avec musi-
que de Gilbert Beaume, au Théâtre Mondain, à Paris, en 1908; — Che-
vauchées épiques, poème (G. Théry, édit. 190:{) ; — Histoires Echevelées,
contes, avec Préface d'Emile Blémont (P. et G. Giard, édit. 1903) ; —
Le Droit du Riche, 1 acte en prose (G. Théry, édit. 1903) ; — L'Essor
Septentrional, revue dart et de littérature (Valenciennes, puis Paris,
1903-1906) ; — Etudes d'Art, trois séries, (H. Lemaire, édit. 1903-1905);
_ Les Salons (Edition E. S. 1904) ; — La Physiologie Morale du
Poète (d* 1904 ; puis Gaslein-Serge, 1907) ; — L'Impulsionnisme
(Bibliolh. Philosophique, 1905) ; — La Revue Impulsionniste (Paris,
1905- 1906) ; — Etude sur l'Histoire du Fabliau (en Préface aux
Fabliaux d'A. Carlier ; Gastein-Serge, édit. 1906) ; — La Revue des
Flandres (avec A. Croquez et Ch. Clarisse, Lille, 1906-1907) ; — Entre
la Vie et le Rêve, poèmes, avec illustrations de l'auteur (Gastein-Serge,
édit. 1907); — Le Défi Suprême, poème (d* 1907); — Amis de Collège,
1 acte en prose (d" 1907), joué au Ttiédtre Mondain, à Paris, en 1908 ;
— Les Deux Vengeances, 3 actes en prose, interprêtés au Colisée
Montparnasse, à Paris, en 1907 ; — Les Deux Vengeances, roman
(Gastein-Serge, édit. 1908) ; — La Sorcellerie devant les Temps
Modernes, essai (d» 1908) ; — VArt et l'Epoque, essai critique
(d* 1908) ; — L'Eternité dans l'Homme, poème dit par l'auteur au
Panthéon (d* 1908) ; — Déserteur '( roman sur le problème militaire
et social, avec un dessin d'Albert Beaume (d* 1909) ; — Toutes les
Lyres, anthologie, tome I, en collaboration (d* 1909) ; — Jean-Baptiste
Carpeaux (H. Fabre, édit 1910); — Par les Routes Humaines, poème
(Ollendora, edil. 1910) ; Préface aux Visions de Charles-Rafaël Poirée
(Gastein-Serge, édit., 1910); — Les Ecoles Littéraires et l'Individua-
lisme contemporain (d*, 1911) ; — Toutes les Lyres, anthologie,
Tomes II et III (d°, 1911) ; — Carpeaux, Sa Vie, son Œuvre, ses Écrits ;
sous presse, (Michaud, édit. 1911).
Œuvres mises en musique : Pax, Grand chœur à 4 voix ; Musique de
Claude Fiévet ; —^La Gypsia, Musique du même ; Grisettes, Musique
FLORIAN-PARMENTIER
Fusain, far lAicitn Jonas
FLORIAN-PARMENTIER
97
du même ; — Les Pantins, Musique du même ; — Sr,affelaar,
Musique de scène de Gilbert Beaume ; — Folle Jalousie, Musique du
même, créé au Théâtre Mondain, à Paris, par M. Varelli, de l'Opéra ;
— Trop d'âme ! 2 actes en vers, musique de scène de Gilbert Beaume
(Tréteau des Muses).
On trouve en outre des vers de Florian-Parmentier dans Les Provin-
ces poétiques d'A.-M. Gossez ; Le Salon des Poètes 1908 ; Les Poètes
français de G. de Monlgaillard ; L'Année poétique 1909 (Fischbacher) ;
Les plus beaux vers (1910) de A. Séché; L'Anthologie de Walch (tome
sous presse).
Pour paraître : Les Grands Horizons, essais ; La Poire d'Angoisse,
histoire contemporaine d'un homme de lettres ; L'Aveugle, poème de la
vie intérieure ; Vie et Aventures de Cézyle, homme universel, roman ;
La Solution de l'Insoluble, essai philosophique; un vol. de Contes.
Autres Œuvres. — Peinture : Sur la Rhônelle, paysage, peinture
(acheté par la Société Valenciennoise des Arts à l'Exposition Interna-
tionale des Beaux-Arts de Valenciennes, 1909) ; Notre-Dame entre les
branches, paysage, peinture ; — L'Etang des Écrevisses, à Cha-
ville, d* ; — Coin de Parc, d* ; — Au Bois de Raismes, d' ; —
Portrait, par lui-même, trois crayons sanguine ; — et de nombreuses
études de tète et de paysage, des aquarelles, des pastels, des dessins
publiés sous diflérents pseudonymes, etc. — Sculpture : Silhouettes,
série de statuettes à cire perdue, etc. — Musique : Lamentation,
Langueur, Fantasmagories, En joie, morceaux pour piano et chant ;
Chanson, (sur des vers de Jacques Nayral), etc.
Collaborations. — La Revue illustrée (dont il fut le critique d'art,
puis le rédacteur en chef, 1906-1907) ; Patria (dont il fut le secrétaire
général, 1907) ; Comœdia : Paris-Journal ; Le Gaulois du Dimanche,
La Petite République ; Le Figaro (supplém. litt.) ; Excelsior; La Grande
Revue ; La Nouvelle Revue ; Le Petit Journal (supplém. litlér.) ; Les
Annales Politiques et Littéraires; Le Radical ; La Revue Française ;
Nos Loisirs ; Le Soleil du Dimanche ; Madame et Monsieur, et
environ deux cents autres publications françaises et étrangères.
Iconographie. — Maurice Buffin : Portrait, peinture à l'huile, —
Lucien Jonas: Portrait, fusain.— Albert Beaume: Portrait au crayon.
— Djinn : Masque. — Arthur Guillez : Portrait. — L'auteur: Portrait,
sanguine, et divers croquis. — Sauf les portraits par Maurice Ruflnn
et Arthur Guilicz, tous ces documents ont paru dans diflérentes publi-
cations.
98 TOUTES LES LYRES
OPINIONS sor Par les Routes Humaines, (son plus récent volume
de vers).
«... Ce poème est d'un symbolisme à la fois mystérieux, profond, et
pourtant extrêmement clair auquel il semble bien qu'on n'avait pas at-
teint jusqu'ici... El la forme néo-classique, créatrice subtile de nouveaux
aspects, est d'une admirable eurythmie. Celui qui a réalisé cela est
vraiment quelqu'un. » (G. d'Abano, La Logique). — « ... En ce poème
M. Floi ian-Parmentier a essayé d'enclore sa conception philosophique de
l'existence. Je crois que c'est là une œuvre sincère et qui prouve chez
son auteur un sérieux eflort vers la réalisation d'une œuvre d'art... »
{Paul Abram ; La Petite République). — « ... J'ai quelque peine à
le suivre sans vertige. Et je me demande si ce n'est pas présu-
mer un peu des forces humaines que de poursuivre une si haute
aventure? » (Aug. Bailly ; Revue du Mois). — « ... L'argument philo-
sophique de chaque chapitre est d'essence supérieure... L'auteur a
transposé des formules métaphysiques en des vers dont il faut louer
sans restriction la forme afTinée, maîtresse d'elle-même et la pensée
si profonde... C'est un sage troublant qui regarde la vie et la mort
avec des yeux mystérieusement illuminés. » (Arthur Baland ; Le
Florilège arlist. et Litt., Anvers). — «... Poème extraordinaire qui
semble avoir été directement inspiré d'En-Haut et transcrit comme
une révélation... M. Florian-Parmentier transporte le lecteur dans
un monde de mystère où lui-même se trouve être chez lui, et semble
avec aisance exprimer l'inexprimable. Si j'étais de ceux qui, dans
leur enfance, cassèrent leurs jouets pour voir « ce qu'il y a de-
dans »... je dirais que M. Florian-Parmentier obtient ces effets au
moyen de néologismes ou de formes prosodiques particulières et inté-
ressantes par leur nouveauté, forgeant ainsi à plaisir des mots et des
tournures adéquats à ses idées, qu'il a le talent de grouper les sono-
rités pour composer des harmonies évocatrices, j'irais compter les alli-
térations et m'émerveillerais de la science d'un couplet comme celui-
ci... Mais combien je préfère croire que ce sont là des trouvailles invo-
lontaires, que tout cela est venu du ciel, je ne sais comment, ni
M. Florian-Parmentier non plus et qu'il répand sur tout ce qu'il écrit
cette atmosphère de rêve, tout simplement en extériorisant, par une
belle sincérité d'artiste, son âme profonde et mystique... L'avenir dira
si nous nous sommes trompés en donnant le nom de chef-d'œuvre au
poème de M. Florian-Parmentier... » (Alice Berthet, Rénovation mo-
rale, La Famille, Les Rayons). — «... Poème d'une haute por-
tée philosophique... Le magnifique idéalisme de l'auteur, ses doctrines
FLORIAN-PARMENTIER 99
si noblement morales, si bellement esthétiques, se trouvent comme syn-
thétisés dans cette œuvre de large envergure... grand souffle et extra-
ordinaire délicatesse d'expression... » (Louis Berville, La Patrie.). —
«... De l'énergie et de la précision verbale, une abondante variété
de rythmes bien appropriés, de l'invention, de la grandeur... C'est dans
des œuvres de ce genre que nous pouvons trouver des raisons d'es-
pérer le renouvellement de l'inspiration... (André Billy, Echo Biblio-
graphique du Boulevard). — «... Florian-Parmentier ressort net-
tement de ce chœur (de lyriques français) par la forme pénétrante
et artistiquement variée dont il revêt ses sentiments profonds, ses
hautes conceptions... » (D' Karl Borinski, Miinchner Neueste Na-
chrichten, Munich). — «... Votre livre est vraiment fort beau. C'est
à coup sûr l'œuvre de vous que je préfère. Vous vous y élevez magni-
fiquement. De lointains sommets, mystérieusement éclairés s'y dres-
sent çà et là, et nous font mesurer la beauté de votre élan lyrique... »
(Saint-Georges de Bouhélier, Corresp.).— «... Poème d'un style souple,
d'une poésie harmonieuse et pure et d'une très haute inspiration...»
(J. Calderone : Ft7oso/îa délia Scienza, Palerme). — «... Par les
Routes Humaines me paraît l'œuvre d'un poète-né, et, si je ne crai-
gnais les gros mots, je dirais l'œuvre d'un grand poète. Ce livre court
est immense. Il est original, étonnant, vertigineux. Ce sont des vi-
sions larges où transparait par instants une très fine sensibilité. Les
beaux vers foisonnent, et quand on fera encore une enquête sur < le
plus beau vers de la langue française », l'on n'aura que l'embarras du
choix entre les vers coulants et harmonieux, les vers créateurs d'atmos-
phère où les vers précis et d'allure classique, les uns et les autres d'une
qualité rare. Nombre de pièces sont remarquables à des titres différents,
mais égaux, et peuvent soutenir la comparaison avec ce que je connais
de pluâ beau. Certains morceaux ont un sens profond, éternel.
D'autres sont extrêmement curieux d'inspiration et de rythmes... »
(G. Thiéry, Feuillets dazur). _ «... Par les Routes Humaines est la
puissante affirmation d'une maîtrise, une œuvre capitale, un temple
de marbre élevé à la pensée... Malgré mon respect absolu pour la
forme et les rythmes classiques, je suis forcé de m'incliner devant la
sincérité, le lyrisme à plein vol, la prodigieuse et tumultueuse « vague
de vie » qui déborde de ces pages enthousiastes et profondes. Je ne
connais pas, en ces dernières années, d'ouvrage en vers, ni même en
prose, qui m'ait causé une aussi durable impression...» (Louis Chol-
let, Le Pays Bleuei La Dépêche de Tours). — «... Plus encore qu'un
poème philosophique, son livre est une confession. C'est ce qui le fait
100 TOUTES LES LYRES
si louchant. Bien peu d'œuvres m'ont remué comme certaines parties de
cet ouvrage. De quelles profondeurs viennent ces plaintes si sincères,
ces cris si humains, cette foi si divine !... > (Raymond Christoflour ;
La Montagne d'Auver-gne). — «...Ce poème est d'une très haute et
d'une très noble inspiration... Talent souple, multiple et divers... son
vers atteint en nous des mystères... » (Lucien Christophe, Le Farfadet,
Verviers.). — «... Par les Routes Humaines est un poème philosophi-
que. M. Florian-Parmentier est un sculpteur de vers solides et mus-
clés... » (Pierre Corrard, Gil Blas). — i ... J'ai comme la révélation
d'une beauté neuve, la découverte d'un Spinoza poète... De la récente
production poétique, ce livre est certainement le plus profond, le plus
neuf, le plus pathétique...» (Charles Dornier, La Solidarité Sociale).—
«... Par les Routes Humaines est l'œuvre d'une personnalité incon-
testable et qui s'impose...» (M. Eyris, La Suisse, Genève.)— «... Vaste
épopée humaine où la métaphysique la plus subtile s'allie à la poésie la
plus émouvante... Il paraît bien que ce soit la première fois que des
vers de forme régulière présentent toutes les souplesses, toutes les flui-
dités du vers libre. A ce point de vue, le livre de M. Florian-Farmentier
fait époque. Il prouve qne l'on peut, sans se laisser aller à des négli-
gences prosodiques, donner la sensation des sensations, exprimer
l'inexprimable, donner une forme aux émotions et aux idées. Pour me
servir d'une image du poète, on peut dire de ses vers qu' « ils sentent
sourdre en eux la source du mystère ». Enfin, voilà le vers des sym-
bolistes assagi et devenu classique ! Il fallait que cela vint, à la vérité,
du poète à qui nous devons 1' « Impuisionnisme », c'est-à-dire une re-
naissance du grand art des Inspirés, un appel véhément à la sincérité,
une affirmation de la nécessité absolue d'une vocation spontanée... Nous
sommes ici en plein vertige. Les choses dont on nous entretient tom-
bent en cascades de toutes parts dans le prodigieux abime de l'Inûni...
(H.-L. Fankhauser, La Renommée). — «... En suite de synthèses, son
effort visionnaire a parcouru tout l'effort humain... Il a dit, depuis les
intuitions asiatiques que l'analyse moderne ne dépasse ou n'atteint
pas, la pénétration des génies et leurs constructions de sagesse... Ces
pages des Initiateurs sacrés sont d'une ascension de feu... Son livre
recèle du tremblement obscur de mystère... Je dirai mon plaisir de
surprise charmée d'un aspect d'art en l'un des poèmes (le poème XXIV),
distiques où le même mot revient à la rime avec, subtilement, un
changement de sens en élargissement. C'est très trouvé ; cela lui ap-
partient, et il n'y faut toucher, personne, car il fit parfait... Livre de
grande signification, où l'auteur est arrivé à lui-même... » (René Ghil,
FLORIAN-PARMENTIER 101
Apollo, Saint-Pétersbourg). — c. Je tiens à tous dire que j'ai aimé
vos vers, si sincères et si émus, et qui sont parmi les rares où il y a
non seulement de l'imagination, mais de la pensée...» (Fernand Gregh ;
Corresp.).— «... Par les Routes Humaines est le plus admirable poème
qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps. Je ne doute pas un seul
instant que l'avenir ne le tienne pour un chef-d'œuvre... » (R. Guévol-
let, UOpinion du S.-O.). - «... Par les Routes Humaines nous ap-
porte une joie sans mélange. Voici un jeune qui, sans rien perdre des
sincérités et des flammes de son âge, est parvenu à la science de lui-
même et à la maîtrise ! Le nouveau poème de Florian-Parmentier est
singulièrement caractéristique. . . Il me semble impossible de lire quel-
ques-uns de ces vers où se transposent la fluidité, la subtilité mêmes
du Mystère, où s'harmonisent si délicatement sagesse et amour, sans
désirer les lire tous. Quiconque a un cœur aimera non seulement le
livre où une âme admirable a versé de tels trésors, mais encore Thomme
doucement et tendrement apostolique qui a pu écrire le livre...»
{EdiB-Ryner, A Iceste.). — «... M. Florian-Parmentier nous donne celte
année une œuvre d'une ampleur pins grande encore que tout ce qu'il a
produit jusqu'à ce jour. .. Ces vers puissants donnent une idée du coup
d'aile dont est capable sa muse. .. » (Emile Langlade, La Revue Mauve).
— « ... Poème de grande envolée, d'ardentes ambitions, — toujours
n3ble8 — où il y a tant de vers d'un éclat formidable !... » (Marius-Ary
Leblond, Corresp). — «... Il me semble que vous avez réussi à faire
quelque chose de très grand, de très noble et de très beau. 'Vous de-
vez ne pas vous eflrayer si vous n'êtes pas compris tout de suite... Ce
qui est, est. Et lorsque l'on fait grand, l'on n'a pas seulement l'honneur
de ravoir entrepris, mais aussi la satisfaction d'avoir créé un monu-
ment qui doit s'imposer... » (Sébastien-Charles Leconte, d»). —
«... Celte œuvre d'un prophète évangéUque, d'une parfaite beauté, res-
tera parmi les plus hautes, parmi celles qui, grâce aux Victor-Hugo,
aux Lamartine, aux Musset, aux Michelet et aux Chénier, font l'or-
fçueil de la Grande France... » (Orlando Marçal, Progressa da Figueira
ei Gazetta de Arouca, Portugal).— «... Florian-Parmentier s'aban-
donne volontiers au bercement d'une philosophie grandiose... Il n'ignore
point la séduction des poétiques cosmogonies, et se plait à dénombrer
les métamorphoses de l'esprit, créateur et serviteur inflniment divers
et souple des religions et des civilisations... » (Lucien Maury, La Revue
Bleue). — «... Il y a de vos vers qui sont sublimes ! Tous sont forts et
signiBcalifs, — et il y a des rythmes si neufs 1...» (Pierre Mille,
Corresp.).— «... Par les Routes ^umaines, de Florian-Parmentier, est
102 TOUTES LES LYRES
UD magniQque poème, ample et divers, qui, dès la première page, vous
empoigne, qui vous étreinl et vous entraîne au travers du drame, jus-
qu'aux conlins du ciel... La fiction du poète est d'une simplicité gran-
diose, comme l'Evangile !... Je n'ai pu dire tout ce qu'il y a de force,
de grandeur, d'étonnante vigueur et, parfois, de douceur exquise, dans
ce poème où le tragique se mêle au sublime, où les accents désespérés
de la plus noble douleur n'étouffent point les cris passionnés d'une foi
ardente. . Je n'ai pu donner une idée de l'art avec lequel le sûr poète
qu'est Florian-Parraentier a mis son expression à la hauteur de sa pen-
sée. Parla personnalité saisissante de son verbe, par l'emploi toujours
heureux de tournures neuves, pittoresques, hardies, Florian-Parmen-
tier prouve en ce poème que la spontanéité du génie n'exclut point la
maîtrise delà forme... C'est bien là un Evangile moderne, qui se dé-
roule dans une simple et tragique majesté, et qu'anime un souffle im-
mense de générosité, de pitié et d'amour.. .» (Jacques Nayral ; La Pro-
vince).— «... Par les Routes Humaines csl un poème secoué de tous
les frissons, de toutes les émotions intellectuelles, de toutes les sen-
sations dont est capable un poète-penseur et, par là, il constitue dans
l'ensemble un noble monument d'humanité, ramassé aux six étages de
son développement, qui monte de la matière à l'essence divine...» (M.-C.
Poinsot, L'Impartial). — «... Noble poème philosophique, si profond, si
pur, d'expression si intense!... Votre pensée est peut-être trop originale
et trop haute pour trouver un écho dans les rangs épais de la foule... ».
''.harles de Pomairols, Corresp.).— «... Avec cette nouvelle création, le
grand poète et novateur français s'impose définitivement à l'admiration
du public et de la Critique... (Rina del Prado, L'Arte, Trieste).— *...Un
ar^'ument en prose précède le poème philosophique de M. Florian-Par-
mentier. Il était sans doute nécessaire pour les gens de ce siècle à qui
est peu familière la connaissance delà Gnose et des doctrines néo-pla-
toniciennes, même interprétées par un contemporain qui les adapte à sa
conception personnelle du monde... poème d'intention si haute, de si
grave et si pure inspiration...» (Pierre Quillard, Le Mercure de France).
— «... Vous avez fait œuvre de créateur. Vous prenez une place en-
viable parmi les poètes de ce temps... Je trouve très haute la valeur de
votre œuvre fortement pensée, empreinte d'un très généreux souffle de
fraternité humaine... » (Gaston de Raismes, Corresp.). — « ... Vaste
poème.. Les strophes et les accouplements de rimes affectent des ingé-
niosités nouvelles et il en est qui s'harmonisent admirablement avec la
pensée hésitante au bord de l'abime... » G. Rémy, Le Carillon,
Ostende). — «... La pensée du lecteur, entraînée vers des cimes, éprouve
FLORIAN-PARMENTIER IO3
un peu le vertige... C'est qu'en effet M. Florian-Parmentier, par une
sorte de transposition hardie, élève l'art poétique au niveau des hautes
sphères intellectuelles et morales... L'idée dénuée de tout concrétisrae
brille comme ces astres lointains dont les rayons sont des caresses pour
les yeux... (Gaston Revel ; Le Théosophe). — «... C'est un fort beau li-
vre, d'une inspiration très haute et très variée... » (J.-H. Rosny aîné,
Corresp.). — «... donne l'impression, si je puis dire d'une haute
montagne surgie tout à coup dans l'étendue morne et stérile de plai-
nes monotones... Dans Par les Routes Humaines, M. Florian-Par-
mentier s'affirme peut-être le poète le plus sincère, le plus profond
et le plus vrai de la génération actuelle. De Verhaeren il a l'en-
vergure de l'inspiration et l'ampleur du symbole qui embrasse toute
la vie tumultueuse, farouche, barbare, faite de détresse, de misères,
de joies, de déroutes ou de splendeurs. Mais il a, en plus, une chose
qui le pousse à chercher au-delà des apparences : cette inquiétude
métaphysique qui, depuis toujours, angoisse les hommes et fait de
son poème une tentative d'exégèse de la vie et comme une histoire
transcendantale de l'Homme.. » {Jean-Paul Tort, Méditerranée). —
«... Dieu I que vous avez du talent, cher Confrère !... Oh ! ces distiques
à la ville et ces poèmes ruisselants de douceur et d'énergie secrète !
Je les aime tous... Des accents tels que les vôtres ne sauraient demeu-
rer inentendus...» (H. Vacaresco, Corresp.). — «... un poème de vraie
ardeur, qui m'a frappé...» (Emile Verhaeren, d°).
PAR LES ROUTES HUMAINES
1. — L'ATTRAIT DU VOYAGE
Gagnée par Vennui, Vune des âmes éparpillées dans l'espace après,
peut-être, un certain nombre de métamorphoses, aspire enfin à
l'incarnation :
L'être apocalyptique illané par méprise
A humé trop longtemps les rêves sublunaires,
El voici qu'il découvre, un jour, avec surprise,
Tous les instincts de l'homme agrippés à ses nerfs...
104 TOUTES LES LYRES
Les Puissances inconnues l'envoient alors sur la terre :
IV
Le blasphème opiniâtre un jour a souffleté
Les Etendues,
Et toutes leurs forces tendues
Retentissent soudain au cœur du révolté,
Comme une voix multiple et frémissante
Faite de sifflements, de clameurs d'épouvante,
De murmures confus,
De plaintes, de rafales,
Et de refus
De laisser pénétrer les Erreurs triomphales
Dans l'empire de l'Absolu.
(( Va, dit la Voix, puisque tu l'as voulu,
Va parmi la chimère humaine.
Va, va, plonge ton ennui
Dans l'opprobre de la nuit,
Que désormais le phare qui te mène,
Selon tes vœux déments, ton rêve aventureux,
— Etrange et délirante métathèse, —
Soit le quinquet fuligineux
De l'Hypothèse.
« Puisque tu ne sais plus discerner la grandeur
De l'impassible et noble Certitude,
Puisque l'angoisse en toi passe comme un rôdeur
Et fait claquer des dents ta turpitude
Quand sa lanterne sourde éclipse le Divin,
O toi qui, lugubre, frissonnes,
Au lieu de t'embraser, si du large des Zones
Souffle en tempête le Destin,
Achève, achève de dissoudre ta cervelle
Au creuset des arcanes fous !
Qu'y crépite, brûlante, une lave nouvelle
Qui vainement s'acharne à jaillir jusqu'à nous I
FLORIAN-PARMENTIER IO5
Car, ô contempteur d'immuable,
Sache que ton rêve sera
Ton despote tenace et qu'il te poussera
A l'assaut de l'Insaisissable
Et sans pitié t'exténuera
A scruter l'Infini qu'aujourd'hui tu détractes,
Jusqu'à l'heure fatale inscrite sur vos pactes
Où ton rêve, enfin, te tuera ! »
II. — SUR LA ROUTE INCONNUE
Le nouvel incarné arrive devant l'énorme Cité humaine
Celui qui rêve là, dans Tombre, a Tâge d'homme,
Et pourtant tout lui semble inconnu, tout l'émeut ;
Son regard étonné glisse comme un arôme
Sur la Cité, qui le respire peu à peu.
Lors le regard de l'homme a comme un goût céleste.
La Ville a pressenti qu'un maître était venu.
Celui qui rêve là n'a plus qu'à faire un geste,
Et la Cité viendra s'ofirir à l'inconnu.
VI
(fragment)
La Ville est un chaos qui trépide d'angoisses,
Un cœur émietté dans des mains qui le froissent,
Un cœur qui bat de mille battements divers,
Le cœur sublime et sanglotant de l'univers I
G Ville, l'on dirait que tes échafaudages.
Pendus sinistres, sont les squelettes des Ages.
Tes brouillards, n'est-ce point l'haleine du Passé ?
Et tes canaux, du sang pâli de trépassé }
I06 TOUTES LES LYRES
Tes carillons, lorsqu'ils égrènent leur rosaire,
Semblent pleurer ta mort mille fois séculaire.
Et pourtant, tu renais, tu vis, tu vis toujours !
Dans leur linceul, les jours te tissent d'autres jours.
Vaste moulin muni d'ailes surnaturelles.
Tu fais tourner, tourner l'éternité sur elles.
Oh ! Ville, l'on dirait de loin que ton contour
S'agrandit démesurément à chaque tour.
Quand vas-tu t'arrêter ?... Arrête, Ville, arrête !
Ne vois-tu pas le sang qui gicle sur ta crête ?
Ta meule moud des gens en tas, comme un fétu I
Ecoute-les hurler ! Ville, les entends-tu ?...
Mais la Villp homicide a travesti son geste,
Et d'un air magnifique et fier, elle proteste.
La voici, d'un sursaut, qui monte jusqu'aux cieux
Et qui s'identifie avec les anciens dieux.
D'avoir vidé tant de cerveaux et de matrices,
La Ville a déliré d'ivresses créatrices,
Et tout à coup, de ses cratères furieux.
Ruisselle la clarté des demains merveilleux.
Et tout fermente, et tout trépigne, et tout exulte!
La Ville est l'Avenir énorme qui se sculpte.
Les ciseaux acharnés s'ébrèchent sur le roc.
Ah ! l'effort des marteaux pour détacher le bloc!
Ah ! la besogne aventureuse et colossale !
Ces bras grouillants, ce sont des vers sous une dalle,
jamais ils ne pourront étreindre le granit !
Ils ont livré bataille, hélas! à l'Infini !...
FLORIAN-PARMENTIER IO7
Mais la Ville implacable ordonne. Les esclaves
Ignorent ce que sont les puissances qu'ils bravent !
Soumis, ils veulent prendre, en des réseaux de fers,
Tout l'Inconnu, le ciel, les astres, les enfers,
Et nul ne sait où doit s'arrêter ton caprice,
O Ville ! impénétrable et folle Impératrice.
Et l'étranger entend une voix qui lui dit :
f ... Apprends-leur à goûter le doux miel des minutes,
Conseille-leur
Le seul trésor intérieur,
Affranchis-les des convoitises et des luttes...
... El, puisqu'à toi viendra l'heure des Funérailles,
Que de ton sang dans le mystère de la mort
La Sève Universelle communie
El que ce soit de toi que se distille encor
La douceur nuptiale et vierge de la vie ! »
111. — LA VOIE REVELATRICE
Dans la Ville où tout est nouveau pour lui, l'étranger assiste à
d'angoissants spectacles. Eîi lui s'agitent les problèmes de la nais-
sance, de l'amour, de la vie et de la conditioii humaines, de la pensée
et de la mort.
IX
C'est étrange. Des hommes marchent, puis s'arrêtent...
Oh ! la tristesse des vieux murs indifférents !
Oui, ces maisons, que font-elles là sur deux rangs ?
Et ces hommes, quels buts secrets les émiettent ?
Oh ! la rue ! oh ! mystère au loin se propageant !
Des bôtcs vont, traînant de bizarres machines.
Leurs pauvres pieds cloués de couronnes d'épines.
Et tout ce que l'on voit de l'homme est affligeant.
I08 TOUTES LES LYRES
Dans le gris des maisons certaines gens pénètrent.
Est-ce pour un pèlerinage clandestin ?
D'autres attendent là l'on ne sait quel destin.
Et rien ne vient troubler les yeux morts des fenêtres.
La ville qu'on rêvait de loin pleine d'ardeurs,
La ville est presque inerte, et tout y temporise
Comme si, conscient de sa vaine entreprise,
L'homme s'ensommeillait enfin dans des langueurs.
Quelques-uns mangent, dorment, mangent, se recouchent.
Le peu de mouvements que font les autres sont
Pour leur servir la victuaiUe et la boisson,
Et pour les dorloter en rebordant leurs couches.
Mais, au loin, — car il faut respecter le sommeil
Des rois aux draps tramés d'existences humaines, —
Dans les faubourgs, là-bas, des foules se démènent,
Et, sans répit, l'on voit leur ardeur en éveil.
Quelle démence ! Et, tout ce labeur, pourquoi faire ?
Oh ! mystère ! mystère humain ! Ces forcenés
Sont, implacablement, au mépris destinés.
Et rien ne les arrache à l'œuvre délétère !. . .
Tout est étrange, ici : ces murs indifférents,
Ces hommes qu'on ne sait quels désirs fous dirigent,
Ces maisons qu'on abat, ces autres qu'ils érigent...
Ah ! ces maisons ! que font-elles là sur deux rangs ?...
L'étranger
devant un en
interroge un passant, qui fuit épouvanté; puis il s'arrête
fant, de qui il apprend le pouvoir terrible de l'argent.
Un enfant dans la rue
S'amuse avec des sous,
Et l'étranger s'arrête,
Pour entendre tinter,
^
FLORIAN-PARMENTIER lOQ
Musique inattendue,
Ces sortes de cailloux
Dont le bruit de clochette
Ricoctie, émietté...
XV
Un misérable, auprès de l'arche d'un vieux pont,
Parle en gesticulant, tout seul, en l'ombre accrue,
Et ce qu'il dit plante dans la paix de la rue
Comme un mystérieux et terrible harpon.
(( Ah I s'est-il écrié, toi, mon père, mon père 1
De quel droit pensas-tu m'engendrer, de quel droit }
A ton plaisir de brute il fallait par surcroît
Cet imbécile orgueil d'un crime héréditaire ?
« Tu le savais, pourtant, combien je souffrirais,
Et qu'avant de toucher à la fin de ma vie
L'amertume serait pour moi la seule hostie,
Invariablement, dont je communierais !
« Tu les savais tous les mépris, tous les outrages.
Tous les maux, les dégoûts qui m'étaient réservés.
Et mes propres forfaits, tu les as approuvés
Dans le suprême instant de tes ardeurs sauvages I
a Assassin ! tu savais que ma vie ici-bas
Ne serait qu'une lente et pénible agonie ;
Et, l'horreur de ma mort tout à l'heure accomplie.
Me diras-tu : Mon fils, je ne la savais pas ?
(( Assassin I Assassin !... » Et, sur cet anathème,
L'homme avec le courant songe à partir au loin,
Mais, semant la présence occulte d'un témoin.
Il se retourne, et simplement entend ; Je t'aime.
no TOUTES LES LYRES
XVI
« Je t'aime !... » Deux amants errent au bord de l'eau,
Blottis l'un contre l'autre et ne formant qu'une ombre ;
Ils se disent des mots d'amour d'une voix sombre
Et leurs serments semblent tramés comme un complot.
Quel crime ourdissent-ils ainsi dans les ténèbres ?
Pourquoi parlent-ils bas si leurs aveux sont purs ?
Et, leur bonheur, pourquoi veut-il des coins obscurs ?
Pourquoi tourmente-t-il leurs visages funèbres ?
Leur groupe quelquefois semble se partager.
On dirait que chacun conspire contre l'autre.
Ils s'enlacent peut-être ainsi pour s'égorger .^
Peut-être l'un des deux sur un mourant se vautre ?. . .
Deux ombres maintenant rôdent au bord de l'eau,
L'une et l'autre n'a pu cacher sa fourberie,
Mais un même intérêt grossier les apparie
Et leur instinct déjà trame un nouveau complot.
XVII
Tout ce jour l'étranger a souffert
D'une mort dans la chambre attenante à la sienne.
Que les vieux malades, en hiver,
S'en aillent, c'est la loi, loi triste mais ancienne.
Ici, c'est un enfant de vingt ans qui se meurt,
Et si doux ! à la fois si naïf et si grave!
Avec des yeux si rayonnants, sur sa pâleur !
Avec quelque chose d'infini qui se grave
A son front.
Comme s'il savait tout du mystère profond
Depuis longtemps, depuis qu'il sait parler peut-être.
FLORIAN-PARMENTIER III
L'homme sent pénétrer jusqu'au fond de son être
Le soliloque du petit agonisant:
(( Mon Dieu, dit la voix qui défaille,
Ma mère sanglote à présent.
Est-ce aujourd'hui qu'il faut que je m'en aille?
Est-ce aujourd'hui le jour de ma mort }
Je dois leur paraître plus pâle ;
Peut-être ai-je déjà l'air d'être mort ;
Ils entendent peut-être mon râle ?
Père se retient de pleurer ;
Il y a dans ses yeux comme une absence.
J'entends un chapelet dénombrer
— Donnant le malaise au silence —
Ses avé plus pressants, plus douloureux.
Mon Dieu 1 qu'elle me fait de la peine,
Ma pauvre mère, avec ces creux
Dans sa face amaigrie, et presque plus humaine !
Elle claque des dents à m'arracher le cœur...
Ah I je voudrais les consoler!... Ils me font peur,
Tant est affreuse leur souffrance.
Je fais un grand effort — il me paraît immense —
Pour leur tendre les mains, leur parler doucement.
Mais ma gorge, encor plus, se serre atrocement.
Je ne puis proférer une seule parole.
La mort sur moi s'exerce. Elle m'apprend mon rôle.
Elle anticipe ; elle pourrait m'attendre au port ;
Car, mourir, ce n'est rien ;
mais vivre comme un mort !..
« Voici ma pauvre vieille mère, épouvantée,
Qui vient mettre sa main sur mon cœur. Anxieux,
Mon père écoute.. . Ah ! comme il la scrute des yeux
Pour lire, avant qu'elle ait rien dit, dans sa pensée I
« Son cœur bat, » dit ma mère. Et vaguement l'espoir
Naît en elle que Dieu daignera bien surseoir.
Mais je sais, moi, je sais.. . Ce sera pour ce soir.
12 TOUTES LES LYRES
Et voilà que les mots reviennent sur ma lèvre,
Des mots vrais, pas de ceux que fait dire la fièvre,
Non, des mots que je sens s'écouler de mon cœur :
« Papa, maman, ne pleurez plus, n'ayez pas peur,
Venez tout près, tout près de moi
pour mieux m'entendre.
Voilà... Je vais partir. Le bon Dieu va me prendre...
... Si, si., moi, je le sais... Il ne faut pas pleurer.
Je vous aime l J'aurais bien voulu différer
Un peu plus... vous aimer plus longtemps...
Mais c'est l'Heure !...
« ... Le soir se blesse, en pénétrant dans la demeure,
Car il y a la Faulx, dans ce coin, voyez-vous ?...
Oh ! pardonnez ! Ces mots que je dis là sont fous.
Non, non, je n'ai pas peur de mourir... je vais vivre !
Oui, je vois sur les murs de merveilleux reflets
Et je lis du bonheur partout, comme en un livre I...
(( Mais n'a-t-on pas tapé du doigt sur les volets ?... »
Et l'étranger veut scruter le mystère humain. Mais « c'est en
vain que l'âme à flamber s'évertue » ;
Elle eut voulu ravir au soleil sa lumière.
Elle rêvait de s'élancer, lys diaphane
Où se réfléchirait la vérité plénière,
Jusqu'aux jardins du ciel où nul souffle ne fane...
... Ainsi l'âme des forts, l'âme des Zoroastres,
Triomphante pourtant, n'eût pas d'autre fortune,
Elle qui convoitait de régner sur les astres,
Que d'être par intermittence un clair de luïie.
FLORIAN-PARMENTIER II}
IV. — LE SENTIER ENSOLEILLE
Retiré dans la campagne, l'homme, en s'identi/iant à la Nature,
croit pénétrer le Secret du monde tt goûter au Bonheur parfait.
XXI
C'est le calme, et ce n'est pourtant pas le silence.
Oh! la campagne aux mille appels familiers !
Que de caresses dans le vent qui se balance !
Que de baisers dans les feuilles des peupliers !
On sent autour de soi la présence invisible
D'êtres épars, frissons volatils des roseaux,
Et l'on entend se moduler dans l'air paisible
L'âme toujours chantante et si vague des eaux.
Une vie onduleuse et douce s'évapore
Des fleurs pleines de miel, des arbres pleins de chants.
Et l'on sent pénétrer en soi par chaque pore
La joie amnistiante et discrète des champs.
On ressuscite ; et tout semble fêter la pâque.
L'espace est un clavier frôlé par mille mains ;
Tant d âmes sont là que notre paupière opaque
Nous empêche de voir flotter sur les chemins I
Mais confidentielle est la nature émue
A qui sut l'approcher avec humilité,
Et, moins charnelle, alors, 1 âme humaine est promue
Visitandine de sa sainte intimité.
114 TOUTES LES LYRES
XXV
Tandis que l'étranger berce sa rêverie
Sur des ondes d'extase, en un lac enchanté.
Il sent auprès de sa spiritualité
Un frôlis d'âme infléchissant l'air qui se strie.
C'est l'approche d'un homme au visage sans fard.
Au teint que dès longtemps le soleil influence,
Aux cheveux qu'on croirait, à leur double nuance,
Entremêlés des fleurs d'argent du nénuphar.
Il reconnaît un fils de sa terre natale
Dans celui qu'insensiblement la brise endort
Et dont l'haleine a comme un goût de nectar d'or
S'appariant à l'exhalaison végétale.
Et, l'étranger l'ayant à son tour regardé,
Il naît en eux une commune sympathie.
Sur leurs lèvres les mots fondant comme une hostie.
L'accord dans les destins secrets est décidé.
XXVI
Le nouveau compagnon conduit l'autre à sa grange ;
Il lui montre le blé que lui-même moudra ;
Et, désignant le sol qu'il ensemencera.
Il se dit riche en souriant d'un air étrange.
Il montre son verger, ses légumes, ses fruits
Dont on verra bientôt regorger ses corbeilles,
Et ses ruches d'osier bourdonnantes d'abeilles,
Et la plaine, où, mourants, s'harmonisent les bruits.
« Je suis ce que je suis, dit-il ; oh! pas grand chose !
Mes jours auront coulé dénués d'appareil.
Mais je jouis du privilège sans pareil
De boire au ciel pâmé dans son apothéose.
FLORIAN-PARMENTIBR II5
« Le miel des heures goutte à goutte flue en moi.
Je saisie charme pur et renaissant des aubes.
Les couchants ont laissé les joyaux de leurs robes
A mon âme trop riche et mise en grand émoi.
« J'ai pour amis tous les oiseaux, tous les insectes ;
Et, rien ne présageant en moi l'hostilité,
En leurs conseils secrets ils daignent m'accepter,
Et je suis dans la confidence de leurs sectes.
Inégalables sont leurs merveilleux destins.
Ah ! que je me sens nul devant leur turbulence !
Il y a plus de vie, ici, dans le silence,
Qu'il n'y en eut dans tous les empires éteints !
{( L'homme au sein de la paix comprend sa petitesse
Et qu'il n'est pas le roi que son orgueil rêvait :
Grain de sable dans la nature qu'il bravait,
Il doit le peu qu'il est à cette bonne hôtesse.
« Combien sont plus que lui surprenantes les fleurs.
Et que la moindre bète atteste d industriel
L'homme insolent ne sent-il pas la raillerie
Des bruyants moucherons et des oiseaux siffleurs ?
« Je ne suis, moi, qu'un paysan un peu farouche
Et je n'ai guère appris aux pages du savoir;
Mais ne suffit-il pas de regarder pour voir,
Et, pour goûter un peu du ciel, d'ouvrir la bouche ?
Dans le Grand-Tout l'appel est toujours entendu
S'il est le souffle ardent d'une âme qui palpite;
La vie insaisissable alors se précipite,
Impatiente du baiser tant attendu.
« Je crois, d'un cœur fidèle et d'une toi fervente,
Que tout, dans l'univers occulte, est conscient ;
Et qui sait si je n'eus, en m'y associant,
La surhumaine omniscience qu'on nous vante ?...
Il6 TOUTES LES LYRES
V. — AU CŒUR DE LA CITE
Revenu parmi ses frères, l'homme essaie de leur partager ses
richesses intérieures ; mais ils ne peuvent point le comprendre...
XXX
« Puisqu'ils n'ont pas compris mon cœur,
Puisqu'ils ont bafoué mon rêve,
O mon cœur, aime-les sans trêve,
Pour que mon rêve soit vainqueur.
(( Puisque telle est leur ignorance
Qu'ils aiment leurs infirmités,
Laisse aux bonheurs inusités
Le temps de la persévérance.
« Puisqu'ils ne savent rien de toi,
Montre-toi bien, qu'on te contemple ;
Et, s'imaginent voir un temple.
Qu'ils viennent rêver sous ton toit.
« S'ils te prirent pour une estrade,
Mon cœur, mon cœur, pardonne-leur:
Pourquoi, comme un vil bateleur,
Leur ai-je joué la parade ?
« Plutôt que de trahir en vain
Mon incompréhensible ivresse,
J'aurais dû montrer ta richesse
Pour qu'ils te sentissent divin.
0 J'aurais dû de façon disciète
Et sans un mot t'offrir aux yeux.
Quand un astre s'allume aux cieux,
Il n'a pas besoin d'interprète.
FLORIAN-PARMENTIER II7
((Aussi, jamais plus je n'irai
En apôtre chanter merveille :
Les paroles, si l'on n'y veille,
Travestissent en faux le vrai.
(( Mais, comme l'ostensoir du prêtre,
Je t'élèverai gravement.
O mon cœur, ô saint-sacrement,
Tu vas comme une aube apparaître.
(( Ton auréole attirera
Ceux-là que ma voix fit sourire ;
Et ce coeur qu'ils croyaient proscrire
Sur leurs cœurs à tous régnera.
(( Comme ils viendront en multitude
Pour connaître ta vérité.
Elargis l'hospitalité,
Prouve-leur ta mansuétude.
(( Et, te grandissant jusqu'aux cieux,
Tant l'œuvre d'amour est féconde,
Tu seras le temple du monde
Dont les hommes seront les dieux ! »
L'étranger s'adresse aux poètes, gui le raillent, n'étant, ceux ci,
que des jongleurs de mots. Pourtant, se dit-il, « il en fut d'à jamais
immortels »... et il évogue les prodigieux avatars de i Homme-
Poète d travers les temps. Mais aujourd'hui l'homme « ne voit rien
de l'dme, et rien de ses splendeurs »... L'étranger cherche un refuge
dans l'amour :
« J'irai, vil, ondoyant, souple comme uneécharpe;
J'entendrai dans mon cœur vibrer des chants de harpe...
t Je ne suis déjà plus le même, je le sens ;
Je serai désormais moins hostile aux passants... >
Mais « Elle » prend le cœur gu'on lui offre, sans comprendre,
« s'amuse à l'ouvrir, et le vide de sa tendresse ». L'étranger s'adresse
alors à quelques-uns qu'il souhaiterait avoir pour amis :
Il6 TOUTES LES LYRES
V. — AU CŒUR DE LA CITE
Revenu parmi ses frères, l'homme essaie de leur partager ses
richesses intérieures ; mais ils ne peuvent point le comprendre..,
XXX
« Puisqu'ils n'ont pas compris mon cœur,
Puisqu'ils ont bafoué mon rêve,
O mon cœur, aime-les sans trêve.
Pour que mon rêve soit vainqueur.
« Puisque telle est leur ignorance
Qu'ils aiment leurs infirmités,
Laisse aux bonheurs inusités
Le temps de la persévérance.
« Puisqu'ils ne savent rien de toi,
Montre-toi bien, qu'on te contemple ;
Et, s'imaginent voir un temple.
Qu'ils viennent rêver sous ton toit.
« S'ils te prirent pour une estrade,
Mon cœur, mon cœur, pardonne-leur:
Pourquoi, comme un vil bateleur,
Leur ai-je joué la parade ?
« Plutôt que de trahir en vain
Mon incompréhensible ivresse,
J'aurais dû montrer ta richesse
Pour qu'ils te sentissent divin.
(( J'aurais dû de façon discrète
Et sans un mot t'ofFrir aux yeux.
Quand un astre s'allume aux cieux,
Il n'a pas besoin d'interprète.
FLORIAN-PARMENTIER II7
((Aussi, jamais plus je n'irai
En apOtre chanter merveille:
Les paroles, si l'on n'y veille,
Travestissent en faux le vrai.
« Mais, comme l'ostensoir du prêtre,
Je t'élèverai gravement.
O mon cœur, 0 saint-sacrement,
Tu vas comme une aube apparaître.
(( Ton auréole attirera
Ceux-là que ma voix fit sourire ;
Et ce cœur qu'ils croyaient proscrire
Sur leurs coeurs à tous régnera.
(( Comme ils viendront en multitude
Pour connaître ta vérité.
Elargis l'hospitalité.
Prouve-leur ta mansuétude.
(( Et, te grandissant jusqu'aux cieux.
Tant l'œuvre d'amour est féconde,
Tu seras le temple du monde
Dont les hommes seront les dieux ! »
L'étranger s'adresse aux poètes, qui le raillent, n'étant, ceux ci,
que des jongleurs de mots. Pourtant, se dit-il, « il en fut d'à jamais
immortels »... et il évoque les prodigieux avatars de l'Homme-
Poète d travers les temps. Mais aujourd'hui l'homme « ne voit rien
de l'dme, et ri€n de ses splendeurs »... L'étranger cherche un refuge
dans l'amour :
« J'irai, vif, ondoyant, souple comme une écharpe;
J'entendrai dans mon cœur vibrer des chants de harpe...
i Je ne suis déjà plus le même, je le sens ;
Je serai désormais moins hostile aux passants... 1
Mais « Elle » prend le cœur qu'on lui offre, sans comprendre,
« s'amuse à l'ouvrir, et le vide de sa tendresse ». L'étranger s'adresse
alors à quelques-uns qu'il souhaiterait avoir pour amis :
Il8 TOUTES LES LYRES
«... Amis, tout ce que j'ai de noblesse sera
Digne d'introniser et vêtir d'apparat
Notre unanime amour que rien n'atténuera... »
If au eux, après l'avoir « cinglé des verges de l'envie », l'ont vite
dépossédé de ses trésors
Et, voyant poindre enfin le mal lent, mais profond,
Ils savourent parfois les larmes qu'il refoule...
Alors, parle une voix intérieure :
XLII
Ne renonce pas à toi-même,
Mais, confiant en ton labeur,
Trouve la majesté suprême
Dans l'intégrité de ton cœur.
N'attends pas de mains étrangères
L'aumône d'un peu de clarté ;
Les vérités sont mensongères
Qui ne sont pas ta vérité.
XLIV
N'aspire pas à l'impossible,
Mais remplis ton humble devoir,
Et, dans le mystère indicible,
Tu seras grand sans le savoir.
Ne berce point l'orgueil intime
De la gloire humaine qui ment :
Préfère-lui ta propre estime
Si tu la mérites vraiment.
FLORIAN-PARMENTIER I I9
VI. — SUR LE CHEMIN DU RETOUR
L'étranger, parvenu à la sagesse, a un retour sur lui-même :
XLVI
Malgré le pauvre orgueil d'une pauvre sagesse,
L'on éprouve parfois l'angoisse d'un remord
Comme si l'on voulait de soi plus de largesse.
Car ce n'est pas assez que d'attendre la mort
Avec le calme auguste et fier d'un sage antique :
On se voudrait plus beau, plus magnanime encor.
On voudrait écouter en soi, — comme un cantique, —
Vibrer la voix de ses ineffables vertus.
Et ce serait pour l'âme un divin viatique.
On voudrait voir passer, opulemment vêtus,
Des cortèges sans fin d'éclatants héroïsmes
En remontant en soi par les sentiers battus.
Mais c'est bien juste si tout n'est point égoïsmes...
PuiSy après avoir découvert le Dieu unique dans les dieux multi-
ples avec lesquels il a vécu^ l'homme meurt ; et, selon la doctrine
pythagoricienne, son âme, victorieuse de la matière, entre dans
l'Essence Divine.
Paul FORT
Parmi les poètes, artistes et lettrés, Paul Fort est aujourd'hui
célèbre. Phénomène assez rare, sa forte personnalité lui a con-
quis l'estime de tous ses confrères et les suffrages des critiques,
bien qu'il ait toujours paru
plutôt dédaigneux de l'ap-
préciation des uns et des
autres. Il raille même agréa-
blement ses admirateurs:
« Je suis rhomme heu-
reux: ils l'ont décrété, parce
que ma lyre a su tout
chanter.
)) Ils m'ont décrété le seul
homme heureux. Où me
cacher ? où cacher mon
bonheur >... »
Néanmoins, on a pu voir
récemment de quelle solide
qualité est sa jeune gloire :
à peu près tout ce qui
compte en littérature etdans
les arts assistait au banquet
qui lui fut offert par la nou-
velle génération...
A dire vrai, Paul Fort est une voix qui chante. 11 lui importe
peu de chanter suivant les lois de l'harmonie, car ses chants
sont l'Harmonie même. Aussi, pour éviter les discussions inop-
portunes sur la technique de ses vers, a-t-il imaginé de les trans-
crire les uns à la suite des autres, comme de la prose. Il veut être
libre de compter ou de ne pas compter les syllabes muettes, de
se servir de l'assonance ou d'avoir recours à la rime, ou même
de rejeter l'une et l'autre, selon sa fantaisie. Et pour n'être pas
Masque, par Félix Vallotton (*)
(*) Le masque publié ici est extrait du II"" Livre des Masques
de M. Rémy de Gourmont (Mercure de France, édit.).
PAUL FORT 121
troublé dans ses rêveries par de sottes récriminations, il intitule
« poèmes en prose » des poèmts qui, en réalité, sont en fort
beaux vers.
Mais l'aspect typographique ne sufiBrait pas à faite du style
d'un écrivain un style particulier, et pour ainsi dire une langue
nouvelle, si à cette singularité ne venaient se joindre des preu-
ves beaucoup plus manifestes d'une profonde individualité. La
phrase de Paul Fort, tout en prenant la plastique du vers, de-
meure souple, alerte, simple et claire, — essentiellement fiançaise
en un mot. Elle a de la variété et du coloris ; elle est picturale et
lyrique à la fois; si bien que jamais elle ne donne l'impression
d'être maniérée comme la forme habituelle du vers, non plus que
de souffrir de l'incurable banalité de la prose. Et c'est pourquoi
M. Pierre Louys a pu dire, dans sa préface au premier volume
des Ballades françaises : « Désormais, il existe un style intermé-
diaire entre la prose et le vers français, un style complet qui
semble unir les qualités contraires de ses deux aines... »
La spontanéité, le naturel, le don des images, le négligé du
vêtement verbal, l'allégresse du rythme, la vie libre et jeune des
sentiments, le réalisme, parfois, des impressions, l'insouciance
gamine, les notations plaisantes ou désinvoltes, tout cela ratta-
che Paul Fort à la grande lignée française des trouvères, des
Villon, des Rabelais, des La Fontaine. Certaines de ses
« ballades » ont la fraîcheur, l'ingénuité des légendes rimées du
folklore. D'autres, sans nul artifice, atteignent à une pénétrante
beauté. Cela est si imprévu dans la littérature moderne qu'on
est d'abord tenté de se demander s'il n'y a pas là un parti-pris
et comme l'indice d'une suprême adresse à user, sans se trahir,
d'un procédé. Mais il suffit d'avoir vu Paul Fort une seule fois
pour comprendre que cet homme n'est vraiment pas de notre
temps. Et d'ailleurs la lecture de ceux de ses livres où il traduit
des impressions directes, tels que l'Ile-de-France et La Tristesse
de l'Homme, aurait vite fait de rassurer les plus soupçonneux. La
seule virtuosité est impuissante à susciter de pareilles trou-
vailles; il y a bien ici génération spontanée.
Paul Fort est néà Reims, en 1872. À dix-huit ans, il fondait le
122 TOUTES LES LYRES
Théâtre d'Art, qui est devenu depuis le théâtre de L'Œuvre.
Grâce à lui, Les Cenci de Shelley, La tragique histoire du docteur
Faust de Marlowe, L'Intruse et Les Aveugles de Maurice Maeter-
linck, Les Uns et les Autres de Paul Verlaine, Les Flaireurs de
Ch. Van Lerberghe, Théodat de Rémy de Gourmont, La Fille
aux mains coupées de Pierre Quillard, etc., connurent successi-
vement les honneurs de la rampe.
En même temps, le jeune homme publiait différentes plaquet-
tes : La Petite Bête, comédie en un acte, en prose (Vanier, 1890)
Plusieurs choses, poèmes, (L'art Indépendant, 1894) ; 'Premières
Lueurs sur la Colline, poèmes (d*, 1894) ; Monnaie de Jer, vers
et prose (d", 1894); Presque les doigts aux clés (d% 1895); ^' V ^ ^^
des cris (Mercure de France, 1895), et quatre petits recueils de
(( ballades » réunis, en 1897, sous le titre de Ballades Françaises,
avec préface de Pierre Louys (Mercure de France).
Dans l'intervalle, Paul Fort fondait une revue littéraire,
Le Livre d'Art (1896-97). Puis se succédaient de nouvelles séries
de « Ballades Françaises » : [Montagne (Mercure de France, 1898);
Le Roman de Louis XI (d% 1899) ; Les Idylles Antiques (d»,
1900) ; L'Amour Marin (d", 1900) ; Paris Sentimental (d', 1902) ;
Les Hymnes de Feu précédés de Lucienne (d", 1903) ; Coxcomb,
ou l'Homme tout nu tombé du Paradis (d*, 1906) ; Ile-de-France
{Vers et Prose, 1908) ; Saint- Jean-aux-Bois (d*, 1908) ; Mortcerf
(d*, 1909); La Tristesse de l'Homme (Figuière, 1910); L'Aventure
Eternelle (d°, 191 1).
Paul Fort est directeur d'une revue de haute littérature, Vers
et Prose, qu'il a fondée en 1905 et pour laquelle il s'assura la col-
laboration de Henry Bataille, Paul Claudel, André Gide, Rémy
de Gourmont, Francis Jammes, Gustave Kahn, Ch. Van Ler-
berghe, Pierre Louys, Maurice Maeterlinck, Henri de Régnier,
Emile Verhaeren, Francis Viélé-Griffin, etc., etc. Depuis 1910,
M. Alexandre Mercereau partage la direction avec l'auteur des
Ballades Françaises.
Paul Fort a collaboré à toutes les revues d'avant-garde impor-
tantes, et notamment au Mercure de France, à la Société Nou-
velle, à l'Ermitage, au Coq Rouge, etc.
PAUL FORT 123
POUR FLÉTRIR MA PENSÉE...
Pour flétrir ma pensée et rire à ce plaisir, ils ont
mêlé mon Rêve au deuil de leurs sourires, leur fri-
leuse ironie aux clartés de mon dire.
Ma pensée fut surprise. . . Ils l'ont menée cueillir la
fleur où reluisaient, rosée, mes souvenirs, — je l'ai
jetée au vent, à l'éclat de leurs rires !
Mais quand j'ai retrouvé sa corolle séchée, le livre
de bonté de mon cœur s'est cherché, pour s'ouvrir à
la fleur au loin de leur péché.
{Ballades Françaises, i'* série).
BALLADES DE LA MONTAGNE,
DES GLACIERS ET DES SOURCES
l. — Du COTEAU...
Du coteau, qu'illumine l'or tremblant des genêts,
j'ai vu jusqu'au lointain le bercement du monde, j'ai
vu ce peu de terre infiniment rythmée me donner le
vertige des distances profondes.
L'azur moulait les monts. Leurs pentes alanguies
s'animaient sous le vent du lent frisson des mers. J'ai
vu, mêlant leurs lignes, les vallons rebondis trembler
jusqu'au lointain de la fièvre de l'air.
Là, le bondissement au penchant du coteau des
126 TOUTES LES LYRES
leurs cornes d'or, qui trouent l'argent des cimes, mille
têtes crépues émergent autour de lui.
Le dos de la forêt grouille de toisons fauves ; le
grand chêne panique en est comme échevelé. Les
feuilles sont des mains ; chaque branche est un faune
auquel des mains s'agrippent, qui veulent se
hisser !...
{Ballades Françaises^ IV* série)
LE PRINTEMPS DANS LA PLAINE
Printemps enveloppé des mélodies des brises, je
vois de ma fenêtre se bercer tes rameaux,
les peupliers, les hêtres se saluer au ciel, tandis
qu'au bord de l'eau se saluent les ormeaux.
Que ce fleuve est léger qu'emportent les zéphyrs,
avec tous ses reflets, ses roseaux, ses courlis !
Tout là-bas des vergers, blancs sous de noirs nua-
ges, vont au bout de la plaine glisser sous Tarc-en-
ciel.
Et tout là-bas, je vois — où miroite une église, où
brillent des tourelles couleur de tourterelle —
les premiers cerfs-volants voler sur une ville, si lé-
gère, qu'ils semblent la bercer au soleil.
Oh ! je vois sous ses murs, j'aperçois, dans la
plaine, la Fontaine-au-cheval qui se myosotise !
L'air est si frais, si pur et si virginisé : on dirait que
des palmes frémissent dans mon âme.
PAUL FORT 127
Ma vie est plus légère que ce petit nuage posé sur
l'arc-en ciel. 11 est en équilibre.
O premières étoiles, bercez ma vie légère ! Vos
rayons invisibles la soulèvent dans l'air,
ou ce sont les zéphyrs?.. Ah! je veux que mon
âme, en sa félicité, se répande en rosée,
afin que dans la plaine ce couple d'amoureux, qui
puise en la fontaine un plein seau de fleurs bleues,
me puise en la fontaine — où la ville se mire, où
tremblent des tourelles couleur de tourterelle.
{Ballades Françaises, xiu* série.)
ILE DE FRANCE
13. — Bien allongé...
Bien allongé comme je suis, les deux coudes contre
la terre, j'écoute mon cœur solitaire battre en secret
pour mon amie.
Sous le pur silence des hêtres, je vais donc penser
à ma belle. Tiens ! je veux lui écrire aussi en grigno-
tant une prunelle.
Un beau lièvre, à cinq pas de moi, près de trois
fleurs fait sa toilette. A demain ma lettre secrète. Je
ne veux pas troubler les bois.
Quel zéphyr prend ma feuille blanche) Pourquoi
t'enfuir, beau lièvre ami } L'amour a rompu le silence,
en s'envolant de mon esprit.
128 TOUTES LES LYRES
Vais-je courir après l'amour, effaroucher les écu-
reuils? Qu'elle est douce la fin du jour! Et j'écoute
rêver les feuilles.
N'est-il douceur que dans les cœurs ? L'Amour
vaut-il que je l'écoute > J'entends sous le jour qui se
meurt un lièvre traverser la route...
{Ballades françaises^ IX' série).
MUSES, JE CHANTE...
Muses, je chante et me proclame à voix hautaine,
contre tous prétendants, roi de Pissefontaine, — Sei-
gneur, si vous voulez, mais roi ce n'est pas trop. Je
fonds la lance au poing sur les godelureaux qui vien-
draient tout armés, le fussent-ils de litres, à travers
champs et vignes me disputer ce titre.
Qui mieux que moi se plaît à chanter ce village
amant des clairs matins et le plus haut juché, dont
vingt coqs sur les toits, à défaut de clocher, lui font
dire le premier bonjour au paysage? Qui passe des
journées heureuses dans l'air libre à le voir sur son
roc tenir en équilibre, à compter ses maisons, sautant
les arbrisseaux, comme un troupeau léger de gais
petits cheveaux ?
C'est moi. N'est-ce pas moi — vous faut-il d'autres
preuves ? Allons boire et souffrez qu'en buvant je les
treuve — qui descends à l'aurore, et magnifique et
digne, le mollet caressé par la vrille des vignes, les
PAUL FORT 129
grains de la rosée roulant sur le mantel, vers l'Esta-
minet bleu dont j'ai fait mon castel, et, verre en main,
dehors, sans craindre les coups de cornes, chipe au
mari dormant sa jolie maritorne (eh! oui, pour un ins-
tant fleuri de baisers sages, car de l'œil seulement j'use
du droit de jambage), puis dans un rocking-chair
plongé royalement — ce trône qu'un Anglais nous
laissa pour paiement — regarde, sur la place, avec béa-
titude, les tilleuls frissonner comme à leur habitude,
et, dans les chemins creux mes sujets, les marmots,
rouler jusqu'à Triel des fûts de picolo, — appliquant
mes esprits, bien que sages encore, à rythmer ma
chanson sur leur galop sonore >
(Ballades Françaises, XI* série).
Roger FRÊNE
M. Roger Frêne est né en 1878, à Rodez, où il a presque tou-
jours vécu jusqu'en ces dernières années. 11 se défend donc
d'être, comme on l'a dit, un poète toulousain. II semble même
souffrir, aujourd'hui, d'être éloigné de ses montagnes, si pa-
rentes de ses poèmes,
M. Jean Royère a dit de lui dans La Phalange :
«Roger Frêne, dont le premier livre Paysages de l'Ame et de la
Terre fut une révélation, est sans contredit le plus puissant et le
plus personnel des poètes à forme classique. Dès son premier
livre, il s'est affirmé poète ne relevant que de lui-même... Je vois
en lui un peintre hardi, fort, qui ne doit pas craindre d'empâter
ses lignes. Il est de la race des artistes outrés, et je le trouve égal
à lui-même dans l'outrance sagace. »
De son côté, M. Louis Mandin a déclaré dans la revue Le Feu:
« Ce poète est entièrement maître de sa forme littéraire. Son
œuvre, qui est une œuvre, est bien équilibrée. Ses vers, à peu
près classiques, fermes, nets, précis, évocateurs des sèves chaudes
et des harmonies naturelles, ressemblent à « la femme rousse »
dont ils célèbrent, dans un poème, « la splendeur pesante, la
chair copieuse », qui « se tend vers l'air doré », et qui « satisfait
l'esprit plus encore que les sens ». L'inspiration de Frêne, comme
cette beauté grasse, ignore l'anémie et la mièvrerie. Elle est saine
comme la campagne, un peu matérielle comme le campagnard.
Elle touche au réalisme, mais elle s'ouvre aussi à un panthéisme
confiant et contemplatif... »
Extrayons encore d'une brochure de M. Charles Callet, Poètes
Nouveaux, ces appréciations qui achèveront de dépeindre l'au-
teur des Paysages et des Sèves : « Roger Frêne est un naturiste;
mais ce qui le sépare de la plupart des poètes de cette école, c'est
qu'il pénètre dans l'intimité des apparences, et là où tant de con-
templateurs ne s'émeuvent qu'aux harmonies des formes et des
couleurs, il rêve aux forces actives et cachées ; il évoque les aspects
abolis, les conséquences futures, et ses poèmes sont plus chargés
de méditations que de paillettes verbales... Le dernier recueil.
Les Sèves Originaires suivies de Nocturnes, affirme la totale con-
ROGER FRÊNE I31
quête de l'expression définitive de son sentiment, expression
simple, lucide et mâle. L'ouvrage est d'une diversité complète:
il passe de la primitivité des instincts au modernisme le plus
aigu. Les Sèves disent les expansions naturelles, nos contin-
gences les plus savoureuses, les élans brutaux et permanents de
la Vie; les Nocturnes, la poésie de l'âme, la plainte harmonisée,
la nuance et la mélancolie qui suivent si souvent nos ivresses
et nos triomphes... La pensée, toujours choisie et haute, s'élève
parfois prodigieusement. »
M. Roger Frêne a collaboré à L.j Revue Provinciale, dont il a
été le secrétaire, au Beffroi, au Mercure de France, à La Pha-
lange^ aux Guêpes, à Pan, à l'Ile sonnante^ à La Nouvelle
Athènes, au Journal de l'Aveyron, à Clavellina, etc. On peut con-
sulter à son sujet l'anthologie des Poètes du Terroir, par A. Van
Bever, et celle des D^eilleurs Poèmes de V Année igog, par
Alphonse Séché.
TU ETOUFFES...
Tu étouffes dans la vallée,
Il faut à tes libres poumons
L'infinité des horizons
Et de la campagne étalée ;
Tu aimes la neige, le vent,
Et les chaumières accroupies
Sous les orageuses furies,
Près du front lourd des bois mouvants ;
Il te faut des midis énormes
Qui font les épis crépiter
Au souffle infime de l'été
Et les landes aux larges formes...
32 TOUTES LES LYRES
Comme là-haut hurlent les vents
Sur les villages de tristesse,
L'âpre goût des départs t'oppresse
Au calme du val étouffant ;
Tu regrettes les noirs orages
Sous quoi les pays sont courbés,
Les cris des rouliers embourbés
Et la tempête des feuillages.
Ton cœur roule un flot de désirs
Tumultueux, vagues et vastes,
Et les monts que l'autan dévaste
Les pourraient peut-être assouvir !
LA FEMME ROUSSE
Que j'aime ta splendeur pesante, ô fruit d'automne,
Lourd raisin qu'un soleil écrasant a nourri !
Ta grasse nudité, comme un muscat meurtri.
S'enchante de désirs, abeilles qui bourdonnent.
Quand la peau lumineuse et souple de ton dos
Où ta chair copieuse arbore un blond superbe
Se tend vers l'air doré qui l'oint et l'exacerbe,
Tu fais chanter la volupté dans tous mes os.
De ton front les rayons de tes cheveux descendent
Et c'est un vigoureux et sûr enchantement.
ROGER FRÊNE I33
Ta bouche fait songer, souriant à ramant,
Aux grenades en sang qui doucement se fendent.
Garde toi de parler, ô musique ! — ô clarté,
Laisse le rêve en feu couver sa houle ardente I
De toi-même éblouie, et de toi-même amante.
Immobile, un moment sois ma divinité.
Combien de vignerons râblés, Vendange mûre,
Pourraient fouailler ton ventre et pressurer tes seins
Avec des cris d'orgueil héroïques et sains,
Sans que ta lassitude exhalât un murmure !
Ta chair a la couleur d'un nuage vermeil
Et l'alanguissement d'une eau jaune et moirée ;
Rubens ou Titien, qui t'auraient adorée,
Eussent couché ton corps, pour le peindre, au soleil.
O beau fruit lumineux, ô grasse gourmandise,
Tu satisfais l'esprit plus encor que les sens :
Tes bras pendant l'amour sont tendres et puissants.
Mais ton rythme au repos plus que l'autre nous grise.
Les lignes de ton corps fléchissent en baisant
Toute cette harmonie abondante et nacrée.
Telle qu'on la rêvait jadis pour Cythérée ;
Mais je te sais Bacchante aux fruits d'ambre et de sang.
Laisse-moi t'emporter, triomphatrice et nue.
Au delà de la foule et parmi la forêt.
134 TOUTES LES LYRES
Ici, tout s'étiole ; et qui te comprendrait,
O source de beauté primitive et perdue }
LE VERTIGE DE VIVRE
Je suis rempli ce soir du vertige de vivre :
Mes veines, charriant un sang net et léger.
Chantent qu'il faut s'enfuir de la chambre et du livre
Et retrouver le sol qui devient étranger.
La jeunesse murmure aux prisons de ma tempe,
Mes yeux brûlent un feu convulsif et mes doigts
Sentent dans les réseaux que leur sang doré trempe
Le rêve et le réel les tenter à la fois.
— Comme le soir est grand, qu'il est libre l'espace !
S'exclame cette voix qui ne se taira plus
Et dont j'éprouve enfin l'intérieure grâce ;
Vous me quittez, dit-elle, ô songes superflus ;
Il n'est rien que ma joie égoïste et farouche,
Habile à se jouer dans cette immensité ;
Il n'est rien que mon âme, ici, rien que ma bouche
Aspirant la fraîcheur nocturne de l'été.
Vais-je danser ce soir sous les lueurs célestes
Et, dans l'odeur d'un parc de rosiers encombré,
Traduire en saluant l'univers de mes gestes
Ton vertige, ô ma vie, et son rythme empourpré !
René GHIL
L'exemple que nous donnons ici de la « Poésie scientifique »
préconisée par M. René Ghil est extrait de ïOrdre altruiste, Li-
vre IV de Dire du mieux, i" partie de VŒuvre, (Edition nou-
velle et revue, Paris, 1909.)
Nous ne reviendrons pas sur la biographie du poète qui a été
faite par un esprit critique des plus avi-
sés, M, John-L. Charpentier, dans la
1" série de Toutes les Lyres. Rappelons
seulement les titres de ses ouvrages:
Œuvre : En Méthode à l'œuvre ; —
l. Dire du Mieux : Le meilleur Devenir,
Le Geste ingénu ; La Preuve égoïste ;
Le Vœu de vivre ; V Ordre altruiste ; —
IL Dire des sangs : Le Pas humain ; Le
Toit des hommes ; Les Images du Monde,
Les Images de l'homme, et suivants, en
préparation. — III. Dire de la loi : La
Loi (plusieurs vol.) Le tout, chez Mes-
scin. — A part de l'Œuvre : Le Pan-
toun des Pantoun (Poème javanais, Paris
et Batavia, 1902); De la Poésie scientifique (Gastein-Serge, édit.);
Légendes d'âmes et de sangs. Traité du Verbe.
M. René Ghil est né à Tourcoing, le 27 septembre 1862.
Masque, par Djinn
PLUS-ETRE
Etre vient de Savoir : et qui saura, sera...
Je sais : donc —
Je suis...
Et, comme ma plus présente
rjÔ TOUTES LES LYRES
conscience, n'aspire en même anxiété
qu'à tout s'agglomérer du monde, et ne s'exempte
d'être d'un seul instant le miroir !
attesté
d'éternelle muance, — mon être où se nie
le repos que ne dormira l'aridité
non plus, de ma poussière ! du sens palpité
dont se pense de la nature indésunie
l'harmonie en ma pensée, mon être où sente
l'Universel aller à son éternité
son éternité, mon être devient vers être !
Des songes et du tumulte de mes Aïeux
et des doutes épars de moi-même, où le drame
de tout, de ses phantasmes tourmente mes Yeux :
mon esprit large s'est lente-harmonïé l'àme
d'une vivante solidité d'Action...
Force
consciente du phénomène, l'humain giroi
de mes atomes tend à l'unisson d'émoi
du tournoiement de la Matière, dont la torse
poussière ne sait qu'en moi, ses lois !
et les Formes
sous lesquelles, elle et moi nous avons, d'énormes
entre-pénétrations, lié de ses rapports
un peu de son identité tenue hors
du Moment ! ne sont ainsi, que le signe et l'heure
d'expansion diverse en quoi meut et demeure
de mes savoirs l'unité scandée !
RENÉ GHIL 137
Unité ! ah ! qui s'émeut aux soirs mixtilignes
si souvent, plus que de vérités qu'en mes signes
d'être, se démontre ma pensée ! de la
détresse de mes rêves pré-scïents :
lucide
cependant à presser des heures d'au-delà
le silence ! — unité longue de masapience
hélas ! qui n'est que douloureuse patïence
à savoir davantage, et ne sortir du long
cercle des ignorantes Fatalités ! . ..
Or!
à pénétrer pourtant de tacts, tels que d'Acide
multipliants, l'ouranienne Matrice ! comme
des quatre horizons torves dont s'enserre l'homme
selon l'ordre elliptique du monde en mon Front
tu romps l'entrave ronde ! et, ô Science !
comme
du plus loin que monta possessoire vers Moi
mon âme, de Tout active, — tu es ma Foi !
la.
A.-IVI. GOSSEZ
Nous sommes heureux de pouvoir publier ici, sur le poète
A.-M. Gossez un article inédit de M. Philéas Lebesgue, que
L'Au delà des Grammaires et vingt autres ouvrages ont placé au
premier rang des écrivains d'aujourd'hui : *
» S il devenait nécessaire, pour établir la sincérité d'un juge-
ment, d'y joindre un catalogue de défauts, je devrais me récuser
de présenter ici M. Gossez, car, entre les amitiés peu nombreuses
mais d'autant plus ferventes qui se sont groupées autour de moi
et qui constituent ma famille intellectuelle, celle d'A.-M. Gossez
tient l'une des premières places. Le poète du Soleil sur la Porte
et des Lettres Familières (Paris, Mercure de France, 1905, in- 18)
a raconté lui-même, en vers, la journée de Septembre qui nous
permit de faire connaissance réciproque et directe, les heures
trop brèves qui, à mon foyer même, marquèrent le début de nos
sympathies affirmées. Ces sympathies, le temps, l'échange des
pensées, les loyaux services les ont progressivement resserrées,
mais, pour fraternelles qu'elles sont devenues, je doute que les
spéculations de l'intelligence eussent pu suffire à leur donner ce
caractère, en dehors de ces conformités mystérieuses d'inspira-
tions qui émanent du cœur et qui motivent le meilleur de nos
résolutions humaines. Et, cependant, nul plus qu'A. -M. Gossez
ne mérite le titre d'intellectuel. Ses premiers poèmes Six Atti-
tudes d'adolescent le démontrent assez. Mais c'est également un
sensitif. Il harmonise aux richesses imprévues de son tempéra-
ment des qualités qui s'opposent presque toujours: la spontanéité
de l'inspiration et la sûreté du goût, le lyrisme et l'esprit, la pré-
cision scientifique et les trouvailles d'expressions primesautières.
Il a le culte du réel, la haine de tout ce qui est en toc, le mépris
des tabous esthétiques ou autres. Pour lui, la grande source iné-
puisable de l'art n'est autre que l'émotion individuelle. Aussi,
(*) "Voir, dans la i""' Série de Toutes les Lyres, l'étude biogra-
phique et critique de M. P. -M. Gahisto sur Philéas Lebesgue.
A. -M. GOSSEZ
139
les recherches du Symbolisme, qui tendaient à exprimer plus
directement le mouvement des choses et de la vie, ne pouvaient que
l'enthousiasmer. A. -M. Gossez a proclamé superbement la néces-
Caricaturc, par Camille Lieucy
site d'être soi-même, l'autorité suprême du poète en matière de
rythmes personnels, la fécondité du dynamisme esthétique à
^'encontre de tous les » davidismes n faussement classiques.
140 TOUTES LES LYRES
» Admirateur de Verhaeren, de Viélé-Griffin, de Francis Jammes,
de Charles Vildrac, sans renier pour cela Racine ni rabaisser
Vigny, A. -M. Gossez, qui descend par son père d'ouvriers fla-
mands et par sa mère d'agriculteurs italiens, ne pouvait faire
autrement que d'aimer la musique et la couleur. Né à Lille, le
27 mars 1878, il y fit toutes ses études à la Faculté des Lettres.
Le particularisme citadin du Nord industriel français et la proxi-
mité du pays belge firent naître en lui des préférences régiona-
listes, très individuellement motivées et qui s'accordaient parfai-
tement avec son refus d'obtempérer, aux rhétoriques habituelles.
La petite revue L'Essor, puis Le Beffroi, qu'A. -M. Gossez codi-
rigea pendant quatre ans, marquèrent le début de son activité
décentralisatrice, affirmée un peu plus tard par l'anthologie
des Poètes du Nord, (Paris, Ollendorff, 1902), puis plus récem-
ment par la première série des Provinces Poétiques. (Le Havre,
1908).
» Cette attention soutenue à scruter la richesse des provinces et
l'amour qu'il avait voué d'instinct à sa petite patrie, le culte d'un
aïeul, Alphonse Bianchi, qui, à travers tout l'Empire avait lutté
opiniâtrement pour la justice et la liberté, un grand souhait de
contrôle individuel au regard de toute assertion devaient porter le
jeune critique à se doubler d'un historien. Le Département du
Nord sous la deuxième République, (1H48-1852), (Lille, Leleu,
1904, in-8''), vint illustrer d'une démonstration sans réplique la
véracité de cette idée hardie : l'intervention du facteur écono-
mique est prépondérante dans le déclanchement et la réussite
des révolutions.
)) Par là même, A. -M. Gossez s'avérait un penseur perspicace et
puissant, un chercheur patient et sûr. Les Mémoires de l'ouvrier
François ict/anc (Monville en 1848) publié avec des notes (Paris,
Cornély, 1907, in-8») apportèrent une nouvelle contribution aux
mêmes études.
)) Un travail très documenté sur Le St- Julien de Flaubert, d'ingé-
nieux rapprochements opérés d'après des fastes de village sur
Homais et Bovary, hommes politiques, maints comptes-rendus d'ou-
vrages, d'expositions, des biographies d'écrivains affirment, par
A. -M. GOSSEZ 141
ailleurs, la souplesse d'un esprit, que la richesse de ses dons porte
souvent à une dispendieuse générosité.
» A. -M. Gossez est aussi un conférencier de talent, aisément spi-
rituel, énergiquement précis. La simplicité expressive dans la
diction des vers dégage un charme rare, et il ne chante pas ceux
qu'il compose. Au reste, — l'ai-je dit ? — c'est un vers-libriste
convaincu.
» Les nécessités delà vie universitaire n'ont nullement amoindri
la verve poétique d'A.-M. Gossez. Après les variations passion-
nées Du Soleil sur la Porte, après les tableaux impressionnistes et
violemment colorés des Lettres /amilières^ deux volumes sont
prêts à voir le jour, l'un qui crie les peines d'un cœur blessé
dans sa foi: La Mauvaise Aventure ; l'autre qui exalte la nature
bienfaisante du Pays Wallon. Tous deux détaillent des émotions
modernes, sans aucune concession aux formules surannées.
)) A. M. Gossez croit que c'est là le meilleur moyen d ensei-
gner que la France n'est pas morte et qu'au surplus elle est
moins latine qu'on ne pense, mais que sa fonction étant euro-
péenne elle doit créer à chaque instant, pour mieux durer. »
CHANSONS D'ENFANT
IV
A la mémoire d'Emile Galle.
Tu fais des vases purs avec un peu de sable,
Verrier, pour y blottir des fleurs de maintenant,
Les fleurs de nos hivers frileux, de nos antans ;
Je bâtis ma maison avec un peu de paille.
Tu fais des vases longs comme de doux fuseaux,
Où sourit un visage immobile des eaux ;
142 TOUTES LES LYRES
Rêves OU bulles, et clairs-obscurs ineffables
Où l'algue de la mer enlace le corail ;
Des anémones bleues aux lèvres des iris ;
Les yeux tremblants, ouverts, des trop pâles narcisses,
Et la joie villageoise aux murets des murailles.
Les roses, les oeillets et les mimosas d'or
Parfument la lourdeur des chrysanthèmes morts.
Je bâtis mon bonheur avec un peu de paille...
Les baisers d'une enfant et mes bras à sa taille.
(Du Soleil sur la porte )
REPOS
Un autel est paré d'agonisants bouquets,
Et des cires fondant sur les trop jeunes mortes
Accaparent l'adieu du soir; et par la porte
L'Eglise se remplit d'un intime respect
Aux prières fleuries sur les fillettes mortes
Le lourd cercueil de chêne neuf devant l'autel.
Le beau cercueil de chêne lourd aux poignées fortes ! . .
Allons! fermez les cœurs. — Vous, hurlez, gonds des
Vers la fosse menons les seuls restes réels : [portes. —
Le cercueil va glisser en criant sur les cordes.
Et la boîte sonore, où revit ce qui meurt,
A frappé creux au fond du trou sur le sol nu,
Et puis, comme au tambour les baguettes menues,
A. -M. GOSSEZ 149
La terre en mottes tombe, et des débris de fleurs. . .
Et la mesure est comble, ô jeunes inconnues.
Fermez, fermez mon cœuroù crient lesgonds des portes,
Laisse-le s'étouffer sous la fadeur des fleurs.
(La Mauvaise Aventure.)
L'ORAGE
Dans la nuit lourde, l'enfant dort.
Les vitres s'éclairent,
blafardes comme des visages,
d'éclairs bleus et verts
et de subite électricité d'or,
car le tonnerre,
qui gronde dans l'orage
et qui bondit
jusqu'au fond de la nuit,
approche, en se roulant approche encor...
L'éclair qui la déchire illumine la nue ;
cependant que, le bras dehors,
sur sa couche, et l'épaule nue,
d'un souffle égal et doux l'enfant respire et dort.
Mais ses deux sœurs, que rend plus sensibles leur âge,
déjà sont éveillées, dans l'ombre, par l'orage.
Blanche, leur forme bouge, indistincte du lit
d'où l'aînée inquiète est levée à demi,
car le sommeil les fuit ;
44 TOUTES LES LYRES
tremblantes, elles disent leurs prières
tout en écoutant dans la nuit...
Et bientôt leurs pieds purs ont glissé sur la pierre,
et leur double blancheur
ainsi que leur frayeur jumelle,
de la plus belle à la plus belle,
s'éclairent, tout debout, en de brusques lueurs.
Elles se penchent sur le lit
et prennent, doucement dans leurs bras, le petit.
Par les escaliers et les corridors,
dans leur chemise de lin blanc,
elles passent confusément
ou s'illuminent par moments,
comme enveloppées de caresses d'or.
Bercé sur leursein. dans leurs mains amies,
cet enfant toujours endormi
et beau (|u'elles portent
n'entend pas ses sœurs frapper à la porte...
On entie en ce refuge, et, sans voir la lumière
de la lampe relevée toute droite,
il continue à reposer, les tempes moites,
et sommeille entre son père et sa mère
où chaudement on l'a blotti...
Au bruit précipité que fait l'averse
aux paroles qu'on dit, aux éclairs réguliers
et aux tonnerres redoublants et successifs,
quand, rassurées, ses sœurs osent enfin crier
de leurs petits cris d'effrois excessifs,
A. -M. GOSSEZ 145
surpris,
l'enfant s'éveille heureux et tendrement sourit.
Dans un reste de peur les deux filles s'enlacent
chaque fois que des lueurs passent
par les fentes des contrevents.
Et la ferme entière ruisselle
sous l'onde, et les agneaux bêlent
et les vaches en mugissant
répondent aux vents
qui tordent les ramures et les érables
et soufflent sous les portes des étables...
Tous songent, dans la chambre, autant qu'ils sont,
à la moisson !
Mais le fracas, tout à coup, est si proche
dans un bourdonnement,
que c'est le sourd et violent déchirement
de la campagne tout entière.
Et, filles et fermière,
elles prient dévotement.. .
Et, se tournant vers la muraille,
le Maître dressé à demi
s'est signé pour qu'ailleurs cette foudre s'en aille,
ailleurs que sur ses bêtes, ses semailles,
ses granges et ses écuries,
ailleurs, ailleurs qu'en son logis !
Et quand, à l'aube violette,
ses filles remontées dans leur froide couchette,
et sa femme serrant leur enfant dans ses bras,
146
TOUTES LES LYRES
enfin le Maître se leva,
qu'il poussa la porte massive
pour voir ce que la terrible lessive
derrière son sabbat avait bien pu laisser,
l'ombre, rôdant encor dans quelques encoignures,
découvrait les pommiers tordus dans les pâtures
et, seuls dans l'horizon, deux peupliers brisés.
(En pays wallon).
Fernand GREGH
Nous avons consacré a M. Fernand Gregh un longue étude
dans la i'* série de Toutes les Lyres.
Mais, depuis, le poète a publié un
ouvrage très important et qui fut
fort remarqué, La Chaîne Eternelle
(Fasqueile, 1910). Le poème qu'on
va lire est extrait de ce volume.
Nous nous contenterons de rap-
peler ici les œuvres précédentes de
M. Gregh : La tMaison de l'Enfance,
La Beauté de Vivre, Les Clartés hu-
maines, L'Or des thîinuteSy poèmes
(Fasqueile, éditeur) ; Pré'ude Féeri-
que, poème dialogué (Mercure de
France); La Fenêtre ouverte^ essais
de critique, et Etude sur Victor Hugo
(Fasqueile, éditeur).
M. Fernand Gregh est né à Paris, le 14 octobre 1873.
Masque, par Djinn
HOMO
Je rentre enfin, laissant derrière moi la Ville ;
Et, dans ma chambre étroite où s'assombrit le soir.
Je reconnais à peine, au fond du vieux miroir,
Mon visage flétri par la vie âpre et vile.
Je rentre, lefront chaud, lesyeux lourds, les mains sèches,
Fatigué de soucis, de craintes harassé,
Tremblant, fiévreux, hagard, haletant, hérissé,
Criblé de passions comme un blessé de flèches.
148 TOUTES LES LYRES
Le mal quotidien, le grand mal d'être, vibre
Comme un couteau planté dans mon cœur palpitant,
Et sursaute selon son rythme et, par instant,
Y semble pénétrer encor, de fibre en fibre.
Mon corps s'épuise avec mon âme en luttes vaines ;
Le sang heurte ma tempe à grands coups continus,
Et j'ai toute la vie au bout de mes nerfs nus
Et toute la douleur aboutit à mes veines.
Les hommes sont menteurs, lâches, durs, égoïstes ;
L'amitié même cache un échange accepté ;
L'amour n'est que l'appel de détresse jeté,
Des deux côtés d'un mur, par deux animaux tristes !
— J'aimais ce vieil ami de tout mon cœur sincère :
Notre Jeunesse avait ses deux mains entre nous,
Comme une vierge aux doigts invisibles et doux
Qui rapprochait nos mains à l'heure nécessaire.
Cet autre, je l'admire encor plus que je l'aime:
Son nom, naguère, avec un éclat triomphant.
Brillait, illustre et pur, à mes regards d'enfant,
Comme le nom sacré de la gloire elle-même...
Et quand, meurtri, cherchant le soutien que réclame
Tôt, ou tard, aux tournants du sort, l'homme perdu.
Quand je criais d'angoisse, aucun n'a répondu,
Et je suis resté seul, avec mes cris dans l'âme.
FBRNAND GREGH I49
Ah ! ce que je lisais jadis n'est pas un songe !
Les hommes sont pareils à des cachots murés,
Et, sous le beau vernis des grands mots vénérés,
Il n'est rien qu'un lugubre et vulgaire mensonge !
— Et cependant mon âme est ardemment joyeuse !
Si la Mort m'appelait ce soir, je dirais : « Non ! »
Et quelque chose encorme dit que tout est bon
D'une grande bonté sourde et mystérieuse !
Quelque chose... Ah ! qui sait, hélas ! peut-être n'est-ce
Que cet étrange espoir tout physique et naïf,
Que l'orgueil d'éprouver son corps allègre et vif,
Que cette confiance enfin de la jeunesse !
Non. Si parfois j'entends bondir mon pouls sonore.
Si mes doigts me font mal quand je serre le poing,
Je sais ma force brève et ne m'abuse point.
Et, même faible et vieux, je voudrais vivre encore !
Ah ! sans doute, au hasard, je désire, et regrette;
Je ne sais d'où je viens, je ne sais où je vais,
Et la vie est cruelle, et les hommes mauvais . . .
Mais je sens là-dessous une splendeur secrète !
Mon cœur amer est plein d'une gaîté stoïque,
D'un désespoir fervent et d'une heureuse horreur :
Comme un acteur frémit de feindre la terreur,
Je m'enivre, en jouant, du grand drame héroïque !
150 TOUTES LES LYRES
J'ai dans l'âme toute une ardente et sombre fête ;
Je suis comme un marin au pied des mâts brisés
Qui, se sachant perdu, s'assied, les bras croisés,
Et d'un regard lucide admire la tempête !
Je suis comme un soldat qui rit pendant qu'il charge,
Blessé, mais par la poudre et la rage exalté,
Comme un nageur nerveux qui se noie en été.
Et qui roule au soleil dans les vagues du large !
Je me sens dans le cœur d'une Chose profonde,
Faible atome que baigne un tourbillon puissant,
Humble goutte éphémère et brûlante du sang
Qui circule à jamais dans les veines du monde!
^.^§Pt
mim^
HENRY-MARX
M. Henry-Marx est parisien : il est né en 1882.
Un conférencier a dit de lui : a Entre autres œuvres, Henry-
Marx a fait sa vie. » Et rien n est plus juste. A 20 ans, le poète
avait conquis ses titres de professeur libre. Depuis, il a accu-
mulé une œuvre parlée considérable, fragmentée en cours
d"art, et qui est d'une grave sérénité. Une faculté maîtresse a fa-
vorisé le développement de sa manière; son éloquence. Chez lui,
une diction précise rythme la pensée, jusqu'à taire attendre la
rime... Et cette parole qui chante la bonté corrige tôt la pre-
mière impression produite par les yeux sévères et par l'attitude
un peu intimidante.
M. Henry-Marx a publié, en 1908, un volume de vers : Les
Heures Ferventes (Gasiein Serge, éditeur.) De la préface intitu-
lée « Pour l'Idée », nous extrayons ces phrases qui expliquent la
« manière » du poète :
«... J ai voulu — dans une forme classique — une poésie sym-
bolique...
«... La poésie symbolique, pour moi, c'est, dans le vers clas-
sique, le mot choisi pour créer de l'imprécis, de l'estompé, de
l'atténué — pour créer l'idée vague, large, indéfinie. Le précis
et le net amenuise et limite...»
Voici, d'autre part, emprunté à une étude d'Henry-Marx, un
passage qui complète l'idée que le poète se fait de sa fonction ;
« La poésie qui célèbre les destins sereins, qui veut que nos
petits instincts soient tentés par de l'héroïsme, est une manière
de cantique à la gloire de l'homme-dieu. Qui sait si, en notre
temps d'athéisme, l'idée n'est pas destinée à être l'hostie néces-
saire pour l'adoration de la Toute-Beauté en esprit et en
vérité; si la poésie n'est pas «l'inconsciente et , parfaite prière
des lèvres humaines », si le Poète n'est pas le rédempteur, et si le
messianisme d'Israël, et de toute l'inquiétude humaine en mal de
vivre, n'est pas le progrès ?... »
Plus que tout autre. Henry-Marx a cette superbe prescience
152 TOUTES LES LYRES
causée par l'amour — selon l'appréciation de M. Edmond Harau-
court. Et sa chambre de travail est devenue un oratoire, le salle
de ses cours, un temple.
La poétique de M. Henry-Marx offre donc des poèmes philoso-
phiques que la richesse du rythme et du mot varient en inatten-
dus. « Il y a dans cette poésie, a dit un critique, comme le
meilleur de chacun de nous, et nous nous estimons en aimant le
poème. )) François Coppée pardonnait à Henry-Marx son
athéisme. « Prendre la beauté en soi, disait-il, ne laisse pas que
d'être orgueilleux ; mais il y a tellement d'amour pour les autres
dans cette idolâtrie du soi ! »...
Et il nous plaît de clore cette note à propos de Henry-Marx sur
ces mots d'un poète qui ne fut rien moins que Nietzschéen...
M. Henry -Marx vient de terminer un nouveau volume de vers,
à paraître : La Gloire Intérieure, et une pièce en 3 actes, La Statue,
actuellement en instance à l'Odéon.
PORTRAIT DE TOUT-PETIT
Sur ma table où la lampe, humble soleil des soirs,
Attend, pour le mûrir, le fruit de ma pensée,
Un portrait d'enfant doux rêve par des yeux noirs,
Et, dans mon soir, c'est une aurore éternisée...
On m'a dit que je fus cet enfant de douceur...
Le cœur est plein d'oubli pour son passé de grâce ;
Son jour profane, instant orgueilleux de l'espace,
Eteint l'hier gentil, tendrement obsesseur.
HENRY-MARX I53
Un hymne épand en moi ses ondes de plain-chant ;
Mais je suis insensible aux rythmes du poème ;
Tout mon être est tendu vers ce petit moi-même,
Et mon cœur ébloui n'est presque plus méchant.
Oh I ce commencement, aube de ma clarté,
Qui rappelle à mes yeux leur petit ciel de joie...
Je sens l'âme d'hier qui monte, et qui s'éploie
Dans l'azur du printemps de mon présent été.
Et je revois les gestes vifs des jeux légers
Créant encor toute une vie en miniature ;
Et je pleure sur mon destin de créature,
Et sur les petits morts que je n'ai pas vengés...
— Car je vous dois l'éternité du souvenir,
Frères momentanés de mon adolescence.
Moi qui suis le réel de votre pure essence,
Et le jour blond en qui votre aube vient finir.
— Et devant la beauté de cet enfant lointain,
Je cherche le premier baiser de mon sourire
Et le premier regard fervent qui me désire...
Mais suis je ton midi de rêve, ô mon matin)...
Une aurore se glisse en ma chambre de nuit,
Et le silence est un éveil d'ombres surprises ;
J'aspire autour de moi comme des douceurs grises,
Et je me meurs un peu dans cette ombre qui fuit.
I 54 TOUTES LES LYRES
Auprès du rêve auguste et tendre que je fis...
Mon cœur est imprégné d'une langueur d'automne,
D'une langueur d'amour étrange qui l'étonné...
... Et l'enfantdouxn'estplus moi-même: c'est monfils!...
Mon fils... ma chair frissonne, et je mors le baiser
Que le sublime instinct a pensé sur mes lèvres ;
Mon fils... voici mes yeux aux fiertés encor mièvres,
Voici mon front de doute à l'orgueil apaisé...
Mystère créateur de l'Homme et de l'Instant
Qui met de l'infini dans le présent de l'être,
Quelle cause à l'obscur dessein fait méconnaître
— Près les hiers fanés au parfum persistant
Et les demains d'amour si frais aux cœurs d'espoir —
Le réel de la vie et le présent de l'âme ?
Est-ce pour nous livrer au Tout qui nous réclame,
Immensité sans ciel, sans aurore et sans soir>...
Ainsi, nous nous cherchons en nos temps confondus ;
L'âme est un souvenir embaumé d'espérance...
Et l'homme esclave rêve au jour de délivrance,
En pleurant, par instinct, des paradis perdus.
(La Gloire Intérieure, à paraître.)
HENRY-MARX I55
AU FOND D'UN PARC...
Au fond d'un parc et sous l'ombre antique d'un arbre,
Elle se dresse avec un souci de beauté.
On perçoit qu'un génie, en passant, a tenté
D'éterniser son rêve en la blancheur du marbre.
La forme nue, avec sa câline splendeur,
Impose une attitude où des lignes peureuses
Descendent en creusant les courbes amoureuses
D'un timide abandon de grâce et de pudeur.
Par ses yeux estompés de vague, elle contemple,
Entre ses bras levés, les azurs obscurcis,
Et c'est, dans l'ombre au bleu flottant, c'est l'indécis
D'une flamme blanche et nimbée au fond d'un temple.
Et quand le soir, tombé du grand ciel apaisé,
A fait mourir le parc dans son tendre mystère,
Je m'égare vers le fantôme solitaire
Qui, blanc, veut vaincre l'ombre, et paraît épuisé.
Mon cœur découragé que la vie exaspère,
Apprend le rêve de ce corps extasié,
Le rêve qui, par les bras fous, semble prié...
— Et mon être reçoit des pensers de prière.
Je sens que mon cœur fier de poète est hanté
Par un amour immense et triste qui l'enivre,
156 TOUTES LES LYRES
— Et je sens, par mes pleurs heureux, que je vais vivre
Dans l'adoration sainte de la Beauté !...
{Les Heures Ferventes).
LE CHIFFONNIER
(fragment)
Créature d'ombre — indistincte...
Lueur humaine presque éteinte
Par le souffle d'un soir d'été...
Il est un reflet de la vie,
Une forme trouble, asservie,
Qui mourra dans de la clarté.
Il est un doute... Sa lanterne
Impose un cercle blond qui cerne
Ses pas sans joie et sans destin...
Et cette lanterne apeurée,
C'est sa petite âme égarée
Dans le bleu d'un jour clandestin.
Devant les laideurs équivoques,
Elle choisit parmi les loques,
Cette petite âme, un lambeau
Que l'instant présent décompose
Débris agonisant de chose
Que les yeux d'hier virent beau.
HENRY-MARX 157
— Chiffonnier, ta hotte recueille
Chaque jour tombé, cette feuille
De l'arbre tremblant du passé,
Et la hotte que tu promènes
Est lourde des erreurs humaines,
Des débris du temps trépassé.
— O ! toi qui surveille les aubes.
Noir silencieux qui dérobes
Delà nuit pour faire des jours,
Clame au fier présent de la vie
Que l'instant parfait qu'il envie,
... C'est hier qui rêve toujours. . .
Apprends aux vanités du monde
Que ta moisson, fruit de l'immonde,
Porte les nécessaires grains
Pour la quotidienne semence ;
Apprends-leur que tout recommence
Dans nos gestes contemporains.
Chiffonnier, je parcours ta route :
Je suis las. La sueur du doute
Pleure sur mon corps, goutte à goutte,
— Et je connais tes cercles blonds !
Je cherche l'idée égarée
Que chantera ma voix sacrée...
— Et dans notre route ignorée,
Je sens que nous nous ressemblons...
{Les Heures Ferventes).
Francis JAMMES
Francis Jammes, c'est le poète bien-aimé,
parce qu'il est plus doux que l'eau de la fontaine,
et qu'il est la chanson des choses, au mois de mai,
dans l'allégresse lumineuse de la plaine.
Croquis à la plume, par Albert Beaume
Francis Jammes n'est point l'orfèvre de Paris
qui cisèle de fins bijoux, que les « saphiques »
se feront acheter très cher par leurs maris
pour montrer que leurs goûts sont des plus artistiques.
Il remplit son devoir de modeste ouvrier
en taillant dans le buis, et d'une humeur égale,
FRANCIS JAMMES I SQ
les grains d'un chapelet où chacun peut prier.
Tel meurt, de tailler l'air, le cri d'une cigale,
ou mourra sous le bât l'âne du vieux meunier.
Vous entendrez souvent Jammes parler des Antilles.
Il n'est pas né là-bas, mais son grand-père y fut ;
et du passft lointain viennent sur des flottilles
des colibris de rêve et de beaux fruits joufflus
jusqu à Orthez, où vit aujourd'hui le poète.
Il fut clerc de notaire ; et la rapacité
des gens, qu'à peine égale celle du gypaète,
il l'a, dans son roman Existences, notée.
Et voyez comme il mêle les réalités
aux limpides candeurs, à la grâce ingénue I
Nul comme lui n'a montré son âme toute nue.
Il vit entre sa mère et Dieu, comme un enfant,
mais un enfant terrible, parfois, et Protée
change moins aisément de visage que lui :
Il fait verser des pleurs quand il dit l'aventure
de Clara d'Ellébeuse. O blancheur !... Et voici
qu'ailleurs il lâche des mots tout à fait « nature ))
et raconte comme on attrape la syphilis...
Ce qui nous semble une souillure sur un lys
ne saurait assombrir son âme délicieuse.
Oh ! poète qui voit en tout Toeuvre de Dieu
et le Tfiomphe de la Vie ! Oh ! précieuse
franchise qui permet de ne fermer les yeux
sur rien, et de a chasser de son cœur les scrupules
littéraires et autres », pour « être » simplement !
Il dit les cinq fameuses lettres aux crapules
en haussant les épaules d'un air indifférent,
et jamais, fut-ce par politesse, il ne ment.
Oh I l'intime béatitude : être sincère !
Y at-il un plus grand bonheur sur la terre ?
C'est vrai qu'on n'a jamais le sou dans son gousset...
Moi qui vous parle... Eh bien ! oui... je sais ce que c'est...
l60 TOUTES LES LYRES
Mais quand on se promène — n'est-ce pas, mon vieux Jammes ?-
aux champs, on s'entretient avec des milliers d'âmes ;
on n'est pas, comme eux tous, un étranger parmi
les lièvres, les oiseaux, la guêpe et la fourmi ;
on sait que si elles ne parlent pas, les pierres,
elles n'en sont pas moins frémissantes de Dieu
et que, si l'on pouvait soulever leurs paupières,
leur regard publierait la louange des cieux.
Jammes a fait comme les pierres et les feuilles,
les cailles, les grillons, les chiens, les écureuils:
il a vécu pour être quelque chose comme
le naturel épanouissement d'un Te Deum.
Et c'est un peu pourquoi Jammes est catholique,
et qu'il écrit avec piété ses Géorgiques.
Prêtre ou poète, il est le bon pasteur du Christ,
et ses ouailles, il les conduit à l'improviste
vers V Eglise habillée de feuilles, vrai ciboire
de rosée où, joyeux, les oiseaux viennent boire
De V Angélus de V (Aube à V Angélus du Soir.
Et puisque, dans les chamys, c'est tout partout la messe,
puisque c'est l'offertoire et la communion,
pourquoi l'homme ne tiendrait-il pas la promesse
que tout l'univers semble avoir faite en son nom
de s'unir en esprit, et même en vérité,
au rythme harmonieux de la divinité ?...
Va, Jammes, dis tes chants comme on dit des Prières,
persiste à découvrir « dans le ciel » des a clairières »,
et ta gloire sera d'avoir vaincu l'orgueil.
Pour moi, je me souviens qu'un jour tu fis accueil
à l'un de mes amis de collège, un poète,
— il s'appelle René-Mary Clerfeyt de Croix, —
et qu'il traça, quand il revint, ta silhouette,
et qu'il nous lut tes vers, et qu'ensuite, je crois,
j'eus la sensation d'être un peu plus poète.
FRANCIS JAMMES l6l
Eh bien ! voilà : je te remercie, Francis Jammes,
car j'aime encor mieux ça que les joies qu' « ils » proclament.
Bibliographie. — T>e VAngdus de l'Aube à V Angélus du Soir^
poèmes (1888-1897), volume renfermant en outre diverses pla-
quettes parues antérieurement : La Naissance du Poète^ Un Jour^
La Mort du Poète, etc. (P avis, Mercure de France, 1898); Le
'Deuil des Primevères, poèmes (1898- 1900), volume renfermant
Les Elégies, La Jeune Fille nue. Le 'Poète et l'Oiseau, Poésies
Diverses et Quator^^e Prières, (Mercure de France. igoi);Le
Triomphe de la Vie, poèmes (1900-igoi), volume comprenant
Jean de Noarrieu et Existences (d*, 1902) ; Le Roman du Lièvre,
proses, volume renfermant Clara d'Ellébeuse, Almaïde d' Etre-
mont, Les Choses, Contes, Notes sur des Oasis et Alger, Notes
sur J.-J. Rousseau et éM"" de Waiens {d*, 1903) ; Pomme d'Anis
ou l'histoire d'une jeune Jille injirme, roman (d*, \<)0^) ; Pensée
des Jardins, prose et vers (d% 1906) ; Clairières dans le Ciel,
poèmes (1903 -1906), volume renfermant En Dieu, Tristesses,
Le Poêle et sa femme, Poésies diverses, l'Eglise habillée de feuilles,
(d», 1906); Toèmes mesurés (d*, 1908); Les Géorgiques chré-
tiennes (d*, 191 1 ).
SI TU POUVAIS...
Si tu pouvais savoir toute la tristesse
qui est au fond de mon cœur, tu la comparerais
aux larmes d'une pauvre mère bien malade,
à la figure usée, creuse, torturée et pâle,
pauvre mère qui sent qu'elle va bientôt mourir
et qui déplie pour son enfant le plus petit
déplie, déplie, pour le lui donner,
un jouet de treize sous, un jouet luisant, un jouet.
1897 (De V Angélus de l'aube à l' Angélus du soir).
14.
102 TOUTES LES LYRES
MON HUMBLE AMI, MON CHIEN FIDELE.
Mon humble ami, mon chien fidèle, tu es mort
de cette mort que tu fuyais comme une guêpe
lorsque tu te cachais sous la table. Ta tête
s'est dirigée vers moi à l'heure brève et morne.
O compagnon banal de l'homme : être béni !
toi que nourrit la faim que ton maître partage,
toi qui accompagnas dans leur pèlerinage
l'archange Raphaël et le jeune Tobie...
O serviteur : que tu me sois d'un grand exemple,
ô toi qui m'as aimé ainsi qu'un saint son Dieu !
Le mystère de ton obscure intelligence
vit dans un paradis innocent et joyeux.
Ah ! faites, mon Dieu, si vous me donnez la grâce
de vous voir face à Face aux jours d'Eternité,
faites qu'un pauvre chien contemple face à face
celui qui fut son dieu parmi l'humanité.
(Clairières dans le ciel).
FRANCIS JAMMES 163
DANS LE SILENCE DE LA NUIT
(fragment)
Dans le silence de la nuit chantait, hier soir,
chantait je ne sais où le grillon du foyer.
Ce petit chant élargissait encor le noir.
La flamme triste de ma bougie s'allongeait.
Allons. 11 a fallu se recoucher, la mort
dans l'âme, en se disant que, pas plus qu'autrefois,
je n'aurais de bonheur sans doute, et que la voix
de ce cri-cri n'était que moi-même, et rien d'autre.
Ecoute, mon enfant, écoute le cri-cri.
Tu n'as pour te calmer que ce grésillement ;
mais comprends comme il est vaste, comme il s'étend
sur toute la vallée du cœur endolori. . .
Tout se tait, lechagrin, l'ennui, l'homme, que sais-je >
Seul, le chant continue du grillon-boulanger.
Adresse-t-il à Dieu une plainte légère,
et Dieu laisse-t-il seul ce grillon lui parler >
Ecoute ce qu'il dit. Il dit le pain obscur
et le pot ébréché dans les cendres amèrcs.
Il dit le chien qui dort. Il dit la ménagère.
Il dit je ne sais quoi de triste, bon et pur. .
{Clairières dans le ciel).
104 TOUTES LES LYRES
IL EST DES JOURS...
Il est des jours où l'âme est triste. Elle retombe.
Et Dieu ne répond plus, semble-t il. Et l'on songe
à la sueur d'angoisse, à l'abandon du Fils.
« Vàme est triste jusqu'à la mort. )) Et Ton supplie,
on s'obstine. Mais Dieu comme un mur de cachot
demeure sourd, et l'on flotte dans le chaos.
Et le cœur se dissout dans l'âme ainsi troublée.
Alors, tenant ainsi qu'une poignée de blé
son chapelet, ces grains de l'humilité sombre,
le poète le sème aux divers champs de l'ombre
où germe la moisson de toutes les prières.
Il sent confusément qu'une grande Lumière
lui est cachée par son corps dont il ne peut sortir.
Pour briser la cloison, et voir, il faut mourir.
L'œil ne laisse passer que ce jour de souffrance
que voit un prisonnier qui attend sa délivrance.
Le poète s'obstine, il appelle son Dieu.
Or, tandis qu'il l'appelle, un Sens mystérieux
semble à peine venir, mais vient, des profondeurs
qui le recouvrent peu à peu comme un plongeur.
. . Ce sont les fruits de son rosaire qui éclosent
dans le Ciel. Ce sont les fruits de Foi interdits
au triste Orgueil qui méprise ces grains de buis
parce qu'il ignore le mystère de toute chose.
[L'Eglise habillée de feuilles).
FRANCIS JAMMES 165
BIEN D'AUTRES AVANT MOI...
Bien d'autres avant moi ont chanté cette terre.
Tout livre que l'on ouvre est rempli de lumière.
Chaque voix inspirée affirme de nouveau
Que plus on le répète et plus le monde est beau.
La source qui fut là pour Ovide et Virgile
Est la même qui luit dans ce bas-fond d'argile.
Au chevreau que l'on sèvre il semble que le bois
Produise chaque baie pour la première fois.
Ainsi moi, à mon tour, comme ces grands ancêtres.
Et comme le chevreau, j'ai vu le monde naître.
Si nombreux qu'aient été les poètes du blé,
Je le célèbre aussi et n'en suis pas troublé.
Il n'est pas de poème égal à la prière,
La même répétée, et par toute la terre.
Donc, comme si jamais nul n'eût parlé d'amour,
Ici j'ai fiancé deux enfants du labour.
Telle, à la cime, une cigale continue
Sa sœur, dont la dépouille au pied s'est abattue.. .
{Les Géorgiques chrétiennes, chant I).
l66 TOUTES LES LYRES
J'ENTENDIS UN MATIN...
J'entendis un matin, au milieu de l'Hiver,
Le bruit que fait l'insecte en Août sous les couverts.
C'était la noce et les thèmes stridents du fifre
Que le ménétrier note à note déchiffre.
L'air, à présent, semblait balbutier des mots
Ou copier la cigale au cœur des noirs ormeaux.
Jamais la fiancée n'avait été si belle :
Son voile éblouissait comme une pluie de grêle.
Elle donnait le bras au maître et s'avançait :
Telle une barque en fête arbore des bouquets.
Le fiancé suivait. La joie sur sa figure
Brillait comme une fleur à la neuve verdure.
La montagne dressait, ainsi que fait la mer,
Des flots bleus aux sommets de neige recouverts.
Des enfants qui semblaient former un groupe d'anges
Faisaient rouler devant l'église des oranges.
Frères des papillons, se posèrent leurs yeux
Sur un si beau cortège. Ils laissèrent leur jeu.
FRANCIS JAMMES 167
Ces ruches en rumeur, les cloches catholiques,
Aux cigales du tifre envoyaient la réplique.
Tous étaient maintenant dans l'éternel vaisseau
Dont la voile à son mât est un Christ en lambeaux.
Ce vaisseau emportait vers la béatitude
Ces passagers en qui vivait la Certitude.
Les époux se tenaient inclinés de l'avant,
Saisis par le frisson d'un mystérieux vent.
Prés d'eux, habituée à la tâche qui prie,
L'aïeule offrait à Dieu l'humble lin de sa vie.
Le gouvernail dans ses doigts joints, tendant au ciel,
A l'arriére, je vis le pauvre de Noël.
Venez, Seigneur, venez bénir les épousailles
De ceux que Vous aimez, qui dans l'ombre travaillent.
Venez, Seigneur. Pour eux descendez ici-bas.
Car Vous Vous abaissez où l'homme n'atteint pas.
Un roi ne bouge point quand un prince l'appelle ;
Mais Vous, il Vous suffit qu'un mendiant Vous héle ;
Vous arrivez sans gloire ainsi qu'un laboureur,
Et Vos pieds sont blessés. Vos mains et Votre cœur.
l68 TOUTES LES LYRES
Mais Vous n'avez pour nous qu'un sourire ineffable ;
Rabboni ! Vous Vous asseyez à notre table.
Venez, Seigneur. Ouvrez les urnes de l'amour
Sur ces fronts couronnés du hâle des labours.
Considérez ces gens qui pétrirent la terre
Que Vous avez créée, Vous, l'Esprit et le Père.
Ils en ont fait sortir toutes sortes de fruits,
Leur foi n'a point douté du Ciel qui les produit.
Venez, Seigneur. Voici : dans cette pauvre argile,
Des hommes germeront, fils de votre Evangile.
(Les Géorgiques chrétiennes, chant III).
Gustave KAHN
Nous avons dit dans la Préface ce qu'il faut penser de l'inno-
vation prosodique de M. Gustave Kahn et du retentissement
qu'elle eut dans les Lettres. Il suffira donc de rappeiei- ici que
le poète est né à Metz, le 21 décembre 1859, qu'il a suivi les
cours de l'Ecole des Chartes et de I Ecole des langues orientales,
et que, dès 1886, il fondait une revue hebdomadaire dont
le succès n'est pas oublié :
La Vogue. La même année,
il créait avec Jean Moréas et
Paul Adam un journal inti-
tulé Le Symboliste, et, deux
ans plus tard, participait à la
fondation de La Revue Indé-
pendante, où il donna des
essais critiques qui retinrent
l'attention. En 1889, parais-
sait une nouvelle série de
La Vogue; et, en 1897,
M. Gustave Kahn organisait
avec Catulle Mendès les
fameuses « Matinées de
Poètes », qui se donnèrent
d'abord à l'Odéon, puis au Théâtre Antoine, et enfin au Théâtre
Sarah-Bernhardt.
M. G. Kahn, aujourd'hui chevalier de la Légion d'Honneur, a
publié: Les Talais Nomades, poèmes (Tresse et Stock, 1887);
Chansons d'amant, poèmes (Lacombiez, Bruxelles, 1891); Do-
maine de Fée, poèmes (V* Monnom, Bruxelles, 1895) ; La Pluie
et le 'Beau Temps, poèmes (Vanier, 1895); Le Roi Fou, roman
(Havard, 1895); Limbes de Lumière, poèmes (Deman, Bruxelles,
1895) ; Premiers Poèmes, réunion des 3 premiers ouvrages, avec
une Etude sur le vers libre (Mercure de France, 1897) ; Le Livre
d'Images, poèmes (d», 1897); Les Contes de l'Or et du Silence
(•t Le masque publié ici est extrait du i" Livre des Masques
de M. Rémy de Gourmont (Mercure de France, édit.).
Masque, par Félix Vallotton (•).
'5
70 TOUTES LES LYRES
(d*, 1898) ; Les Petites Ames 'Pressées^ roman (Ollendorfï, 1898);
Le Cirque Solaire y roman (Revue Blanche, 1899); Les Fleurs de
la Passion (OllendorfF, 1900); L'Esthétique de la Rue (Fasquelle,
1901) ; L'Adultè-e sentimental, roman (Revue Blanche, 1903);
Odes de la Raison (Ed. de (( la Raison », 1902) ; Symbolistes et
'Décadents (Messein, 1902): Contes hollandais (Fasquelle, 1903);
Boucher, biographie-critique (H. Laurens, 1905) ; De Tartufe à
ces Messieurs, critique (Sansot, 1905); Le Salon du Mobilier
(Guérinei, 1906) ; Polichinelle (de Guignol, Sansot, 1906) ;
Rops, étude critique (« L'Art et le Beau ») ; 'Rodin (d*) ; Mont-
martre et les Artistes (d*); Louis Legrand (d») ; Fragonard (d*)
Les Nymphes de François Boucher (d*) , La Femme dans la carica-
ture française (Méricant, 1910).
Il a collaboré à la plupart des revues d'avant-garde de la pé-
riode symboliste, à La 'Revue Blanche, La Revue de Paris, La
Revue Illustrée, La 'Revue Encyclopédique, Le Mercure de France,
Le Journal, Le Livre d'Art, La Nouvelle Revue, L'Art et le Beau,
Le Gil Blas, Le Siècle, et à quantité d'autres journaux et revues.
CHANSONS
X
Si je meurs
moissonné par la vie,
fauché par la durée,
si je meurs
d'avoir oublié l'heure
aux détroits tristes de la vie,
si la mort
étend sur moi le manteau pauvre,
si je meurs
GUSTAVE KAHN I7I
couché sur un large bouclier,
mon cœur battra de toi.
Si je vis
par les parcs énamourés,
si je vis
par les psaumes des paumes qui disent oui
à mes paroles,
si je vis glorieux et doux,
nos fanfares résonneront
sur les âmes en chansons
qui écoutent
le pas de notre cheval sur les routes.
Si je parle,
c'est ta voix
qui parlera dans la flûte de bois,
orgueil unique du poète,
si je parle,
c'est pour toi,
c'est pour ta beauté-loi,
les lèvres sur l'âme aux abois.
Si je chante, ce sera
l'hymne des choses brunes et d'ambre,
ce sera l'avril des temps
et le réveil des rois des temps.
Les éventails de mon rêve
sur le rêve des gens passeront
172 TOUTES LES LYRES
comme un vif émerveillement
pavoisé de paons en rêve.
Et si plus tard je me tais,
ce sera que les vieilles lyres
des antécesseurs vaincus
orneront le parloir à sourires
où tes yeux, sur les miens vaincus,
pèsent de leur despotisme aigu
mais si cher et si tenaillant
l'âme folle que moi je suis,
que, loin de toi, je m'en irais
lentement comme vers un gouffre
glissant, comme une herbe qui souffre.
XVII
Ma mémoire fête une nativité.
Parmi la foule des pages,
la dextre fleurie d'un grand lys blanc,
d'autres tenant en laisse des lévriers blancs
dont la tête vers la terre se baisse,
parmi les rois de haut parage
dont l'escarboucleet les rubis ornent le front
et les turquoises et les grenats scellent les sabres,
parmi les sages en turbans,
à peine vit et remue,
déjà esprit, déjà sourire,
un enfant.
GUSTAVE KAHN I73
Sur la mer les frustes équipages
attendent sous le soleil droit,
sur les espaliers blancs des palais de marbre
s'éveillent des tapis de Turquie
et des soies de la Bactriane,
cependant que les pâtres au long des longs sentiers,
les bêlants et meuglants leur tâtant les talons,
montent vers les palais de marbre froid
élincelants sous la haute beauté de soleil droit,
Et les fleurettes aventurières le long des haies
et les fleurs tachées du sang des champs
s'éploient.
Dans l'arbre lointain qui se meurt de l'Occident
le rossignol des années anciennes se reprend
à clamer l'antienne des vieux printemps ;
des coqs chantent sans savoir pourquoi.
Le souffle des bonheurs indicibles
des jours filés d'or et de soie
passe sur ce jour d'avril du monde.
O Fortune, les piastres et les sequins ruissellent
lentement, lentement, comme de lèvres de nymphes,
vers le populaire et l'enfançon malingre;
des vasques merveilleuses éclairent les platanes
et dans les cieux bleus où danse la nue blanche,
des ménétriers angelots
et les muses ailées échangent
l'hymne glorieux des instruments
au-dessus du palais en gaieté de firmament.
«5-
174 TOUTES LES LYRES
EVENTAILS TRISTES
II
Vous, n'entendez-vous pas :
d'enfance, tandis qu'ils dormaient dans l'étable
où des bras pieux et frais les berçaient,
vous, n'entendez-vous pas, sur le sable,
venir les Rois
qui parcourent les crèches des étables
pour bénir les nouveau-nés qu'on berçait, —
les Rois, n'entendez-vous pas leurs pas >
Vous, ne savez- vous pas
qu'ils leur laissaient l'épée, aussi le baudrier :
une baguette de coudrier
pour évoquer les songes sous leurs pas
parmi les forêts florales et les buissons fruitiers des
Vous ne savez-vous pas [cépées }
qu'ils laissaient sous leurs pas
les cailloux blancs, hérauts muets de la cépée
où les nouveau-nés trouvaient dormir la petite fée,?
Vous, ne croyez-vous pas
qu'à quelque détour
des routes où lamentent les déshérités,
à quelque angle de murs saillant des tours,
pour les déshérités
les Rois parrains appelleront de leur voix de bonté
GUSTAVE KAHN I75
ceux qui souffrent sur la route
et leur donneront encore
l'épée, le baudrier, et la baguette de coudrier,
puis les mèneront où dort,
oublieuse depuis tant de journées, la petite fée?
[ceaux
Vous, ne savez-vous pas qu'ils ont mis près des ber-
une idole aux traits lointains, une idole sans parole)
Mais si les Rois parrains l'ont mise près des berceaux
c'est qu'ils viendront chercher et guider de leur parole
ceux qui attendent dès l'heure du berceau.
Ils les sauront vêtir
comme eux dans les âges,
les munir aussi des paroles sages
qui, dans les temps anciens, pouvaient nourrir
tel aventurier en route vers les âges ;
ils leur sauront parler dans un rêve sur la route,
leurs pas sur le sable quand ils furent nouveau-nés,
le pas de leur parole qui sait nourrir
la faim et calmer la soif et faire dormir
les aventuriers tombant au long des routes.
Pour nous nul n'est venu ;
le soir en orage
chassait loin des villages les Rois ; —
on guérissait l'épave de barques en naufrage, [Rois :
des soirs où des souhaits attendris attendaient les
le silence le plus profond qui suit les nuits d'orage
gardait nos berceaux loin des yeux des Rois.
76 TOUTES LES LYRES
III
Est-ce Détresse qui frappe à la porte r
Non, c'est un cadavre qu'on emporte
loin de nous
vers le moutier où prient à genoux
les reines mortes.
Est-ce l'Epouvante qui frappe à la porte >
Non, c'est un bruit de choc d'épées qu'apporte
le vent furieux de cette nuit;
des cavaliers dont le casque luit
laissent leur sang couler et bruire pour l'âme morte
d'un fantôme de reine morte.
Est-ce la Mort qui frappe à la porte?
Non, sa course est occupée
à cueillir des âmes au passer des corps ;
à ce jour la Mort est occupée
à prendre les âmes et daigner les corps
que des lutins pour en rire, vifs, emportent.
Alors, qui donc frappe à la porte ?
C'est le supplicié du Souvenir
avec son fils l'Avenir,
tous deux si douloureux, aux prunelles si mortes,
qu'ils croient supplier que la mort les emporte.
CPremiers 'Poèmes).
Louis LE CARDONNEL
L'unique volume de vers de M. Louis Le Cardonnel, Toèmes^
reçut à son apparition, en 1904, un accueil des plus enthousias-
tes. C'est que ce livre est non seulement une petite merveille
d'art, mais aussi un document humain extrêmement émouvant.
Il nous fait assister aux incertitudes d'une jeunesse partagée
entre d'intimes convictions religieuses et les ambitions les plus
nobles du Poète. Il nous dit les goûts délicats et rares de l'ar-
tiste, les étonnements de l'homme chaste devant le désordre pa-
risien, les regrets et les effrois alternatifs du cœur indécis, les
élans de l'âme généreuse, et la sérénité, enfin, du mystique ayant
obéi à sa vocation.
Normand par son père, lorrain par sa mère, irlandais par ses
ancêtres paternels. M. Louis Le Cardonnel est né, en 1862, à Va-
lence, où il fit toutes ses études, mi-partie au Petit Séminaire,
mi -partie au Collège.
Dès le début de l'année 1883, il venait à Paris, fréquentait
chez Stéphane Mallarmé, se liait avec Albert Samain, George
Auriol, Paul Morisse, etc. et assistait avec eux aux soirées du
Chat Noir^ où il fut baptisé du nom d' « aumônier du symbolis-
me )).
Un ami auquel il a consacré un poème ému, L'Inspirateur^
l'ayant emmené en Italie, M. Louis Le Cardonnel, loin des
bruits de Paris, dans le recueillement impressionnant du Campo-
Santo, se sentit plus impérieusement appelé au sacerdoce.
J'ignore si c'est à la suite de ce voyage qu'il fit une première
retraite au séminaire d'issy, — vers 1887, je crois. Toujours est-
il que des scrupules de conscience l'empêchèrent alors de com-
mencer son noviciat.
Ce n'est qu'en 1894 qu'il s'y décida enfin. Le poète avait été
présenté dans l'intervalle à M"» Delzant, chez qui se tenait, place
St-François-Xavier, l'un des derniers salons littéraires parisiens.
L'hôtesse, qui avait elle-même des sentiments religieux très viva-
ces, lui conseilla de ne pas résister plus longtemps à la voix in-
178 TOUTES LES LYRES
térieure qui le poussait vers la prêtrise. C'est ainsi qu'il entra au
Séminaire français de Rome. Deux ans après, en 1896, il était
ordonné prêtre et placé, comme vicaire, dans une paroisse du
diocèse de Valence.
En 1900, M. l'abbé Le Cardonnel voulut embrasser la vie mo-
nastique. Poète et théologien également remarquable, il songea
tout naturellement au plus érudit des ordres religieux et entra
comme novice chez les Bénédictins de Ligugé. Sa santé ne lui
permit d'y rester qu'un an. Il reprit alors son vicariat, puis, en
1905, devint précepteur à Assise, dans l'illustre famille sicilienne
des Frangipani, et enfin se fixa à Rome, où il fut nommé chape-
lain de St-Louis-des-Français et professeur de Littérature à l'Ecole
Chateaubriand.
La discipline religieuse ne lui a permis de publier son recueil.
Poèmes, que dix ans après son entrée au séminaire, c'est-à-dire
en 1904, (Mercure de France, édit.). Depuis, le poète a écrit un
nouveau livre, Carmina Sacra, qui ne tardera plus à paraître.
J'ai dit l'art raffiné de M. Louis Le Cardonnel et son intensité
poétique. Quelques mots sur sa technique ne seront pas super-
flus, car elle est singulièrement significative au point de vue de
l'avenir de notre prosodie. En pleine période symboliste et vers-
libriste, l'auteur des Poèmes a su se garder des exagérations qui
menacèrent quelque temps de disloquer, de dévertébrer le vers
français. Toujours il a possédé un sens parfait de l'eurythmie,
cette qualité première en poésie. Mais il n'en a pas moins fait
preuve d'une admirable intuition à l'égard des ressources infinies
que nous offrent les rythmes impairs, les accouplements de rimes
bissexuelles (désert, misère ; manne, Schumann, etc.), les stro-
phes aux rythmes combinés (par exemple : deux alexandrins,
deux octosyllabes et un alexandrin, etc.), les vers blancs, les poè-
mes aux rimes unisexuées, etc., etc.
Ce n'est pas le lieu, ici, d'expliquer pourquoi ces artifices —
qui n'en sont pas, lorsqu'ils correspondent vraiment à une sensa-
tion — nous aident à saisir les nuances les plus subtiles du Mys-
tère. Disons seulement que s'ils sont ridicules, mis au service des
simples virtuoses, ils deviennent, aux mains d'un poète comme
LOUIS LE CARDONNEL I 79
Louis Le Cardonnel, des instruments exceptionnels de transcen-
dante beauté. C'est là ce qu'aura laissé de meilleur le Symbolisme
aux Inspirés de l'avenir, à ceux qui réellement se sentiront dé-
sormais en correspondance avec les puissances mystérieuses de
l'Infini.
je dois ajouter, pour être tout à fait exact, que la seconde moi-
tié des Poèmes et, je crois, tout l'ouvrage Carmùia Sacra sont,
sinon conçus, du moins réalisés dans une forme d'une absolue
pureté classique. La pensée est mystique, et par conséquent éthé-
rée, aérienne; mais elle se trouve soumise à une plastique sévère
par la même volonté de discipline qui impose aujourd'hui à l'au-
teur la rigide perfection d'une vie rituelle. Et pourtant, de cette
simple magnificence, qui se voudrait marmoréenne, voyez, voyez
combien il s'exhale encore de souffles ailés!...
M. Louis le Cardonnel a collaboré ou collabore au Mercure de
France, où il tient la chronique des Questions religieuses^ au Chat
Noir, au Scapin, aux Ecrits foui l'Art, à La Plume, au Parti Na-
tional^ au Saint-Graal, au Bulletin de Si-Martin et de St-Benolt, à
V Ermitage, à Vers et Prose, à Durendaly au Spectateur Catholique,
à La Revue Hebdomadaire, à Poesia, à L'Eco de Subasio, etc.
LE PIANO
Sur le clavier sanglote une dolente phrase,
Dans la maison la plus triste du quai désert ;
Lourde Teau, bas le ciel, où le couchant s'écrase.
Phrase lente, elle conte une longue misère :
C'est un De Profundis qui ne croit pas en Dieu,
Et supplie, en sachant le néant de son vœu.
Et l'on sent, reflétée en sa monotonie,
La monotone horreur de ce vide infini.
l80 TOUTES LES LYRES
Monotones les jours de celle-là qui joue,
Et que l'Amour n'a pas assez de ciel comblée,
Ou qui, peut-être, songe à quelqu'un d'exilé
Là-bas, sur quelque mer monotone, ou mort fou
Des mépris expiés par celle-là qui joue.
Ah ! dans cette maison triste du quai désert,
C'est le Miserere de toute sa misère,
Au milieu d'un désert qui n'aura pas de manne,
Et que traversera seule, écho de Schumann,
Et que remplira seule, à jamais, cette phrase
Morne comme le ciel où le couchant s'écrase !
INVOCATION D'AUTOMNE
Automne merveilleux, Automne qui me dores
L'horizon de la vie encore cette fois.
Toi qui, si doux, épands les feux de tes aurores
Et ceux de tes couchants aux limites des bois,
Mélancolique Automne, avec qui l'on voyage
En des mondes de songe et de sérénité.
Bel Automne, pour qui, sous le dernier feuillage,
Un oiseau, mais tout bas, poursuit son chant d'été,
Toujours tu m'exaltas, saison harmonieuse ;
Ta flamme brûle encore en mes hymnes anciens :
Tu m'as tout pénétré d'une ardeur sérieuse...
Dis que tu le savais et que tu t'en souviens !
LOUIS LE CARDONNEL l8l
Pourtant, si je t'invoque aujourd'hui, cher Automne,
Ce n'est pas pour revivre aux luttes du passé,
Pour remettre à mon front une vaine couronne.
Et rendre un peu de lustre à mon nom effacé.
Que dans l'apaisement de cet octobre, meure
Ce qui n'est pas en moi le vierge attrait du Beau ;
Que, la Gloire ayant fui, le seuil de ma demeure
Semble à jamais le seuil délaissé d'un tombeau.
Loin l'orgueil, espérant des revanches tardives !
Uniquement épris d'un rêve aérien,
Je ne regarde plus vers les ingrates rives
Du monde aveugle et sourd, dont je n'attends plus rien.
Je ne veux contempler que de pures images :
Mon calme enivrement, c'est l'ampleur de tes cieux,
C'est ton azur à peine offensé de nuages.
Saison noble au divin rire silencieux.
Ta tendresse me parle et ma ferveur t'écoute :
Automne inspirateur, fais encor sous tes lois
Tomber, comme un cristal, mes heures, goutte à goût-
Mets invisiblement des cordes sous mes doigts ; [te ;
Et que, la mélodie affluant dans mes veines,
Ardente comme aux jours de ma jeune vigueur,
Sans désir de frapper les oreilles humaines,
Je chante seulement pour enchanter mon cœur...
i6
l82 TOUTES LES LYRES
LA POURSUITE DIVINE
O mon Dieu, vous avez des ruses adorables
Pour triompher des cœurs et vous les attacher,
Car vous êtes épris de ces cœurs misérables ;
Jusqu'au bord de l'Enfer vous courez les chercher,
Et, vous penchant sur eux doucement, vous leur dites
De céder à l'Amour et de ne plus pécher.
Puis, si l'enchantement des vanités maudites
Ne les a pas lassés, vous ne vous lassez pas,
Vous, de renouveler vos ardentes poursuites.
Vous allez devant vous et vous tendez les bras ;
Il faudra que demain la brebis égarée
Y repose, arrachée aux ronces d'ici-bas.
Ah ! comme en Emmaûs, dans la calme soirée,
Qu'au moins, sur votre sein, vers le tomber du jour,
Nous appuyions, Seigneur, notre tête éplorée !
Et que nos cœurs, longtemps cherchés par votre amour,
Afin qu'ils n'aillent pas, rejetés de la Gloire,
Loin de Vous, dans la nuit, se crisper sans retour.
Vous laissent remporter la derrière victoire.
LOUIS LE CARDONNBL 183
EPILOGUE
(fragment)
... A présent, le voilà seul dans la foule humaine,
Où la souffrance râle avec la volupté :
Il semble se mêler au tourbillon que mène
Un invisible Esprit, impur et révolté.
Il regarde venir sur la Seine livide,
Avec ses feux tremblants, le ciel troué de cris ;
Il sent se refléter dans son cœur las et vide
La misère et l'horreur de tant de cœurs flétris.
Cédera-t-il lui-même aux mauvaises délices,
Et, n'obéissant plus au vieil attrait divin,
Ira-t-il s'enivrer aux profanes calices,
Ce Lévite oublieux, fait pour un autre Vin }
Deviendra-t-il pareil aux mimes du théâtre,
Dont les grossiers bravos sont le suprême vœu,
Ou voudra-t-il servir en païen idolâtre
L'Art subtil et pervers, qui ne cherche pas Dieu?
Il erre, s'éplorant sur la vie, il est triste;
Seule encore la nuit des églises lui plaît ;
11 demande aux vitraux de pourpre ou d'améthyste
D'envelopper son front d'un glorieux reflet.
184 TOUTES LES LYRES
Et la profonde voix, la voix tendre et secrète,
Revenant lui parler dans son charme ancien,
Dit au Prêtre futur caché dans le Poète :
J'ai mis sur toi mon signe, un jour tu seras mien !
Sortilèges, enfin, vous tombez ! il est libre.
Loin de lui ce néant qui le faisait souffrir !
Sa victoire, il la conte aux rivages du Tibre;
Ses généreux desseins vont maintenant mûrir.
Son âme s'initie aux grandes disciplines,
Il respire à plein cœur la sainte antiquité,
Il contemple la Ville assise aux sept Collines,
Dans sa mélancolique immutabilité.
Aux horizons de Rome il égale son rêve :
Puis, un jour, consommant l'entière oblation,
Dans le ravissement de son amour, il lève
Ses frémissantes mains où coula l'onction.
M s'en ira, semant la Parole céleste,
Et, pour dire le Verbe aux temps qui vont venir,
Harmonieusement il mêlera le geste
D'accorder la cithare au geste de bénir.
Sous le souffle divin, il la fera renaître,
Fils des premiers Voyants, fils des Chanteurs sacrés,
Cette antique union du Poète et du Prêtre,
Tous deux consolateurs et tous deux inspirés !.. .
SEBASTIEN-CHARLES LECONTE
Profil, par Djinn
Sébastien-Charles LECONTE
L'œuvre de M. S.-Ch. Leconte n'est pas de celles qu'on lit au
jardin, les soirs d'été, pour se délasser d'une journée trop labo-
rieuse. Et, bien que son verbe soit d'une éclatante splendeur,
elle n'est pas davantage de celles qu'on peut déclamer à l'impro-
viste, avec la certitude d'obtenir l'effet dramatique, en même
temps que l'effet d'orchestre. Elle veut être lue et relue, et lon-
guement méditée dans le silence, avant de livrer, avec la gloire
de ses cortèges musicaux, tout le mystère de son sens profond.
On n'a peut-être pas assez insisté sur le côté philosophique et
ésotérique de cette œuvre. C'est, en tout cas, juger le poète de
façon bien superficielle que de l'apparenter, comme on l'a fait,
purement et simplement à Leconte de l'Isle. Il ne faut voir là,
sans doute, que la suggestion exercée par la similitude de son
nom et de l'un de ses prénoms avec ceux de son illustre devan-
cier. M. Lucien Maury s'est montré mieux avisé en disant dans
un récent article de la Revue Bleue : « Il surgit aux confins du
Parnasse et du Symbolisme... Il encadre ses peintures du clair-
obscur des songes... il erre parmi la mouvante féerie de sa pen-
sée inquiète; il nous convie à l'exploration d'un monde majes-
tueux de symboles ; symboles, visions, où l'hermétisme de la
pensée ne nous empêche point d'apercevoir les angoisses, les
élans, le drame sincère et poignant de la vie d'un esprit... »
Et, en effet, Sébastien-Charles Leconte n'a guère de parnassien
que l'orfèvrerie apparente, la structure, et aussi la rudesse métal-
lique de son vers. La pensée, elle, est très souvent symboliste. Il
suffit de citer au hasard quelques vers pour le prouver :
Le visage du songe indéfini de l'être...
O Mains de l'inconnu qui frOlez nos détresses...
Tout s'absorbe aux remous enveloppants du vide...
La solitude aux plis muets s'appesantit...
L'invisible se meut comme un spectre, et nous raille...
Ces mots venus vers nous du fond de l'invisible...
Et quand tournait la porte étrange du possible...
Etc., etc..
i6.
l86 TOUTES LES LYRES
Quoi qu'il en soit, une philosophie très haute soulève l'œuvre
entier du poète. L'Esprit qui passe, ce n'est rien moins que la
synthèse du boudhisme ésotérique (*). « Aux trois portes de la
vie antérieure », l'Esprit de l'homme a soudain des visions ver-
tigineusement reculées (car il était avant que fût la vie humaine)
De ces humanités qu'amoncellent les âges.
Et voici toute l'Histoire de l'Ame, dans sa course éternelle à
travers les temps.
Mais l'Esprit continue à monter, — dit-il, —
Vers celui qu'à jamais je me sens devenir...
Tant l'instant que je suis contient déjà l'Histoire!
Toutefois, dans La Tentation de l'Homme, l'Esprit humain se
heurte à l'infranchissable cercle qui est à la fois sa forme et,
pense-t-il, la forme du Monde. Dès lors, il recherche la consola-
tion dans l'orgueil de son désespoir, dans la hantise du Mystère,
dans l'illusion de créer en Beauté un aspect nouveau de l'univers,
dans l'œuvre de Science qui, du moins, puisqu'il ne peut pénétrer
l'essence de la Nature, doit lui asservir le monde matériel. Et il
garde le secret espoir — espoir bien moderne — d'un élargisse-
ment de ses limites, grâce à « Ceux qui viendront », à ces Huma-
nités lointaines et prodigieuses.
Peut-être en genèse de Dieu...
Car, selon le poète, le seul Dieu possible, ce serait l'épanouis-
sement de l'esprit de l'homme en perpétuelle ascension. Toutes
les autres déités, (( les dieux d'hier et de demain » ne sont pour
lui que
Le visage du songe humain.
Aussi dans L« Sa»^ de (Méduse, S.-Ch. Leconte a-t-il chanté
la mort des dieux antiques, et même celle de « Dieu, le dernier
des Dieux ».
(•) M. S.-Ch. Leconte a fait de nombreux voyages en Extrême-
Orient.
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE 187
Désormais affranchi de ses illusions, l'Homme connaît la déso-
lation suprême et il n'a plus d'espoir que dans la Mort, déli-
vrance et terme fatal — chaque jour plus proche. Et c'est le
sujet du dernier livre du poète : Le Masque de Fer,
Je suis l'amant de ma Détresse
Qui me regarde captif et roi...
Là-bas, la grande nuit m'appelle...
Le révolté, prisonnier de son angoisse, redoute que la capti-
vité soit longue encore
(O Mort, pour me punir de t'avoir désirée
Vas-tu donc m'oublier et me laisser vieillir.^..)
et il écrit « aux murs du cachot » son horreur de ce temps, de ce
XIX* siècle qu'il appelle « Le Siècle Maudit », et il clame des
chansons « pour les temps de révolution» où ceux qui ont semé
l'incertitude et récolté la stupeur des foules
Ecouteront dans l'infini
Palpiter la Tempête.
Car le stoïcisme de M. S.-Ch. Leconte est fièrement héroïque
et son pessimisme ne connaît ni la résignation ni la paralysie.
Si l'homme ne peut pénétrer le secret des forces éternelles, du
moins sa pensée lui reste, suprême refuge des orgueils qui font
vivre. Et cette pensée, n'est-ce pas quelque chose d'immense, s'il
est vrai, comme le croit le poète, que
.. . Cet univers qui ne peut se connaître
N'a de conscience qu'en nous r
Et faut-il vraiment désirer qu'elle sorte de ses limites, cette
pensée, si réellement l'Homme ne se sait exister que parce qu'il
est le Relatif? Et si le total du savoir intégral est inconscient, le
jour où nous arriverions à la connaissance entière, ne nous
anéantirions nous pas en le Grand-Tout, pour sombrer comme
lui dans l'inconscience }
Tels sont les problèmes que hausse jusqu'au pathétique une
puissance d'évocation renforcée par de symboliques chevauchées
TOUTES LES LYRES
de walkyries et des fanfares retentissantes. M. S.-Ch. Leconte
est un merveilleux incantateur, et je le tiens pour un poète que
l'Avenir ne manquera pas de placer au premier rang de ceux
qui doivent rester dans les mémoires.
J'ajouterai une simple remarque. Une fois de plus se vérifie ici
cette vérité que la France septentrionale est tout aussi française
que l'autre, et que sa pénétration intellectuelle, quoi qu'on en
dise, est souvent plus profonde que celle de sa sœur latine.
M. Sébastien-Charles Leconte est homme du Nord. Il est né à
Arras, le 22 octobre 1865.
Outre les œuvres que nous venons d'analyser, il a publié Le
Bouclier d'Ares^ Salamine, Les Bijoux de Marguerite, L'Absolu-
tion et La Gloire de Corneille. L'Académie a couronné plusieurs
de ses ouvrages ; de Hérédia l'a honoré de sa constante amitié ;
et néanmoins il s'est toujours tenu en dehors de toutes les écoles.
Si sa prosodie est restée à peu près celle des romantiques, il n'en
croit pas moins que le vers traditionnel doit être renouvelé dé-
sormais. D'ailleurs, dit-il, peu importe « que l'on fasse des vers
libres ou des vers réguliers ; l'essentiel est que l'on fasse de
beaux poèmes. »
Nous sommes pleinement de cet avis. Moins de discussions, et
un peu plus d'œuvres fortes.
Des actes et non des paroles.
L'ESPRIT PASSE...
Mes Ames ont vécu les Siècles de la Terre.
Et l'Esprit que je suis, désormais solitaire,
Va laisser dans la nuit, sphère d'ombre et de sang,
Voguer, sur les orbes de son erre,
L'Astre peuplé de Dieux dont il fut le Passant.
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE iSq
Passant des Ages morts qu'animèrent ses Formes,
Sombre Arrivant jeté dans les cycles énormes,
De qui l'aurore du monde écouta les pas,
Dont les soleils d'alors, au profond de la nue
Primitive, virent la venue,
Quand il venait de jours qu'ils n'éclairèrent pas.
Car il était avant que fût la vie humaine,
Avant les sept soirs de la première semaine,
Avant les Immortels, avant les Consacrés,
Et depuis des Eres, c'est à peine
S'il se souvient encor de ceux qu'il a créés.
Il fut l'âme des Rois de la Race solaire.
Des Géants qui taillaient les monts, et la colère
Des bâtisseurs de tours qui tuaient les lions
Et ramenaient, vers les cités hécatompyles
Ceintes de symboles immobiles,
Les captifs entravés d'airain, par millions.
Il fit vivants les Dieux de pierre, et les prophètes
L'appelèrent par son nom parmi les tempêtes ;
Il dressa les autels du Feu sur les hauteurs,
Il fut les éternels Interprètes,
Les Princes du Livre et les Annonciateurs...
... Pourtant, autour de lui, triste et comme étonnée,
Suaire d'une Forme à la mort condamnée,
Une chair d'Homme pèse, anxieuse ; pourtant,
igO TOUTES LES LYRES
Je sais, comme ceux-là que garde la matière
Et dont l'âme périt tout entière,
Qu'une tombe est là-bas, devant moi, qui m'attend.
(L'Esprit qui passe)
L'ABIME INTERIEUR
(fragment)
Les étoiles, au Nord lentement effacées,
Sont des tisons mourants sur des piliers d'airain,
Et l'ombre, plus profonde autour de mes pensées,
S'abaisse sur mon front comme un ciel souterrain.
Et, spirale attirante et que semblent descendre
Des lumières qu'effare une haleine d'en bas,
Comme un gouffre se creuse en un sol fait de cendre,
L'abîme intérieur a bâillé sous mes pas.
Tout s'absorbe aux remous enveloppants du vide.
Comme pour mieux, autour de moi, multiplier
Le tourbillon sans fin que sans terme dévide
Le centre d'un intarissable sablier.
Car elles sont si loin de moi, les pâles lampes,
Toujours plus pâles, et dans l'espace tournant,
Que, m'arcboutant des reins au vertige des rampes.
Je les vois comme des points d'or, et, maintenant,
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE IQI
Leur lueur, qui défaille au fond du puits accore,
Un instant se ranime et palpite et s'éteint.
En un scintillement funèbre où brille encore
L'éphémère rayon sous nos cils incertain.
Ma conscience alors s'étonne d'être seule
Et chétive dans le formidable réseau
D'un ouragan qui l'aspire, comme la gueule
Épouvantable d'un antre boit un ruisseau.
Et mon rêve, enlacé dans une trombe d'ombre,
Se disperse de marche en marche, ainsi que font
Des feuilles d'arbre au vent du crépuscule sombre.
Dans la vrille sans fin des ténèbres sans fond .
Et, parmi les ressauts des terres éboulées,
Hagard et cramponné du poing et de l'orteil
Au hasard effrayant des roches ébranlées,
J'admire, d'un regard ivre encor de soleil,
La chute frissonnante, à peine ralentie
Par le vent glacial soufflant de l'inconnu,
De la poussière de mon songe, anéantie
Dans l'engloutissement du précipice nu.
(La Tentation de l'Homme)
192 TOUTES LES LYRES
LES ANCETRES
(fragment)
Vous dont le sang nourrit encor nos muscles souples,
Héroïques dompteurs de géants étalons,
De qui la race garde à l'orgueil de ses couples
L'honneur de ses yeux bleus et de ses cheveux blonds,
Aïeux obscurs, en qui ma chair eût voulu vivre,
Sous les bardes de bronze ou sous les torques d'or,
Dont mon songe obstiné croit encore poursuivre
La barque au dur taillant sur les vagues du Nord,
Guerriers chastes, conçus au flanc des mères graves,
Et qui passez, au fond des mémoires, courbés
Sur le col des chevaux ou le soc des étraves.
Par-delà tant de jours sous l'horizon tombés,
Avez-vous avec moi respiré le vent libre
Des torrides déserts ou des désertes eaux ?
Est-ce votre âme encor qui revient, chante et vibre.
Et fait crier en moi la fibre de mes os,
Dans un élan sauvage et de force et de joie,
Quand se cabre la bête ou quand hennit la mer
Pour ces rébellions inutiles que broie
Ou l'éperon d'acier ou l'hélice de fer ?
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE I93
Créez-vous sous mon front les fabuleux mirages
Dont s'embrase le porche ardent de l'équateur ?
Me clamez-vous, parmi la splendeur des orages,
La haine au souffle impur du sol dévorateur ?
Si vous vous redressez parfois sur votre couche.
Barbares d'Occident ! le reconnaissez-vous,
S'enivrant du galop de son mustang farouche,
Le frêle descendant des grands cavaliers roux ?...
(La Tentation de l'Homme)
LA PYRAMIDE
La grande Pyramide est enfin achevée.
Or, muets, tête nue, et la face levée
Vers les astres brûlant dans le vide infini,
Les sages sont debout sur le bloc de granit
Qui scelle le sommet de l'œuvre surhumaine.
A l'occident du ciel, la nef solaire amène
Les voilures de pourpre armant ses vergues d'or.
Et c'est l'heure royale où la Terre s'endort.
Où les foules, ouvrant d'anxieuses paupières,
Tendent leur vision vers la cime de pierres.
Se disant que là-haut, au-dessus de leur bruit,
Les Maîtres du Savoir interrogent la Nuit. —
17
194 TOUTES LES LYRES
(( Là-haut, l'on est plus près des étoiles, sans doute. »
Et l'ombre va répondre, et le silence écoute.
Ils répètent les noms que répétait alors,
Dans l'orage où passaient leurs cavales sans mors,
L'essaim féroce et blanc des amazones nues.
Les noms qui précédaient les chars armés de faulx,
Et faisaient éclater, en accents triomphaux,
Le cuivre des buccins embouchés vers les nues,
Les noms de ceux qui, si longtemps, ont combattu,
Et dont, comme la voix, le bruit même s'est tu,
De ceux dont le cimier ailé jetait des flammes,
De ceux de qui la lance a frappé ces créneaux,
Qui maintenant, au bord des fleuves infernaux,
Attendent le héraut qui doit peser les âmes.
Et conducteurs de nefs, archers et cavaliers
Contemplent les remparts déserts, et les béliers
Dont le mufle de bronze éraille en vain la porte,
Et les veilleurs de l'ombre, assis sur les sommets,
Restent graves, songeant qu'ils ne prendront jamais
Cette cité, muette en son enceinte forte. ..
Les Rois ne savent pas que cette ville est morte.
(( Ici-bas, vous étiez déjà plus grands que nous,
Maintenant les éclairs meurent à vos genoux,
Et l'horizon du monde est à vos pieds. Vous êtes
Comme des oiseleurs dans le nid des tempêtes :
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE I95
Vous avez le talon sur l'aire du vautour,
Vous couvrez du regard la montagne et la tour ;
La face du silence affronte votre face.
Dites ! que voyez-vous aux déserts de l'espace ?
Dites ! qu'entendez-vous de la marche du temps ? »
Et, de Tabîme noir aux signes éclatants
Vers la plaine étouffée en son linceul de cendre,
La voix lointaine encor des sages va descendre.
Et cette voix tomba, de degrés en degrés,
Si grave qu'elle fut aux fronts désespérés
Comme la goutte d'eau sur le roc qu'elle évide : —
(( L'horizon est plus grand, mais il est toujours vide. »
La foule blasphéma, comme prise de peur.
De grands oiseaux planaient, dans la chaude torpeur
Du soir, où languissaient des odeurs de vertige.
Et tous, d'avoir en vain attendu le prodige,
Se prosternaient, tournés vers le pâle orient.
Des groupes entouraient les devins, leur criant : —
(( Faites-nous doncdes dieux de bois, d'ambre ou de cire.
Que nous leur apportions et l'encens et la myrrhe ;
Et faites-les parler, que nous les adorions ! ))
Ceux des cités, et ceux du fleuve, et des sillons
Se courbèrent devant les vieux sculpteurs d'idoles.
Qui pétrissaient l'argile et jetaient des paroles
Etranges et des mots qu'on prononçait jadis.
Des charmeurs de serpents, venus des oasis,
196 TOUTES LES LYRES
Passèrent, avec des chameaux lourds d'aromates,
Et des ascètes nus qui montraient leurs stigmates ;
Et des mages tournaient sans fin, crachant du feu.
L'Homme n'a pas encore appris la mort de Dieu.
{Le Sang de tMéduse)
APRES AVOIR TUE...
J'avais achevé l'homme à grands coups de talon. . .
Sa cervelle écrasée imprégnait mes chaussures ;
Sa bouche, un blanc filet de bave aux commissures,
Et ses traits détendus étaient couleur de plomb.
Son cœur avait cessé de battre sous ses côtes ;
Mes deux balles avaient abattu ce maudit
Qui gisait là, velu, misérable et petit...
Mon cheval, près de moi, broutait les herbes hautes.
Je ressanglai la bête en hâte. Il était tard :
Des feux soudains couraient dans les brousses perfides.
Je remplaçai dans mon arme les douilles vides.
Je songeais : (( Est-il vrai qu'il n'est plus nulle part ?
(( Que je ne reverrai jamais ces yeux d'angoisse,
Et que jamais pour moi ne réapparaîtront
Cette face de haine et de peur, et ce front
Qu'a ridé l'agonie et que la sueur poisse >
SÉBASTIEN-CHARLES LECONTE I97
(( Et tout cela n'est-il déjà plus rien, sinon
Un souvenir inscrit aux plis de ma mémoire,
Et qu'à mon tour j'emporterai dans l'ombre noire,
Dans l'infini sans lieu, sans instant et sans nom ?
(( Il est tombé. Je l'ai visé comme à la cible.
Nul ne le vengera : nul ne m'aurait vengé.
Quelque chose pourtant dans ma vie a changé
Depuis que cette chair semble un marbre insensible.
(( Je reste mon seul juge, étant mon seul témoin.
Et je ne sais de Maître à qui je doive compte.
Et pourtant du profond de moi-même remonte
Je ne sais quoi d'obscur qui revient de très loin.
« Nulle pitié jamais ne hantera mon songe :
Je dormirai ce soir comme je dormais hier,
D'un visage aussi calme et d'un souffle aussi fier,
Au lit, où, chaque nuit, comme un mort, je m'allonge. »
Nul spectre ne me suit, et pourtant il me plaît,
A moi, né pour chanter de hautes aventures.
Dédire envers précis, crêtes de rimes dures,
Que mon crime fut vil, inexplicable et laid.
(Le Masque de Fer)
17
[98 TOUTES LES LYRES
DECLARATION A LA MORT
Moi qui te chante, ô Mort, désespérément, moi
Dont le Rêve a maudit l'action en démence
Et ce Monde sans âme, où sans fin recommence
Le cycle de douleur dont le Mal est seul roi,
Moi qui t'ai défiée, ô Mort ! et qui te brave,
Et qui voulais tomber, comme un cheval s'abat,
En plein galop de charge, au milieu du combat,
Et le poitrail bardé de fer comme une étrave,
Moi qui t'adore, et qui t'appelle, et qui t'attends,
Que nulle peur n'étreint, que nul espoir ne berce,
Sinon l'illusion de l'heure où se disperse
Tout ce qui fut un être au souffle épars du temps,
Maintenant que s'enfuit ma jeunesse voilée,
Qu'à mon regard plus clair ou plus indifférent
Le ciel semble moins haut et l'univers moins grand,
Eros moins redoutable et Psyché moins ailée.
Quand tout homme en tes bras un jour doit défaillir,
Maîtresse inévitable, à tout passant livrée, —
O Mort ! pour me punir de t'avoir désirée,
Vas-tu donc m'oublier et me laisser vieillir r. . .
(Le Masque de Fer)
Abel LÉGER
Encore qu'il n'ait certes point cessé de compter parmi « les
Jeunes » — il est né le 13 novembre 1882, à Paris, — M. Abel
Léger n'est plus tout à fait nouveau venu dans les choses de la
littérature.
Une collaboration déjà longue à divers périodiques lui a en
effet permis d'affirmer un fort joli talent, tout en fines nuances.
De ce talent, les revues Les Lettres, La Phalange, L'Italie et la
France recueillirent les prémices. Puis La Nouvelle lievue,
Akadémos, Le Correspondant, La Hén ovation Esthétique, La Revue
catholique et royaliste, dont il est aujourd'hui le critique litté-
raire, publièrent d'intéressants essais du jeune écrivain.
iM. Abel Léger nous a enfin donné en 1909 un premier recueil
de vers joliment intitulé: Le Cœur insoupçonné^ et dans lequel
la délicatesse de la pensée s'allie toujours à la qualité de la forme.
(Messein, édit.)
Il nous annonce, d'autre part, deux nouveaux volumes : un ro-
man, La Vaine Jeunesse, et des vers qui s'intituleront : L'Ombre
Invisible.
M, Abel Léger est avant lout « poète » — et de l'école de ceux
que préfèrent les cœurs tendres et silencieux. Mais il est aussi
un artiste d'une élégance un peu dédaigneuse et d'un charme qui
ne va pas sans quelque gravité subtile.
FIERTE
J'ai toujours eu l'horreur étrange de l'amour,
De la femme servile et des vaines caresses,
De tous ces faux serments, de ces brusques tendresses,
Caprices oubliés qui ne durent qu'un jour.
200 TOUTES LES LYRES
Et quand je me rappelle et revois tour à tour
Ces créatures qui, pour un instant d'ivresse,
Ont laissé dans mon âme encor plus de détresse,
A leurs accents trompeurs je veux demeurer sourd.
Car elles ont surtout le mensonge à la bouche,
Et le seul sentiment qui les trouble et les touche
Est de voir à leurs pieds quelque amant désarmé.
Mais moi qu'elles n'ont pu ni troubler ni séduire.
Moi qui sais quel néant en leurs yeux je puis lii e,
Je garde la fierté de n'être pas aimé.
LES MEDIOCRES
O vous, petites gens qui ne recherchez rien
Que de vivre au hasard selon l'heure qui passe,
Vous dont la volonté devant le sort s'efface
Et pour qui l'existence est le souverain bien,
Vous qui, satisfaits du labeur quotidien,
Suivez tous pas à pas toujours la même trace
Et ne concevez point la joie en d'autre place
Qu'à celle où l'on vous mit comme on poste un gardien,
Vous qui pliez toujours, craintifs, aux pieds du maître,
Vous qui ne laissez point votre âme transparaître
Avec un peu d'orgueil et de flamme en vos yeux,
ABEL LÉGER 201
Je vous hais de sourire au destin misérable !
Et moi-même à vous voir me sens plus méprisable,
Car vous niez la vie en vous disant heureux.
LES STATUES
Il est juste d'orner de chefs-d'œuvre splendides
Les immenses jardins aux sombres frondaisons,
Car le marbre insensible aux rigueurs des saisons
Peuple de sa clarté les grands quinconces vides.
L'hiver, le geste las d'une cariatide
Supporte le ciel lourd qui pèse à l'horizon,
Et, quand l'été brûlant éclate en floraison,
Elle semble ployer sous la chaleur torride.
Et que ce soit l'hiver ou que ce soit l'été,
Chaque statue incarne en sa grave attitude
L'âme des bosquets verts emplis de solitude.
Le parc harmonieux a tant de majesté
Qu'il semble que les dieux, amoureux du silence,
Ainsi qu'un bois sacré, l'aient pris pour résidence.
202 TOUTES LES LYRES
INVOCATION
Silence des jardins, le soir, au crépuscule,
Toi qui calmes nos sens lassés de tant de bruit,
Accueille-moi, silence, et toi, confuse nuit,
Fais plus vaste aux humains l'espace qui recule.
Dieux des sombres bosquets où la brise circule,
Entr'ouvrant le feuillage à la lune qui luit.
Dieux nimbés de clarté par un rayon fortuit.
Toi, superbe Apollon, ou toi, puissant Hercule,
Ohl que n'empêchezvous le jour de revenir!
Ce jour cruel à ceux qu'un triste souvenir
Ferait rêver plutôt d'éternelles ténèbres.
Et vous, vases sculptés aux flancs mystérieux,
Gardez de celte nuit l'arôme précieux
Comme un cœur embaumé dans une urne funèbre.
MAURICE MAETERLINCK
Masque, par Djinn
Maurice MAETERLINCK
M. Maurice Maeterlinck est né à Gand, le 29 août 1863. II y
fit toutes ses études, d'abord au Collège des Jésuites, puis à
l'Université. Condisciple de M. Charles van Lerberghe, ami de
Villiers de l'Isle-Adam et de kodenbach, il ne fut pas sans
subir leur influence au temps où il écrivait ses Serres chaudes
Il 888). Mais ces poèmes, évocateurs d'abstractions, restent person-
nels au point de réaliser ce rêve des symbolistes : rendre percep-
tibles par les nerfs les concordances cachées entre l'inquiétude
des choses en vibration dans l'infini et la détresse nostalgique de
l'homme.
En août 1890, Maeterlinck devint soudainement célèbre, à
la suite d'un article de M. Octave Mirbeau, publié 'par le
Figaro. Il s'agissait d'une tragédie en 5 actes, La Princesse éMa-
leine, et le critique la proclama « l'œuvre la plus géniale de ce
temps ».
Parti d'un effroyable pessimisme qui montrait l'homme mar-
chant à tâtons dans' la vie comme un aveugle à travers une
forêt, heurtant du Iront les arbres épineux, écoutant les funestes
présages des hiboux, et tombant finalement dans le piège qu'ont
tendu les puissances ennemies, Maurice Maeterlinck atteint au-
jourd'hui un optimisme presque débonnaire. Son œuvre, d'ail-
leurs, est incomparablement belle. Le poète a vu de près les
merveilles de l'instinct, la vie des abeilles et l'intelligence des
fleurs, leur ingéniosité, leurs calculs, leurs miraculeux pressen-
timents. Cela lui a inspiré une sagesse mi-positive, mi-mystique.
Et, après avoir célébré la domination de l'esprit inconnu, il a
célébré la gloire de la matière avec une piété d'idéaliste et de
poète.
Pourtant, il semble bien — et c'est chose curieuse à constater
— qu'un grand homme parvient rarement à concilier, à une cer-
taine époque de sa vie, toutes les aspirations qu'il a successive-
ment connues. Le présent l'absorbe presque toujours complète-
ment. Il ne se soucie guère de ce qu'il pourra être demain, et il
204 TOUTES LES LYRES
ne fait de concessions que par simple convenance, et par un
effort de la volonté, à ce qu'il a été hier.
Cette réflexion, que je m'étais faite souvent, je l'ai retrouvée
en moi plus obsédante après avoir étudié l'œuvre de Maeterlinck.
L'auteur de la Vie des Abeilles, du Temple Enseveli, de Vlntel-
ligence des Fleurs, semble vouloir désormais se débarrasser de
l'emprise du Destin et se détacher de plus en plus de l'auteur des
Serres Chaudes, des « Petits Drames pour marionnettes » et du
Trésor des Humbles. Sans toutefois se contredire ouvertement, il
semble décidé à oublier sa croyance ancienne à la toute-puis-
sance de la Fatalité, à la réalité tyrannique du mystère. Son livre
moyen, celui où les deux aspects de sa pensée fusionnent le
mieux, c'est encore La Sagesse et la Destinée. Mais, déjà, on y
sent un penchant très prononcé à substituer l'insouciance de la
vie à la préoccupation de l'infini, les « idées claires », aux « idées
obscures », l'humain au divin, la sagesse qui accepte et se donne
l'illusion de choisir à la destinée qui impose.
Cette tendance atteint ses limites extrêmes dans le Temple En-
seveli. Il n'est point paradoxal de supposer que le philosophe a
souffert de l'anxiété frissonnante qui traverse et rend dangereu-
ses ses premières œuvres. Qui sait, même, si l'homme n'en a
point souffert? Peut-être sa forte constitution, qu'on a tant
vantée, la vie au grand air, les exercices physiques, la boxe, dont
il a écrit l'éloge, n'ont-ils pas suffi à lui conférer l'immunité? Dès
lors, en tout cas, l'écrivain écarte les fantômes, avec une impas-
sible décision. Il relègue les puissances occultes dans les ténè-
bres de la vie instinctive ; il renie les dieux; il conteste presque à
l'inconnu sa part d'influence.
Et pourtant, comme il est encore possédé par la mystique de sa
foi d'hier l II suffit de lire les chapitres de La Chance et de
L'Avenir pour s'apercevoir, bien qu'il semble s'appuyer ici sur un
phénoménisme récemment accueilli par la science, que, tout au
fond de son cœur, la métaphysique est restée, pour ainsi dire,
comme la réalité essentielle.
Que conclure, sinon que toutes les vérités momentanées
sont relatives, et que pour atteindre à la vérité intégrale d'un
MAURICE MAETERLINCK 20$
écrivain, pour voir jusqu'à quel degré elle s'est approchée de
la Vérité absolue, il est indispensable d'envisager l'ensemble de
ses aspects.
Maeterlinck avait-il raison quand il pensait qu'il n'est point de
vie plus protonde, plus humaine et plus générale que la vie d'un
(( vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la
lampe, écoulant, sans le savoir, toutes les lois éternelles qui ré-
gnent autour de la maison, interprétant, sans le comprendre, ce
qu'il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans la
petite voix de la lumière, subissant la présence de son âme et de
sa destinée, inclinant un peu la tête, sans se douter que toutes les
puissances de ce monde interviennent et veillent dans les cham-
bres comme des servantes attentives » (♦), Il professait alors que
la « situation de l'homme dans l'univers » est la seule chose qui
puisse nous intéresser. « Il est, disait-il, des lois mille et mille
fois plus puissantes et plus vénérables que les lois des passions.
Mais ces lois lentes, discrètes et silencieuses, comme tout ce qui
est doué d'une force irrésistible, ne s'aperçoivent et ne s'enten-
dent que dans le demi-jour et le recueillement des heures tran-
quilles de la vie ».
Et, aujourd'hui, Maeterlinck a-t-il raison quand il émet cet
avis : « Un être ne grandit que dans la mesure où il augmente
sa conscience, et sa conscience augmente à mesure qu'il gran-
dit... Tout être qui sait diminuer en lui la torce aveugle de
l'instinct diminue tout autour de lui la force du destin » ? Et
quand il dit ailleurs : « Le sage que nous aimons doit vivre
au milieu de toutes les passions humaines ; car les passions de
notre cœur sont les seuls aliments dont la sagesse puisse long-
temps ,îe nourrir sans danger. Nos passions, ce sont les ouvriers
que la nature nous envoie pour nous aider à construire le palais
de notre conscience, c'est-à-dire de notre bonheur... Etre sage,
ce n'est point n'avoir pas de passions ; c'est apprendre à purifier
celles qu'on a... Sur le toit de celui qui ne sort pas de sa mai-
son, ne descendent d'habitude que les joies dont personne n'a
(*) Le Tragique quotidien. (Le Trésor des Humbles).
i8
206 TOUTES LES LYRES
voulu. Aussi n'appelons-nous pas sage celui qui, dans le do-
maine des sentiments par exemple, ne va pas infiniment au-delà
de ce que la raison lui permet... Le grand devoir du sage est
de frapper à toutes les temples, à toutes les demeures de la gloire,
de l'activité, du bonheur, de l'amour » (**).
Ainsi, Maeterlinck a commencé par préconiser la vie instinctive
et immobile. Il préconise à présent la vie consciente et active.
Faut-il désapprouver ce qu'il disait hier? Faut-il applaudir à ce
qu'il dit aujourd'hui ?
Folles questions, auxquelles seuls les esprits sectaires répon-
dront par un non catégorique ou par un oui véhément. La vérité
est dans la première conception de Maeterlinck, comme elle est
aussi dans la seconde. Mais ni dans l'une, ni dans l'autre, la vé-
rité ne se trouve tout entière. Les puissances inconnues parlent
à l'homme instinctif, et celui-ci ignore à quelles voix il obéit. Et
cela est admirable chaque fois que l'homme instinctif est doué, à
son insu, d'un haut caractère, — si admirable même que, pour
cet homme-là, je donnerais tous les sages volontaires, et tous les
justes, et tous les penseurs.
Il est d'autres êtres, cependant, qui, pour discerner le sens pro-
fond des paroles mystérieuses, pour ne point risquer d'attirer sur
eux et sur les autres les pires catastrophes par une fausse inter-
prétation, doivent se soumettre à une lente éducation et acqué-
rir, au prix de mille efforts, la lucidité qui, en l'être instinctif,
est innée.
« C'est notre vie antérieure qui a formé notre âme, dit Maeter-
linck. On ne récolte pas du jour au lendemain les fruits de la sa-
gesse ». Cela est vrai pour Tintellectuel qui, bientôt parvenu au
terme du voyage, a enfin pris conscience de soi-même. Mais
l'intuitif a sur lui cet avantage qu'il a mordu aux fruits de la
sagesse dès l'instant du départ, et que, n'ayant jamais connu ses
incertitudes, il a pu, au cours de la route, savourer aussi tous les
autres fruits de la vie.
Le Maeterlinck pessimiste et frissonnant des débuts a rejoint la
>) La Sagesse et la Destinée.
MAURICE MAETERLINCK 2O7
sérénité antique. Mais ce fut en passant par la résignation, après
bien des luttes restées vaines, et sa philosophie, troublante
d'avoir remué des énigmes, aboutit, en somme, à une acceptation.
(( Il est sage, dit-il, de penser et d'agir comme si tout ce qui
arrive à l'humanité était indispensable... Tout ce qui nous sou-
tient, tout ce qui nous assiste, dans la vie physique comme dans
la vie morale, vient d'une sorte de justification lente et gra-
duelle de la force inconnue qui nous parut d'abord impitoyable...
Si vous avez appris à vos regards à s'attacher à la simplicité, à
la sincérité et à la vérité, vous ne verrez au fond de toute chose
que la victoire puissante et silencieuse de ce que vous aimez...
Notre destinée véritable se trouve dans notre conception de la
vie, dans l'équilibre qui finit par s'établir entre les questions in-
solubles du ciel et les réponses incertaines de notre âme... Il est
bon de se dire que dans ce monde tout est pour le mieux par
rapport à nous, puisque nous sommes les fruits de ce monde.
Une loi de l'univers qui nous semble cruelle doit être cepen-
dant plus conforme à notre être que toutes les lois meilleures
que nous pourrions imaginer. »
Or, ici, il y a des nuances encore à accuser. Il ne suffirait pas
de venir dire aux hommes : « Figurez-vous que tout est bien, —
et tout sera pour le mieux autour de vous. » Car celui-là seul
jouira de la perfection de l'univers qui, instinctivement et sans
le secours du raisonnement, sera persuadé dans son cœur de
cette perfection.
Autrement dit, on nait pour être la proie des puissances mau-
vaises, et dans ce cas le Maeterlink de la première manière a
raison. Ou bien on naît pour rester en correspondance avec la
bonté intime, avec la vérité secrète de la vie, et alors on n'a point
de peine à voir autour de soi la victoire silencieuse de ce qu'on
aime. Mais la sagesse acquise n'est qu'une attitude.
L'intellectuel qui devient sage se défend de souffrir. Le sage
instinctif, lui, ne souffre pas. Ou du moins, s'il lui arrive de
souffrir, trouve-t-il dans sa souffrance une douceur qu'il n'échan-
gerait pas contre l'impassibilité volontaire et contre les crispa-
tions dame de son voisin.
208 TOUTES LES LYRES
Cette distinction faite, il est parfaitement vrai que îa vie inté-
rieure des prédestinés éclaire tout ce qui leur arrive, et qu' a au-
cune occasion héroïque ne s'est jamais ofTerte à celui qui n'était
pas un héros silencieux et obscur depuis un grand nombre d'an-
nées ». Mais ce serait une erreur de croire que « le malheur
advenu, l'acte accompli, il dépend de nous qu'il n'ait plus
aucune influence sur ce qui va se passer dans notre âme », si
nous n'avons pas reçu une volonté assez forte pour abolir cette
influence. « A moins de grands malheurs physiques, tout le
monde possède les éléments du bonheur ». Mais ce que Maeter-
linck appelle « les grands malheurs physiques » est extrêmement
répandu parmi les hommes. La phtisie, la dyspepsie, la névrose,
etc. sont de a grands malheurs physiques » puisqu'elles annihi-
lent la volonté. Et qu'on ne me dise pas que la volonté se cultive
à part comme une plante indépendante de l'arbre humain. La
volonté ne peut être cultivée que si elle existe avec les éléments
primordiaux de sa culture. « Si Marguerite et Ophélie, dit le
philosophe, eussent possédé une parcelle de la force qui anime
l'Antigone de Sophocle, n'eussent-elles pas changé non seulement
leurs propres destinées, mais encore celles d'Hamlet et de Faust ? »
Oui. Mais précisément leur individualité, leur caractère, leur
raison d'être consistait dans l'absence de cette force. Et toutes les
sagesses du monde n'auraient pu leur donner cette force, — ou
c'est qu'elles l'eussent déjà possédée en puissance, et, dans ce
cas, elles n'eussent plus été Marguerite et Ophélie.
Il ne faut pas croire qu'on discipline la nature par l'éducation.
La nature se venge en se servant de l'éducation pour torturer
ceux qu'elle s'est choisis pour victimes. L'erreur de notre temps
est de vouloir, au nom d'un idéal de justice, faire porter à toutes
les intelligences le même poids. Or, Maeterlinck l'a compris, « il
n'y a pas d'idée à laquelle l'univers songe moins qu'à celle de la
justice. Il ne s'occupe que d'équilibre, et ce que nous appelons
justice n'est qu'une transformation humaine des lois de l'équili-
bre. »
Par conséquent, il ne nous appartient pas de convertir en
Conscience ni les hasards de la vie, ni les spontanéités du
MAURICE MAETERLINCK 2O9
cœur. « Plus la sagesse s'élève, dit le philosophe, plus elle
s'approche de l'amour. ». Mais celui qui est né avec l'amour n'a
que faire de la sagesse. Beaucoup plus profonde est cette autre
parole de Maeterlinck: a La raison est à l'égard du cœur
comme une fille clairvoyante, mais trop jeune, qui a souvent
besoin des conseils de sa mère, souriante et aveugle. » Et ceci
l'amène à reconnaître qu' « un monde où il n'y aurait que des
penseurs perdrait peut-être la notion de plus d'une vérité indis-
pensable. »
Tout ce que vous retirez à l'instinct supérieur, à l'instinct
psychique, pour le donner à la raison, vous le retirez au divin
pour le donner en pâture à votre vanité. Votre vanité en fera
peut être une beauté artificielle et une sorte de bonté ornemen-
tale. Mais la beauté naturelle et la bonté qui vient du cœur sont
le lot des âmes simples et silencieuses. Ce qu'il peut arriver de
meilleur à l'intellectuel, c'est de rencontrer un jour, de reconnaî-
tre et de comprendre la clarté de ces âmes qui n'ont pas attendu
pour se mettre en marche l'emphase de sa parole. « A mesure
que je m'élève, est obligé d'avouer Maeterlinck, il me semble
que je m'éloigne moins de mes compagnons les plus nombreux
et les plus humbles, et je compte les pas que je fais vers un idéal
incertain aux pas qui me rapprochent de ceux que j'avais mépri-
sés, dans l'ignorance et dans la vanité des premiers jours. »
L'instinct de la vie spirituelle guide ainsi quelquefois l'âme
du penseur vers les oasis de l'intuition, et c'est de pareils voya-
ges que nous sont revenus les hommes de génie.
Maeterlinck, je lai dit, a écrit une œuvre incomparablement
belle. Le chapelet qu'on formerait avec toutes les perles qu'on y
trouve ne serait pas très loin, peut-être, de ressembler au rosaire
de la vérité. Mais, après avoir pensé qu'il « y a en l'homme bien
des régions plus fécondes, plus profondes et plus intéressantes que
celles de la raison ou de l'intelligence », après avoir cru à notre
aveugle soumission aux destinées, aux relations inconscientes
entre la « sorcellerie » qui rythme les mouvements de notre cœur
et celle «qui fait agir les puissances du dehors », Maeterlinck
semble de plus en plus mettre sa foi dans la conscience humaine,
18.
210 TOUTES LES LYRES
dans la science positive, dans cette idée aujourd'hui à la mode
que le pouvoir des dieux est en nous.
Lexemple de la « vie des abeilles », celui de « l'intelligence
des fleurs » ne lui ont pas suffi. Il a vu de près les prodiges de
l'instinct, et le secret de la nature lui est resté fermé. Il conti-
nuera à chanter harmonieusement sa certitude du moment, qui
est l'incertitude de toute sa vie. Il célébrera la gloire de la ma-
tière, après avoir célébré la domination de l'esprit inconnu. Il
iia même jusqu'à comprendre qu'il « n'y a pas d'êtres plus ou
moins intelligents, mais une intelligence éparse, générale, une
sorte de fluide universel qui pénètre diversement, selon qu'ils
sont bons ou mauvais conducteurs de l'esprit, les organismes
qu'il rencontre ». Mais il comparera le génie du monde à la mé-
diocre intelligence humaine. Il le représentera aussi limité que
nous intellectuellement, et luttant « ainsi que nous contre la
masse pesante, énorme et obscure de son être ». L'Univers,
(( pétri de substances inconnues, mais dont la pensée est non pas
impénétrable et hostile, mais analogue ou conforme à la nôtre »,
sera réduit aux proportions d'un homme.
Et Maeterlinck ne songera point à découvrir dans l'unanimité
des mondes une conscience supérieure, et dans la conscience au-
tant de disparités que d'organismes. Il aura connu les forces pro-
digieuses de l'esprit, il aura apprécié les ressources infinies de la
matière, et il n'osera pas conclure, et il ne songera pas à mettre
d'accord les deux philosophies contradictoires qui se sont incar-
nées en lui.
Tant il est vrai que l'homme, fût-il un homme de génie, peut
admirer une à une les allées fleuries de la vérité, mais qu'il ne
connaîtra jamais la vraie gloire du jardin, parce qu'il lui est in-
terdit d'escalader le mur d'où le lacis lumineux des avenues et
des parterres apparaît dans toute sa richesse...
Les derniers poèmes de Maurice Maeterlinck, QMin;?;^ Chansons,
viennent d'être réunis aux Serres chaudes, en une édition défini-
tive, par P. Lacomblez, éditeur à Bruxelles. Tout son théâtre, en
(*) L'Intelligence des Fleurs.
MAURICE MAETERLINCK 2 1
partie représenté à « L'Œuvre », aux « Bouffes Parisiens », au
« Théâtre d'Art » et au « Gymnase », (La Princesse Maleine,
L'Intruse, Les Aveugles, Pelléas et Mèlisande, Alladine et Palo-
mides, Intérieur, La Mort de Tintagiles, Aglavaine et Sélyseite,
Ariane et Barbe-Bleue, Sœur Béatrice) forme aujourd'hui trois
volumes, chez le même éditeur. La Société du Mercure de
France a réuni, sous le titre Le Trésor des Humbles divers essais
ou préfaces [Le Silence^ Le l^éveil de l'Ame, l^uysbrœck l'Admi-
rable, Emerson, Novalis, Le Tragique Quotidien, etc.) Tous les
autres ouvrages ont paru chez Fasquelle : La Sagesse et la Desti-
née (1898), La Vie des Abeilles (1901), Le Temple Enseveli (1902),
Monna Vanna^ pièce en 3 actes (1902), Joyselle^ pièce en
5 actes (1903), Le Double jardin (1904), L'Intelligence des
Fleurs (1907).
Maeterlinck a donné, en outre, à la librairie Ollendorff, une
adaptation d'Annabella, drame en 5 actes de John Ford, et le
théâtre Réjane vient de représenter, avec le succès que l'on sait,
son admirable féerie, L'Oiseau Bleu, (édité chez Fasquelle). Il
prépare actuellement un ouvrage sur La tMoit.
AME CHAUDE
O mes yeux que l'ombre élucide
A travers mes désirs divers,
Et mon cœur aux rêves ouverts,
Et mes nuits dans mon âme humide !
J'ai trempé dans mon esprit bleu
Les roses des attentes mortes ;
Et mes cils ont fermé les portes
Sur des vœux qui n'auront plus lieu.
212 TOUTES LES LYRES
Mes doigts aux pâles indolences
Elèvent en vain, chaque soir,
Les cloches vertes de l'espoir
Sur l'herbe mauve des absences.
Et mon âme impuissante à peur
Des songes aigus de ma bouche,
Au milieu des lys que j'attouche ;
Eclipse aux moires de mon cœur ! .
VISIONS
Je vois passer tous mes baisers.
Toutes mes larmes dépensées ;
Je vois passer dans mes pensées
Tous mes baisers désabusés.
C'est des fleurs sans couleur aucune,
Des jets d'eau bleus à l'horizon,
De la lune sur le gazon,
Et des lys fanés dans la lune.
Lasses et lourdes de sommeil,
Je vois sous mes paupières closes,
Les corbeaux au milieu des roses,
Et les malades au soleil,
MAURICE MAETERLINCK
Et lent sur mon âme indolente,
L'ennui de ces vagues amours
Luire immobile et pour toujours,
Comme une lune pâle et lente.
INTENTIONS
Ayez pitié des yeux moroses
Où l'âme entr'ouvre ses espoirs,
Ayez pitié desinécloses,
Et de l'attente au bord des soirs !
Emois des eaux spirituelles !
Et lys mobiles sous leurs flots
Au fil de moires éternelles ;
Et ces vertus sous mes yeux clos !
Mon Dieu, mon Dieu, des fleurs étranges
Montent aux cols des nénuphars ;
Et les vagues mains de vos anges
Agitent l'eau de mes regards.
Et leurs fleurs s'éveillent aux signes
Epars au milieu des flots bleus ;
Et mon âme ouvre au vol des cygnes
Les blanches ailes de mes yeux.
:*:
Louis MANDIN
M. H,-L. Fankhauser, très averti en tout ce qui concerne la
Jeune Poésie, a bien voulu se charger de présenter ici M. Louis
Mandin :
(( Dans les essais critiques qu'il a publiés dans différentes revues
notamment aux Marges, M. Louis Mandin a défendu avec éner-
gie les droits de la liberté contre les théories des vieilles écoles
et, (comme le faisait si âprement M. Florian-Parmentier, il y a
quelques années, alors qu'il créait la philosophie de a l'Impul-
sionnisme )),)il prétend protéger l'Inspiration contre la bêtise de
la critique dogmatique.
» Sa méthode de travail révèle d'ailleurs, en même temps
qu'un artiste, (et un artiste parfois déconcertant), un poète
spontané, — ce qui veut dire un vrai poète. Il nous a, en effet,
confié quelque part qu'il « jette rapidement sur le papier ses
impressions en éclairs, puis redresse et érige en beauté ce pre-
mier jet. »
» Il est superflu de dire, après cela, qu'il est partisan, lui
aussi, d'un rythme très mobile, s'adaptant avec souplesse au mou-
vement de la pensée. Mais comme prosodiste, il fait rimer volon-
tiers les singuliers avec les pluriels, et il va jusqu'à admettre le
vers de 14 pieds. Il lui arrive aussi, quoique rarement, de rem-
placer la rime par une assonnance, estimant que a ce qui im-
porte, ce n'est pas de répandre des rimes riches, mais de faire
saillir à la fin du vers le mot essentiel de la phrase, celui qui
doit faire image et frapper l'esprit. »
» M. Louis Mandin est né à Paris. Mais, à la mort de son
père, il dut, encore enfant, aller habiter en province.
» Pour classes, il eut... un an environ d'école primaire ! Il est
donc un autodidacte on ne peut plus authentique. Obligé de
gagner son pain et celui de sa mère, il fit, entre autres choses,
du journalisme ; et, mêlé malgré lui aux disputes de la politique
régionale, traqué férocement, réduit à une situation précaire,
malade et crachant le sang, il mena néanmoins, de 1900 à
1906, des campagnes qui aboutirent enfin à l'écrasement de
LOUIS MANDIN 315
ses ennemis. Bien que victorieux, il a gardé de ces luttes un
souvenir amer, et un profond mépris pour ces infamies de la
politique de clocher, qu'a décrites avec tant de verve mordante
M. Jacques Nayral, dans son Miracle de Courteville.
n Ce fut seulement en 1902 que M. Louis Mandin put venir à
Paris et qu'il publia son premier volume de vers. Les Sommeils
(Editions de La Plume). Depuis, il a élargi sensiblement sa ma-
nière, comme en fait foi son second livre de poèmes. Ombres Vo-
luptueuses (Sansot, 1907). Actuellement, il a dans ses cartons en-
viron 4.000 vers, qui formeront deux volumes, Ariel Esclave et
Les Saisons Chantantes.
» Une Etude sur les Ballades Françaises de Paul Fort^ qu'il a
donnée à la fin de 1909, a été accueillie avec une faveur à peu
près unanime. Il a répandu essais, contes et poèmes dans une
cinquantaine de publications, et notamment dans le Mercure de
France, Vers et Prose (dont il est secrétaire depuis 1909), la
Phalange^ les Marges, le Feu, Gil Blas, Paris- Journal, Pan,
Akadèmos, Poésie, etc. »
LA MORT DE L'AMANTE
Etouffe, étouffe-moi sous ces roses dernières !
Demain, peut-être, il n'en resterait plus assez.
La bise aurait flétri leurs caresses trémières.
Et moi qui sécherais comme un fruit sur la terre,
Oh ! je veux bien mourir, mais mourir de baisers.
Puisque s'éteint l'automne et puisque tout expire,
Tout ce qui fut divin, jeune et joyeux et beau,
Je veux du moins que ce soient elles mes bourreaux,
Les filles du soleil, les roses du sourire.
Pour me conduire en fête aux noces du tombeau.
2l6 TOUTES LES LYRES
Ne laisse pas l'hiver toucher ma lèvre ardente
Et posséder, faner le bouquet de mes seins !
Mieux vaut pour eux la mort cruelle, mais touchante !
Arrache les rosiers, et fais-en pour l'amante
Un lit suprême où pleure et sourit le matin !
Qu'il me foule, ce lit de douleur et de larmes
En qui rosée, épine et parfum sont mêlés ;
Et, me blessant des fleurs qui hier étaient mes armes,
Hélas! qu'en me foulant il évoque les charmes
Des lits de mai que nos voluptés ont foulés !
Voici mon front pour les couronnes aux dents fines,
Et ma gorge pour les colliers pourpres et clairs,
Et puis mes flancs pour les guirlandes, et ma chair,
Toute ma chair pour la morsure des épines,
Des épines d'amour dont j'ai déjà souffert.
Vêts-moi de leurs baisers qui font douces les plaintes!
Jette sur moi les flots de roses, jette encor,
Jette, et viens, cuirassé comme l'archange d'or,
Et prends, étreins-moi nue en leur poignante étreinte,
Pour qu'en mon être elles entrent comme un essor, —
Un Essor, tout ailé de soupirs qui s'envolent
Longuement avec moi dans la mort et l'amour,
La mort, l'amour, que nimbe une même auréole,
Si bien que ton regard, dont les pleurs me consolent,
Ne saura plus lequel des deux est mon séjour.
LOUIS MANDIN 217
Car, après les sanglots, les suprêmes tendresses
Et les vibrations d'extase et de douleur,
Mon àme s'enfuiera soudain dans l'allégresse
De savoir que je meurs pour que ce moment laisse
Une image de moi plus belle dans ton cœur.
Mes lèvres garderont le sourire de vie,
Mais idéal comme la blanche éternité.
Et la source de sang, de mes veines jaillie,
Sera comme une sève où les roses meurtries
Plongeront pour nous rendre à jamais notre été.
Et dans le froid du soir où gémira l'automne,
Tu prendras la plus rouge enfoncée à mon cœur,
Et, toute pleine du sang fier que je lui donne,
Tu l'emporteras pure à travers les vents jaunes
Qui n'éteindront jamais son feu ni sa douceur.
Car la chair de l'amante et le sang de l'ivresse
Seront empreints vivants dans son sein exalté,
Et brûleront ta main comme un flux de jeunesse,
Et crieront, pour avoir encore tes caresses,
Que je vécus d'amour et mourus de beauté.
ECLOSION D'AUTOMNE
Je vais : feuilles et fleurs frissonnent dispersées.
Des hommes, des enfants, qui marchent dans le soir,
Les foulent sous leurs pas, comme l'on foule mespen-
Sans s'en apercevoir [sées,
'9
2l8 TOUTES LES LYRES
Si ces feuilles que brise un souffle et que tout blesse
Ont encor des sensations,
Elles doivent goûter une triste et sereine ivresse.
Car, dans l'arrachement, c'est une éclosion
Quand on sent que l'on est cela qui roule et tombe,
Veuf, orphelin et seul,
Rejeté par sa tige, et que l'automne vers les tombes
Vous sème, et que l'on est soi-même son linceul;
Qu'on n'est rien désormais pour l'homme ni la bête,
Que plus rien ne vous lie à ce monde pesant,
Et que l'on est enfin la feuille morte ou le poète
Qui n'obéira plus qu'à la chanson du vent.
C'est une triste et belle ivresse, ouverte au vent.
CHANSON DE MARCHE POUR L'HIVER
(fragment)
Dans l'air raide et piquant,
Le vent
Est comme un hérisson ambiant et volaat.
Et, sous ses fouets de glace.
Je souris; et je passe,
Retenant mon haleine et ma chaleur entre mes dents.
Je souris, car je pense
Que, depuis mon enfance,
Je garde ainsi , muet, ma vieet mon rêve et mes chants. . .
CAMILLE MAUCLAIR
Pastel^ p.ir Lévy-Dhurniet
Camille MAUCLAIR
Peut-être dira-t-on de Camille Mauclair qu'il fut un critique de
génie, quand on voudra faire entendre que son esprit fut assez
sagace, assez lucide, assez subtil pour concevoir les rouages
compliqués de l'inquiétude de son temps et pour démêler par
quels moyens de transmission ils rejoignent l'universel.
De notre époque anarchique, en effet, Camille Mauclair a pu
dégager les gestes essentiels. Historien de la période symboliste
dans Le Soleil des cMorts, il a expliqué les angoisses métaphysi-
ques des contemporains de sa jeunesse et leur morbide amour du
«rare». Mais, déjà alors, il avait le pressentiment d'une réaciion.
Ses héros subissaient l'obsession d'une de ces idées-forces qui
créent les grands mouvements. Le socialisme était aux portes de
leur conscience. L'Ennemie des Rêves acheva de le libérer d'un
intellectualisme trop exclusif.
Désormais attentif aux rumeurs de la vie sociale, auxquelles il
mêla même le cri des Mères, Camille Mauclair sentit grandir en
lui un scrupule, o L'homme qui a l'honneur d'être un artiste,
dit-il dans la Préface de la Ville- Lumière, ne l'est pas de son
plein gré; il a été choisi pour porter une charge plus lourde que
celle qui échoit aux autres hommes. » L'élite intellectuelle, selon
lui, est donc soumise à des obligations morales ; le poète à une
mission à remplir ; l'artiste est un des porte-voix de la Beauté.
Et quand cet artiste se double d'un critique, c'est-à-dire d'un
homme qui prétend guider les autres, voulez-vous savoir ce qu'il
exige de lui? Lisez Idées Vivantes. Le vrai rôle du critique,
s'écrie-t-il, c'est (( celui de l'alchimiste grave et patient, penché
sur le corps simple du génie pour surprendre l'essence mysté-
rieuse du don, isoler dans le creuset de l'analyse les éléments de
la création, dire à l'humanité pourquoi et comment la perception
des analogies mentales et naturelles est accordée à certains êtres,
réduire le mystère du génie à une nouvelle loi psychologique, —
et ainsi créer, puisque créer c'est, pour l'homme, transformer une
chose révélée en vérité universellement perceptible... La critique
digne de ce nom commence à la constatation des lois générales
220 TOUTES LES LYRES
et des affinités qui unissent sans heurt, par des transitions insen-
sibles, les lois les plus disparates de l'univers ; elle commence
au moment où la conscience entrevoit la réduction du multiple
à l'unité... ))
Pour nous qui apercevons d'un coup d'œil tous les stades de
l'évolution de Camille Mauclair, il n'est pas douteux qu'à un
degré plus ou moins conscient son effort a toujours tendu à relier
les formes à l'invisible, à voir, à travers }rinstant, l'éternité, et
(( en la moindre œuvre, l'aboutissement des siècles qui la précé-
dèrent ». « Personne, dit l'écrivain, parlant d'Eugène Carrière, ne
nous donnera mieux la sensation des grandes ondes magnétiques
qui circulent comme un grand fleuve invisible autour du moindre
être vivant et vont s'harmoniser dans l'infini ». J'ai parfaitement
cette sensation, en lisant l'œuvre de Camille Mauclair. D'Eleusis
à Couronne de Clarté, de L'Art en Silence à Idées Vivantes^ de
De Watteau à Whistler à Trois Crises de l'art actuel et à La
Religion de la Musique, je vois toujours miroiter aux rayons de
sa clairvoyance les parcelles de Divin que notre époque recèle
malgré tout en soi.
Une remarquable aptitude à l'analyse a toujours mené le cri"
tique, bien au delà de la froide raison, à travers les cercles les
plus mystérieux de l'intuition. Avec lui, d'ailleurs, il ne s'agit
plus de parler suivant la norme du caprice ou d'un penchant
tout personnel. Il s'agit de deviner dans quelles conditions une
œuvre a été élaborée, de sentir avec la sensibilité de l'auteur, de
reconstituer en soi ses émotions et a toutes les phases intellec-
tuelles par où il a passé ». C'est là une épreuve dans laquelle le
subconscient doit pouvoir intervenir ; et ceux à qui la vie pro-
fonde n'a rien à révéler y succombent infailliblement.
Or, la perspicacité du critique devient extrême quand elle
considère les rapports mutuels des différents arts dans le Temps
et qu'elle les compare aux aspects que leur a prêtés le Présent.
Les grimaces des usurpateurs et des impuissants ne peuvent
dérouter que les esprits superficiels. Mauclair, lui, va droit au
centre et aperçoit seulement les trésors que des liens invisibles
relient à l'immuable.
CAMILLE MAUCLAIR 221
Aussi, au milieu des incompréhensions qui essayaient d'étouflfer
les efforts de tout un gtoupe d'artistes réagissant contre l'esprit
scolastique et la peinture noire des romantiques, Camille Mau-
clair éleva hardiment la voix. Partant de ce principe que la
« divine sincérité » ne peut être stérile, il rechercha avec
confiance les hérédités, les analogies, démêla les fils par lesquels
les initiatives nouvelles et les entreprises anciennes se rejoi-
gnaient sur un plan supérieur et, d'un bel élan d'enthousiasme,
il écrivit le premier l'histoire critique de l'Impressionnisme.
Comme on le voit, dans son œuvre, pourtant si considérable,
C. Mauclair a toujours gardé une direction morale. Découvrir
autour de lui des affinités avec les régions spirituelles où le fait
vivre sa sensibilité, tel semble avoir été le souci constant de
Camille Mauclair, qu'il se soit intéressé à l'art d'un Laforgue
ou à celui d'un Edgard Poë et d'un Rodenbach, à l'ibsénisme
ou au symbolisme, à l'esthétique wagnérienne ou aux mélodies
de Schumann, à l'impressionnisme ou à Whisiler. Cette atmos-
phère de rêve, on la sent assez particulièrement dans ses poèmes
et dans ses contes. Mais ce contrôle incessant des relations qui
existent dans chacun des domaines de l'art ou de la vie devait le
conduire à élargir sa conception esthétique. La grande décou-
verte de Camille Mauclair, c'est l'idée qu'il commença à déve-
lopper dans l'Introduction à une esthétique et à une critique d'art
unitaires, c'est-à-dire l'identité des essences d'art, et la critique
d'analogie.
Une critique de la « fusion des arts » tentée par Wagner fut
l'étape nécessaire, où se précisa dans son esprit la direction de
sa vie morale, et après laquelle il reprit sa route d'un pas désor-
mais assuré. Il lui apparut que si a la fusion extérieure est impos-
sible, elle peut du moins s'opérer dans la conscience ». Déjà la
nature lui avait enseigné le principe de l'unité dans le multiple.
Il lui était facile de concevoir à présent « toutts les manifesta-
tions intellectuelles comme les expressions interchangeables
d'une logique unitaire, comme les dépendances d'un rythme
central qui est le principe de la vie ». Ainsi, il retrouvait le
même langage, les mômes vibrations subtiles, des signes et
19.
322 TOUTES LES LYRES
comme des étincelles identiques, dans un bronze, une sympho*
nie, une peinture ou un poème. Il y percevait des analogies sen-
sorielles, des éléments abstraits similaires, et il les sentait reliés
entre eux par une sorte de fluide magnétique qui peut nous
donner la sensation des correspondances quil charrie. Dès lors,
il songea à poursuivre par voie de synthèse dans tous les arts
cette théorie des « notions interchangeables » et à appliquer
lui-même la critique d'analogie dont il venait de poser le principe.
On éprouve une émotion profonde à lire, par exemple, l'un des
livres que nous a valus jusqu'ici cette audacieuse et noble entre-
prise : La Religion de la Musique, œuvre tniièrement admirable,
et l'une des plus intimement significatives de Camille Mauclair.
Conteur, l'auteur du ^Mystère du Visage et des Passionnés ne
confond pas le roman platement sentimental avec le roman psy-
chologique. Il y a, dans la plupart de ses contes, un cas imprévu,
un problème de l'âme à résoudre, la trame rapide d'un drame
humain — de quoi écrire, en ajoutant au produit d'une observa-
tion solide et dune analyse pénétrante quelques détails acces-
soires, une pièce de théâtre ou un roman de psychologie vraie,
infiniment subtile et délicate.
Poète, l'auteur des Sonatines d'Automne et du Sang parle a
surtout éprouvé le besoin, a-t-on dit, « de faire un peu de musi-
que ». Je le veux bien ; mais j'y trouve aussi des silences ina-
paisés, des sanglots contenus, des ironies mélancoliques, des
confiances ébauchées, des angoisses frissonnantes, — et que tout
cela est bien de la poésie !
M. Camille Mauclair est né à Paris, le 29 décembre 1872. Après
deux essais critiques sur Stéphane Mallarmé et Maurice Maeter-
linck, il publia, en 1B93, Eleusis, « Causeries sur la cité inté-
rieure )) (Perrin, édit.). Puis parurent Les Sonatines d'Automne,
poèmes, (Perrin, 1894) ; Couronne de Clarté, roman féerique
(OllendorflF, 1895); Jules La/orgue, essai {Mercure, 1896) ; L«s
Clefs d'Or, contes (Ollendorf, 1896) ; L'Orient Vierge, roman,
(d' 1897); Le Soleil des Morts, (d" 1898); L'Ennemie des liêvesf
roman (d" 1899) ; L'Art en Silence, essais (d* 1900); Auguste
Rodin (La Plume, 1901); L'Art de M.Félix Ziem (Rouveyre,
CAMILLE MAUCLAIR 223
içoi) ; Les Camelots de la Pensée, monographie (Les Cen^
Bibliophiles. 1902); Les (Mères Sociales, roman (Ollendorff,
1902) ; Les T)anaïJes, contes (Le Livre et l'Estampe, 1903) ; Le
Génie est un Crime, pièce en 4 actes {La Grande Revue, 1903) .
Frenck Impressionnists (Londres, Duckworth, 1903) ; Gustave
Ricard {L'Art Ancien et Moderne, 1903) ; Le Poison des Pierre-
ries, conte oriental (Ferroud, 1903) ; Idées Vivantes, essais (L'Art
Ancien et Moderne, 1904) ; La Ville Lumière, roman (Ollendorff,
1904); The Great French painters (Londres, Duckworth, 1903);
Le Sang parle, poèmes (Maison du Livre, 1904) ; L Impression-
nisme [L'Art Ancien et Moderne, 1904) : Fragonard (H. Laurens,
1904); Auguste Rodin (Londres, Duckwork, 1905) : De Watteau
à Whistler, essais {Fasquelle, 1905) ; Trois Femmes de Flandre,
contes (H. Piazza et C'% 1905); Le Mystère du Visage, contes
(Ollendorff, 1907) \ Jean-Baptiste Greuze (H. Piazza et C'*, 1906) ;
Watteau (Londres, Duckworth, 1906) ; Schumami (H. Laurens,
1906) ; Trois Crises de l'Art actuel (Fasquelle, 1906} ; Ames Bre-
tonnes, contes (H. Piazza et C'*, i go j); L'Amour Tragique, nou-
velles (Calmann Lévy, igo8); La Religion de la (Musique (Fisch-
bâcher, 1909) ; Louis Legrand (Floury, 1909) ; La Beauté des
Formes (Librairie Universelle, 1909) ; Etudes de Filles (Michaud,
1910) ; et Les Passionnés, cornes (Calmann-Lévy, 191 1).
M. Camille Mauclair achève deux livres importants : Florence
et l'Histoire de r art florentin, et Idées sur l'amour physique, dans
lequel il exploiera certains recoins d'âme où la « convenance »
défend, parait-il, d allei- et où il y a des trésors d'émotion et les
mouvements les plus secrets du cœur humain.
224 TOUTES LES LYRES
LE SOIR AU LAC D'ORTA
C'était une nature intense et magnétique
Sous les hauts parasols de longs calices bleus,
Balancés sur l'eau verte, acide et phosphorique
D'un ciel extasié de mourir peu à peu.
Des glaciers d'émail fondaient aux feux étranges
D'un couchant corrosif quitlintait leur beauté ;
Le sillage des ailes d'invisibles anges
Remuait en l'air chaud les fièvres de l'été.
Un éclat de bouquets dans les pierres heureuses
Livrait leur âme au vent frôleur qui s'en jouait :
La brume dissolvait les collines peureuses
Dans la suavité del'opale et du lait.
Un miracle naissait sous les pas du silence
Qui lentement semait des fleurs d'obscurité
D'où germaient, sous son geste alenti d'indolence,
Des conseils de tendresse et de sécurité.
L'amour se tenait prêt à devenir un songe
Et berçait son espoir au chant des rossignols :
L'étoile, offerte nue au soir qu'elle prolonge,
Riait, seule, à l'évanouissement du sol.
Alors l'oiseau parla pour la douleur suprême
Qui s'idéalisait du soleil disparu,
CAMILLE MAUCLAIR 225
Et seulement alors fut osé le (( je t'aime »
Qu'on ne dit que la nuit pour feindre d'être cru,
Quand les yeux ne voient plus, quand les mains sont
[en fièvre,
Quand le serment tout bas est d'avance accepté.
Puisqu'il n'importe plus que de joindre des lèvres
Et de leurrer son cœur d'un goût d'éternité.
APRES
Je suis sorti dans la nuit.
Le cœur lourd de larmes,
Après tout ce qu'ils m'ont fait,
Après tout ce qu'ils m'ont fait. . .
Et alors des vers ont chanté,
Jusqu'à ma lèvre ils sont montés,
Plus tristes que la mort et que la haine.
Pour énoncer ma peine...
Mais, soudain j'ai vu la nuit claire
Et j'ai mordu mon sanglot
Sur mes lèvres amères ;
Mais, soudain, j'ai vu la nuit claire
Et j'ai trouvé que tout était si beau
Qu'il importait peu si la colère
Brisait mon cœur et faisait crier mon sanglot.
226 TOUTES LES LYRES
En douceur j'ai changé ma douleur,
Et j'ai voulu ne chanter que la joie,
Et j'ai parlé tout haut de vos roses, Seigneur,
Du ciel de lait, des cœurs aimants, et de la foi,
Du printemps, des baisers, et de toutes les choses
Que l'on m'a refusées. ..
Et quand je me suis tu, j'avais l'âme sereine
Et la fragilité divine d'un enfant :
Et je sais désormais comment on se défend
Par le sourire et par le baume sur la plaie.
Mars-Avril 79 06.
L'AVERTISSEMENT
Depuis si longtemps,
Dit le sang.
Que je n'ai pas jailli
De la bouche de cet homme,
11 m'oublie et, frivole,
Rit, se croit sûr de vivre, oublie
Que je suis la mort.
Il faut que j'apparaisse sur ses lèvres,
Que je me mêle à son baiser,
Pour lui rappeler que je suis la fièvre.
Que je suis le mal, et qu'il ne doit pas m'oublier,
CAMILLE MAUCLAIR 227
J'attendrai qu'il embrasse cette belle fille,
En croyant que c'est bien son droit,
Pour surgir de son poumon jusqu'à sa bouche
En un petit spasme qui le glacera d'effroi...
u Quel est ce moribond qui me touche ? ))
Dira la belle fille soudain farouche ...
Je suis le signe de la mort,
Le signe auquel on ne pense plus,
Le signe qu'on garde en soi sans comprendre.
Je suis le sang craché par la vengeance
De la douleur qui domine la vie,
Je suis le sang du poitrinaire des romances.
LIED
As-tu toujours autant de peine
Ce soir que les autres soirs r
As tu toujours autant de haine.
Aussi peu d'espoir ?
— Je vois, je vois des colombes,
J'entends, j'entends des rossignols.
Je vois des lilas sur des tombes.
Un ciel traversé de grands vols.
228 TOUTES LES LYRES
As-tu toujours autant de larmes,
Penses-tu toujours à mourir ?
A-t-il gardé son mauvais charme
Ton menteur et beau désir ?
— Je vois, je vois des bateaux blancs,
Des nuées d'or sur la mer bleue,
J'entends des chœurs purs et tremblants
Qui meurent sur la mer bleue. . .
FIEVRE
Tu veux savoir pourquoi mes yeux sont si étranges.
Mes mains fébriles, mon cœur battant:
Dis, mon aimée, oh ! dis, tu veux savoir
Pourquoi je change,
Tantôt rieur et tantôt haletant,
Et mon secret te hante, et ma douleur te blesse,
Dis, mon aimée } Ah ! laisse, laisse...
C'est peut-être que je me hais
De n'avoir pu mieux t'aimer,
Toi qui m'aimes.
Alors que celle que j'aimais
M'a oublié quand même.
Que je l'oublie et m'en souviens quand même.
CAMILLE MAUCLAIR 229
Sait-on les mélanges obscurs
Des poisons de haine et d'amour î^
La vie apparente prolonge
Un voile ramené sur la face des songes...
Tout ce qu'on dirait serait mensonge,
Se taire est encore un aveu,
Savoir au juste ce qu'on veut
Semble la pire des démences...
Embrasse-moi, pitié de mon cœur, en silence.
Alexandre MERCEREAU
Il nous a paru piquant de laisser le soin de présenter ce poète,
si noblement révolutionnaire, à un autre poète, non moins indé-
pendant certes, mais qui, lui, n'a publié que des vers d'une vraie
beauté classique, M. Jacques Nayral:
« M. Eshmer-Valdor, C^) écrivait en 1905 quelque critique su-
balterne, ne peut être un poète aimé de la démocratie...
» J'ai tenu à rappeler ce jugement porté jadis sur l'auteur des
Thuribulums affaissés, parce que, dans sa grotesque et vulgaire
intention de dénigrement, celui qui le formula proclamait, à son
insu, la noblesse et la hauteur d'un artiste qu'il n'avait pas com-
pris. Mercereau, en eflFet, dès ses premiers essais, s'imposa
comme un écrivain essentiellement original, méprisa les fadaises
de la littérature officielle, négligea les clichés de la littérature dé-
mocratique (!), affirma sa peisonnalité. C'en était assez pour qu'il
fût l'objet des attaques les plus violentes ; mais il y gagna, du
même coup, des admirations sincères et des amitiés passionnées.
)) Aussi bien s'est-il offert aux coups avec une dédaigneuse
assurance, depuis dix ans qu'il prodigue sa généreuse activité au
service de la littérature et de l'art. Aucune tentative nouvelle,
aucun effort intéressant vers plus de beauté ne Tayant laissé
indifférent, il était juste que Mercereau fût en butte aux malédic-
tions de ceux qui piétinent les sentiers battus.
)) 11 a recueilli, en revanche, les plus précieux témoignages
d'estime et de reconnaissance de la part d'artistes et de lettrés
soucieux de a l'éternelle renaissance ». Le banquet qui lui fut
offert récemment, et dont M. Frantz Jourdain, président du Salon
d'Automne, — qui a connu, mieux que personne, les difficultés
des entreprises neuves et hardies — accepta la présidence, fut,
en dépit de la jalousie de quelques « novateurs » ardents à se
croire les seuls 0 jeunes » dignes d'attention, une splendide ma-
I*) Eshmer-Valdor est le pseudonyme qu'adopta, à ses débuts,
M. Alexandre Merccrrau.
ALEXANDRE MERCEREAU 23]
nifestation qui restera chère à l'auteur des Contes des Ténèbres,.
)) Alexandre Mercereau est né à Paris, le 22 octobre 18^4. Ses
premiers vers furent publiés en 1 901 ; il n'avait pas tout à fait
dix-sept ans. Entré dans la bataille, il ne cessa pas d'y figurer au
premier rang. Successivement ou à la fois, il collaborait à
l'Œuvre d'Art internation aie ^ à la Revue du Bien, aux Cahiers de
Mecislas Golberg, à La Balance^ de Moscou, à 'Poesia, aux Ecrits
pour l'Art, à Isis^ à T'a», à L'Art Libre^ au Centaure, à diverses
revues de Bohême et de Russie. Il était, en 1903-04, parmi les
fondateurs de La Vie comme secrétaire de rédaction. L'année
1906 le trouvait en Russie, où il dirigeait la partie française de
La Toison d'Or. Il organisa dès lors, à Moscou, St-Pétersbourg,
V^tw, Odessa, etc., des expositions d'art français, depuis le ro-
mantisme jusqu'aux dernières tendances, et soutint, par ses arti-
cles, des mouvements originaux de peinture et de sculpture en
Bohême et en Russie.
)) Revenu à Paris, il coopéra à la fondation de la fameuse
« Abbaye» de Créteil. Nous le retrouvons en 191 t secrétaire de
la section littéraire du Salon d'Automne, — dont déjà il avait
organisé les conférences les deux années précédentes, — membre
du Comité d'Initiative Théâtrale (lectures dramatiques de l'Odéon)
aux côtés de Verhacren, d'Henri de Régnier, d'Andié Gide, etc.,
co-directeur, avec Paul Fort, de la revue « Vers et Prose » et cri-
tique littéraire de La Revue Indépendante.
))Une telle collaboration à tant d'œuvres différentes aurait suffi
à éparpiller l'activité d'un travailleur moins puissant que Mer-
cereau. Elle ne lui servit qu'à discipliner sa fougue et à acquérir
une merveilleuse érudition.
» Il y a trois étapes, pour ainsi dire, dans l'action de Mercereau
— je dis « action u à dessein, car chez lui, l'œuvre écrite est in-
séparable de l'action. Ces trois étapes sont la publication
des Thuribulums affaissés, la fondation de a L'Abbaye », la pu-
blication des Contes des Ténèbres.
» Les Thuribulums affaissés, poèmes, parurent en 1905. Et, tout
de suite, les critiques routiniers s'indignèrent. Pourquoi ce
M. Eshmer-Valdor s'autorisait-il à des audaces de syntaxe et
232 TOUTES LES LYRES
n'écrivait-il pas « comme tout le monde » ? Et d'abord, ce qui
les vexait, plusieurs en faisaient l'amusant aveu, c'était le titre.
Ces messieurs, — pensez-donc 1 — avaient dû feuilleter leur Qui-
cherat pour apprendre que thuribulum est un mot latin qui
signifie : cassolette à brûler de l'encens, encensoir. Thuribulum !!
Pauvres gens, fermés à la couleur des vocables, comme d'autres,
critiques d'art, sont fermés à la magie des couleurs. Et, tout de
suite, moitié rancune, moitié sottise, ils déclaraient net qu'ils ne
comprenaient pas. « Avez-vous compris ? Moi non plus », confesse
l'un d'eux après avoir cité ces vers du prélude :
Les encens ont vraiment des tons
et des senteurs de rêve éteint.
Oh ! ces orgues ont bien des sons
semblables à des temps défunts.
» Plaignons-les, ceux que ne pénétrait pas le charme de ces ima-
ges et de ces sonorités, l'harmonieuse mélancolie de ces évoca-
tions, ceux qui ne savaient point entrer, à la suite du poète, dans
la cathédrale de rêve où
Des gouttes d'heures sombres clapotent doucement,
tandis que le jeune prêtre a beau comme pain sacré, doux comme
hostie », s'abîme dans l'amour de toute humanité. Et, sans
doute aussi, les choquait l'exquise et mignarde peinture a Soir
Watteau » .^
Doux bergerets et bergerettes
de biscuit de Saxe blanc,
avec des roses aux pommettes,
vont deux par deux innocemment...
ou les visions émouvantes du poème à la « Lune » }
Inspiration des chiens errants
qui vont par les chemins, hurlant,
la prunelle allumée de vent...
» Peut-être aussi n'ont-ils point senti les poignantes beautés
des vers (( pour Hélène » :
ALEXANDRE MERCEREAU 233
Je t'ai rêvée fatale, morose, taciturne,
et je t'aurais voulue vêtue de solitude...
... Tu me ferais souffrir beaucoup par habitude...
Triste, tu passerais dans ma vie sans espoir,
ton chemin serait fait des illusions mortes,
tu serais entourée du spleen que l'on colporte
par les soirs.
» Il est malheureusement impossible d'analyser ici complète-
ment tout le volume. Pour en détailler toutes les beautés, il
le faudrait citer presque en entier. On n'a pas manqué, certes,
d'y retrouver linfluence de Laforgue, de Mallarmé, d'autres en-
core, mais quel est l'écrivain — je dis: l'homme de génie même
— dont les premières productions, au moins, ne témoignent pas
qu'il connaît l'œuvre de ses aînés? Symboliste? Oui, certes,
l'auteur des Thurihulums doit beaucoup au Symbolisme, mais,
ce qu'il faut voir, c'est qu'il pliait les formules symbolistes à l'ex-
pression de son lyrisme propre, et ceci est le fait d'un poète, dans
la haute acception du mot.
» L'Abbaye, «groupe fraternel d'artistes ». Dans notre siècle si
vite oublieux, nul n'a oublié ce nom et les fiers souvenirs de gé-
néreuse audace qu'il évoque. Ce n'était pas une tentative banale,
en effet, que celle de ces douze jeunes gens, poètes, peintres,
sculpteurs, graveurs, musiciens, réunis dans une communauté
d'idéal et qui, pour assurer leur vie matérielle, s'associaient en
communauté phalansiérienne, faisaient métier de typographes
et de jardiniers. L'Abbaye dura assez longtemps pour que la
grande presse s'en émût, émerveillée que des artistes jeunes pus-
sent ainsi, en pleine indépendance, résoudre à leur profit le pro
blême douloureux de l'existence. Je regrette de ne pouvoir
à loisir dire tout le bien que je pense de cette héroïque initiative-
Je tiens à rappeler toutefois qu'Alexandre Mercereau se dévoua
corps et âme à cette entreprise et se dépensa sans compter pour
en assurer le succès. Au reste, l'Abbaye n'était déjà plus qu'un
souvenir, l'étiquette d'un groupement intellectuel, que Merce-
reau se dévouait encore à la fortune de ses anciens associés. Il
234 TOUTES LES LYRES
ne lui manqua rien de ce qui est l'ordinaire bénéfice des apôtres,
rien, pas même l'ingratitude de deux ou trois de ses compagnons,
ceux-là mêmes qu'il avait le plus âprement défendus.
)) C'est sous la firme de « l'Abbaye » que Mercereau publia un
volume de contes, Gens de là et d'ailleurs, étude singulièrement
suggestive et pénétrante de psychologies rurales, urbaines et
parisiennes. La précision aiguë de son observation ne laissait pas
de trahir quelque amertume. La tendance ironique qui s'accu»
sait çà et là dans les Thuribulums s'accentuait ici jusqu'au sar-
casme. Mais l'exquise sensibilité qui frémissait, par exemple, dans
l'histoire touchante de « Louis et Louise, gens du peuple », et le
style, personnel, coloré, vivant, rappelaient le poète de naguère
et faisaient présager le prosateur lyrique des Contes des
Ténèbres.
)) Car, ainsi qu'on l'a justement remarqué, les Contes des Ténè-
bres,— livre si discuté, si hautement loué et si platement dénigré,
— sont avant tout a l'œuvre d'un grand lyrique. » Dans cet ou-
vrage où il oppose l'un à l'autre, avec un art toujours sûr, le
double pragmatisme de l'action intensive et de l'inaction absolue,
où il nous révèle l'inexprimé, où il nous donne la sensation de
pénétrer l'inconnaissable, Mercereau, par la puissance du
lyrisme, s'évade du contingent et force les portes du mystère. Je
n'ai pas ici la place de dégager la philosophie de ce livre. Je
veux cependant citer ces quelques mots de Jean Metzinger, qui
résument bien, encore que trop succinctement, la substance des
Contes des Ténèbres : a Alexandre Mercereau parvient à nous ré-
véler les désespoirs et les bonheurs qui n'ont trait à rien de sen-
sible. De sa propre ardeur poétique il a vêtu la raison pure, et
la raison pure s'est animée I... Il dit les tribulations d'un homme
qui veut s'arracher à l'absurde, aux sensibleries, au mensonge et
atteindre aux joies supérieures, réaliser l'Homme. » Et je n'ai
rien à ajouter à ceci, sinon que nul, mieux que Mercereau, n'est
qualifié par sa magnificence verbale aussi bien que par l'exalta-
tion de son lyrisme philosophique, pour réaliser l'effort écrit et
pensé vers une humanité supérieure. ))
ALEXANDRE MERCEREAU 23$
ON A CRUCIFIÉ LE SOLEIL UN MATIN
A l'ami Fritz R. Vanderpijl.
Des gouttes d'heures sombres clapotent doucement
au silence des cathédrales.
Les filles de l'encens s'angoissent tristement
sur la blancheur grise des dalles,
et pleurent,
des heures.
Les filles de l'encens s'étiolent doucement,
sans plaintes, dans les nefs,
elles s'étiolent
et s'étonnent
chastement.
On a crucifié le soleil
avec ces vitraux sombres comme des prêtres,
comme des heures
qui pleurent :
le soleil s'est déchiré
aux épines des grands saints
peints.
On a crucifié le soleil
et son or sur les dalles saigne.
236 TOUTES LES LYRES
L'orgue n'a plus sa voix
si belle d'autrefois ;
il sanglote des psalmodies
lentes comme des prêtres,
comme des heures qui s'ennuient.
Les filles de l'encens rêvent
et pensent : le Dieu
doit être bien chagrin,
sans doute,
puisqu'il lui faut des lieux
si tristes de crucifiement,
pour prier son grand dédain
des choses, que lui sont les humains.
Les heures stagnent, goutte à goutte,
au silence des cathédrales.
Les filles de l'encens sanglotent sur les dalles.
On a crucifié le soleil un matin !
(Impression de Saintonge^
Mise en couleur à Paris en 1903).
ALEXANDRE MERCEREAU 237
ET MON CŒUR SE MEURT DE ROMANCE
Des péta4es de clair de lune
pantellent, morts dans la nuit brune
pleurant d'argent dans le silence.
Le vent gémit comme du cor,
on entend le cliquetis d'or
dans les pollens sombres des lys.
Pur frisson de musique ultime,
vacillant ses sanglots intimes
en mon cœur âpre qui s'indole.
Très-Vieil hibou des temps passés,
triste, scrute mes sens lassés,
triture et pétris mon mal heur.
Voici que geint, comme une femme
qui laisserait glisser son âme
dans l'onde du bassin de pierre,
le jet d'eau que sans fin tleurit
la volubilité des ris
d'étrange énervement du soir.
Des pétales de clair de lune
pleurent d'argent dans le silence...
Et mon cœur se meurt de romance.
3 juillet 1903.
238 TOUTES LES LYRES
LES HEURES TOMBENT DES HORLOGES
La rafale ébranle des cloches
dont le son s'essaime en mon cœur.
Les heures tombent des horloges
avec des sanglots de douleur.
Un orgue vieux de Barbarie
a le las du deuil en la voix;
il est si loin des rêveries
monotones des autrefois...
Ces crissements des girouettes !
Oh! complaintes sans variété!...
On dirait passer la brouette
de l'identique éternité!
Dans les ruelles solitaires
mon triste corps est tant secoué
que je sens s'égrener à terre
ma pauvre âme déracinée.
8 février 1904.
CATHEDRALE DU BON REPOS
Cathédrale du Bon Secours
des nuits souveraines,
pieux autel où Morphée met des voiles aux peines
ALEXANDRE MBRCBRBAU 239
sur les toits, près des cieux, grand'nappede zinc pour
les sacrifices très nocturnes,
cathédrale du Taciturne.
[sardes,
Ardoises des parvis, lucarnes, porches de nos man-
gouttières, viaducs faits pour drainer le sang
de l'holocauste, très saintement
offert, des mauvais rêves qui nous ardent.
Murmures gazouilles des prières
par les choses, regard attentif des tabatières
sous le clignotement des étoiles
et dans la volupté veloutée des vents.
Fumée légère, vapeur d'encens
bleuissant l'impénétrable voile
des horizons circonstanciels,
la très divine cassolette
voûtée du ciel
au parfum du printemps en miettes.
Forêts d'orgues, tuyaux des cheminées,
se fondant en l'ombre prochaine,
orgues à l'hymne murmurée
que l'on ne peut ouïr qu'à peine.
Toits nocturnes, cathédrale du Bon Repos.
6 juin 1904.
Victor-Emile MICHELE!
Ce qu'est la poésie, souvent ésotérique et toujours si person-
nelle, de M. Victor-Emile Michelet, nous l'avons dit dans l'Etude-
qui sert de préface à cette anthologie.
Il nous reste à donner sur le poète quelques détails biogra-
phiques.
Né à Nantes, M. V.-E. Michelet se lia d'amitié avec Villiers de
risie-Adam à la suite de la publication, dans diverses revues, de
quelques-uns de ses « contes surhumains » et de ses essais sur
l'ésotcrisme dans l'art. En 1884, il fondait La Jeune France^
revue qu'il dirigea jusqu'en 1888. De 1889 à 1890, il remplit
les fonctions de secrétaire de la rédaction de La Revue Us Paris
et de Saint-Pétersbourg^ que dirigeait Arsène Houssaye. Il prit,
en 189 1, la direction de la revue Psyché, et, en 1899, celle de
L'Humanité Nouvelle, qu'il garda jusqu'en 1903.
L'Académie a couronné, en 1901, son recueil de Contes aven-
tureux, et le Prix Sully Prudhomme lui a été attribué en 1902,
c'est-à-dire l'année de la fondation, pour son poème La Porte
d'Or (OUendorff, éditeur).
L'année suivante, l'Odéon donnait avec un réel succès son
'Pèlerin d'Amour, un acte en vers, et la Ville de Paris se char-
geait de faire éditer un drame lyrique en 4 actes, Flori:{el et
Perdita, dont le compositeur Rabuieau avait écrit la musique.
En 19 10, M. Victor Kmilc Michelet a été élu Président de la
Société des Poètes Français. Une pétition, qui s'est couvei te
d'une multitude de signatures d'écrivains et d'artistes, vient
d'être adressée au Ministre pour que lui soit remise la croix de
la Légion d'Honneur.
M. V.-E. Michelet a publié: L'Esotérisme dans l'Art (1890);
Contes surhumains (L'Edition, 1900); Contes aventureux (Guil-
moto, 1900); La Torte d'Or, poème (1902); L'Espoir merveil-
leux, poèmes (Mercure de France, 1908) ; Etude sur quelques
artistes originaux (Kloury, 1908) ; L'Amour et la Magie (Librai-
rie Hermétique, 1909) ; L' Après-Midi des Poètes : La 'Poésie
VICTOR-ÉMILE MICHELET 24!
Symboliste, conférence faite au Salon des Artistes Indépendants
(avec deux conférences de MM. P.-N. Roinard et Guillaume
Apollinaire) ; Villiers de VIsle-Adam (Figuière, 19 10). Il doit
faire paraître prochainement La Possédée^ tragédie.
Il a collaboré activement à plusieurs grands quotidiens, comme
Le Gaulois, Le Journal, Le Siècle, etc., et à un grand nombre de
revues d'avant-garde.
L'HEURE DE TA BEAUTE
L'heure de ta beauté ne sera pas perdue
Si tu sais invoquer, — telle chante en ta main
Toute la voix des mers dans la conque exiguë, —
Tout l'éternel amour dans un amour humain ;
Sur la courbe du temps si ta grâce institue,
Asile défiant les flèches du destin,
Une atmosphère heureuse et sur laquelle influe
Tout un enchantement pris au respir divin.
Que ta forme s'efface à l'horizon des heures,
Alors, versant au ciel sa force intérieure,
D'un vase ténébreux comme un tombeau discret,
Un parfum, triomphant de la nuit léthéenne,
Attestera qu'au cœur de ce monde mauvais
L'heure de ta douleur n'aura pas été vaine.
243 TOUTES LES LYRES
TON DOMAINE EST A TOI
Ton domaine est à toi: l'as-lu tout visité?
Qu'il 3' demeure un coin désert, une retraite
Où le silence et l'ombre espéreront leurs fêtes.
N'y porte pas le mystère de la clarté.
Dérobe à tout effort de curiosité
Une part de ton âme à toi-même secrète,
Que le divin oubli en fasse la conquête,
Ainsi que d'un tombeau par des bois abrité !
Laisse que là les vents, soufflant de loin, rassemblent
Les semences de toute une flore, où, très bas,
Une voix chantera que tu n'attendais pas.
Et détourne les yeux si parfois il te semble
Qu'un fantôme étranger tout en noir est venu
Préparer un autel pour le dieu inconnu.
SONGE A TON CŒUR D'ADOLESCENT
Songe à ton cœur d'adolescent mélancolique
Qui fut un sanctuaire à des rêves sacrés.
Ah ! maintenant, si tu pouvais le recouvrer !
Rien ne se perd : tout s'inscrit au livre tragique
VICTOR-ÉMILE MICHBLET 243
Que tiennent doublement dans leurs mains de mystère
Le Prince de ce monde et l'Ange de la terre.
Tâche à relire avec émoi la page ardente
Mémorative de ta vie adolescente,
Celle qui t'a fixé, jusqu'à ta dernière heure.
Un point initial de vie intérieure.
Evoque ta jeunesse à ton côté dormante,
Qui t'a vêtu d'une auréole sororale,
Qui t'a confié pur aux bras de la douleur,
Et qui. pendant les ouragans ultérieurs,
Laissa toujours en toi sa force virginale.
Evoque le fantôme assoupi de toi-même,
Avant que la douleur t'eût mis son diadème,
Tel que tu fus quand tu fixais, sur la féerie
De ton rêve emplissant le moule creux des heures,
Des yeux plus beaux de n'avoir pas connu la vie.
C'était la route la plus sûre et la meilleure
Que voyait ton regard de pâle adolescent,
Celle qu'il te fallait suivre, les pieds en sang,
Et sous les flèches du destin trouant tes hanches.
Un merveilleux espoir chantait au bout des branches
D'aller vers ton amour, comme vers le miroir
Où tu te contemplerais couronné d'épines.
Rappelle à toi l'adolescent de haute mine,
Et revêts-toi de la beauté de son espoir,
Afin de devenir le seigneur de toi-même.
Et derrière ta vie exactement léguer
Le sillage de ton caractère suprême
Au monde où tu passas le visage masqué.
244 TOUTES LES LYRES
LE SILENCE
Tu n'auras pas d'autre demeure que ton cœur,
Car, sur la terre où nous sommes des voyageurs,
Nul ne bâtira sa demeure permanente :
Tu n'auras pas d'autre demeure que ton cœur.
Alors, autour de lui, dans l'atmosphère ardente
Qui naît de lui, qui l'enveloppe, et qui aspire
Tous les rayons venus des choses qu'il désire,
Evoque le silence, et le divin silence,
La forme que revêt la première hypostase,
Obéissant à qui l'espère avec puissance,
T'emportera jusqu'à la porte de l'extase.
La vie intérieure est faite de silence.
Elle est le palais dont le silence est la base.
Elle est la fleur du feu : le silence est le vase.
Le silence est le vase où tu bois la beauté.
Toi qui passes ici, certain, mais ballotté
Entre ta vie réelle et ta vie apparente,
— Ta vie réelle, ténébreuse et véhémente
Comme la passion, le tonnerre et la mort, —
Couvre d'un voile d'ombre et de nuit le trésor
De cette vie intérieure, que mesure
Entre tes âmes la meilleure et la plus pure,
Afin que rien n'attente à son mystère intense,
Et que sa force vierge, intégrale, s'emploie
A dresser le métier où les mains du silence
Tâcheront à tisser l'étoffe de ta joie.
VICTOR-ÉMILE MICHELET 245
AU JARDIN SECRET DES SOUVENIRS
Si les vampires du passé sont immortels,
Qui, nés de ton péché, dévorent ta substance,
Si ta coulpe acharna sur tes flancs l'existence
De larves prolongeant leur rôle accidentel,
Seule réalité, le ciel surnaturel
A des yeux plus puissants ouvre son évidence.
Et ta foi connaît la fontaine de Jouvence
D'où ton cœur sortira lave comme un autel.
Il est un baume sur la terre iduméenne :
Va dissoudre à jamais, dans les eaux léthéennes,
La mauvaise douleur où tu t'es attardé.
Dans le jardin secret des souvenirs, n'emporte
Que des jours où tu as au divin accédé,
Et des amours, qui furent belles, et sont mortes.
21 .
Jacques NAYRAL
Je tiens Jacques Nayral pour l'un des plus sûrs écrivains que sa
génération— il est né le 15 mai 1H79, à Remiremont (Vosges) —
nous promet pour un prochain avenir.
Toujours maître de son sujet, c'est avec une merveilleuse
aisance qu'il nous rend sensibles ses émotions ou ses idées. Son
style a juste ce qu'il faut de
lumière pour éclairer sans
éblouir. Sa langue est d'une
limpidité et d'une correction
égales à celles des classi-
ques. Mais elle sait, quand
il convient, se vêtir de fan-
taisie, ou nous découvrir une
musculature vigoureuse.
Pas une seule fois le sno-
bisme littéraire n'a tenté
M. Jacques Nayral. Pas une
seule fois cet écrivain n'a
pris la plume pour raturer
des choses compliquées, mais
vides de sens. Non. C'est
une disposition à une sorte
de mysticisme, naturel chez
une âme qui cherche un refuge contre les avilissements extérieurs,
qui l'a porté à écrire des vers. Et il en a publié de très remar-
quables dans A l'Ombre des Marbres (Gastein-Serge, édit. 1909)
et La 'Dentelle des Heures (Figuièie, édit. 1910). D'autre part,
une grande acuité dans l'observation et un puissant instinct satiri-
que ont fait de lui un dramaturge et un romancier. El, ici, de quelle
vivacité, de quel sens critique, de quelle verve il a fait preuve !
Un Jobard, Empereur! et surtout V Eclipse^ les trois pièces de
lui qui, les premières, ont vu la rampe (Comédie Royale, Théâtre
Mondain^ Théâtre des Arts^) ont obtenu un gros succès auprès du
Masque, par Djinn
JACQUES NAYRAL 247
public, ce qui prouve qu'elles n'étaient nullement soporatives ;
et, de la part de la Critique, elles ont été discutées avec une
passion qui, au point de vue littéraire, les consacre.
Depuis, Jacques Nayral a fait représenter à Déjazet un vaude-
ville écrit en collaboration avec Henri Clerc, dans lequel la
même Critique a dû reconnaître une véritable rénovation du
genre, et qui a eu une centaine de représentations. Il a en ce
moment une nouvelle pièce en instance au Grand Guignol ; et il
ne paraît pas douteux que, comme auteur dramatique, une car-
rière des plus brillantes lui soit réservée.
Dans toutes ces pièces, comme aussi dans son premier livre,
Le Miracle de Courteville (Gastcin-Serge, édit. 1908), romande
moeurs politiques de province des plus curieux, M. Jacques Nayral
s'est révélé d'une surprenante dextérité dans l'art de lancer les
flèches incisives de l'ironie. Il y apportait même — mises à part,
au début, quelques naïvetés qui sont une garantie de jeunesse
loyale et sincère — une connaissance précoce, et déjà profonde,
du (( métier » d'écrivain : un style peut-être un peu froid, mais
d'une exceptionnelle clarté, jamais de longueurs, une réelle
science du dialogue, de l'action, de la vérité, de la vie.
Toutes ces qualités, on les retrouve dans le dernier roman de
Jacques Nayral, V Etrange Histoire d'André Lèris (Figuière,
édit. 191 1). Mais — plus haute louange, et vraie joie pour le
critique qui suit l'évolution d'un talent — ce livre-ci a des mé-
riies que les précédents n'avaient point. Dans l'Etrange Histoire^
le romancier ne s'est pas contenté d'observer, il a imaginé; puis,
à létude de la vie — de sa vie intéiieure ou de la vie sociale —
il a joint des impressions ressenties devant la nature; à ses rêves
et aux réalités ambiantes il a ajouté le mystère ; aux précisions de
sa forme impeccable il a donné, en maints endroits, les ailes fré-
missantes du lyrisme.
Le héros du roman, André Léris, est un des produits de notre
civilisation . Ses dehors sceptiques cachent une inquiétude méta-
physique, et son élégance extérieure, par contre, habille un corps
débilité par les abus. Intellectuel, il est enclin à Tauto-analyse,
et, par conséquent, en proie à ces phobies, à ces folles imagina-
248 TOUTES LES LYRES
tions dont est hanté tout esprit qui se livre trop fréquemment
aux spéculations cérébrales. La débauche alcoolique, d'ailleurs,
aggrave son cas. Et voici que l'arrestation d'un garçon boucher
allume dans son cerveau malade une idée fixe. « Si l'on me de-
mandait, se dit-il, ce que je faisais tel jour, à telle heure, il me
serait impossible de répondre. Dans l'inconscience de l'ivresse,
peut-être ai-je tué? Peut être, même, est-ce moi qui, précisé-
ment, ai commis l'assassinat dont ce garçon boucher est in-
culpé ? » Dès lors, les journaux, les livres, les circonstances,
l'attitude de ses amis, tout semble se coaliser pour torturer le
malheureux, tout entretient et irrite en lui cet horrible cauchemar.
Grande me paraît, ici, la puissance d'évocation de M. Jacques
Nayral. Ce phénomène psycho-physiologique de « folie cons-
ciente )) est étudié par lui avec une pénétration et une vérité qui
hallucinent.
Cependant, André Léris guérit. Il arrive à Paris a lesté du
manuscrit d'un roman et d'une lettre de recommandation pour
M. Gustave Leprey, critique littéraire ». C'est pour lui, à brève
échéance, la désillusion que tant d'autres avant lui ont connue.
On s'imagine naïvement, de loin, que les écrivains et artistes
dont on a admiré les oeuvres forment l'élite intellectuelle et mo-
rale du pays. Mais, si on a l'imprudence de les approcher, l'on
s'aperçoit vite que l'on s'est fourvoyé au milieu d'êtres abomi-
nables et sans scrupules et que l'on se trouve, comme dit Jacques
Nayral, « en proie aux bêtes ».
Dans cet épisode de L'Étrange Histoire, l'esprit caustique, la
verve mordante de l'auteur se donnent libre carrière. Et plu-
sieurs ont dû reconnaître avec stupeur leur propre grimace dans
le miroir offert à la difformité d'âme d'une catégorie de nos
contemporains.
Bref, écœuré du honteux pharisaïsme des milieux intellectuels,
André Léris retourne au pays natal. Hélas ! Paris n'était
guère fait pour lui rendre l'originelle simplicité et, décidément,
il s'en aperçoit bientôt, il est toujours un cérébral incurable.
Dans sa montagne, en effet, ce qui l'attire le plus ce sont les sites
d'horreur et de vertige. Poussé par une curiosité malsaine, il
JACQUES NAYRAL 249
s'aventurera seul, la nuit, vers « le lac des corbeaux », parce que
ce lac a une légende terrible. Et là, — attirance particulière des
organismes en déséquilibre, — il ira se jeter dans les bras d'un
fou assassin, auquel il n'échappera qu'à grand'peine.
Cette partie du roman de M. Jacques Nayral est la plus lyri-
que. Elle constitue, pour ainsi dire, un hymne à la montagne,
d'une grandeur, d'une amplitude, d'une élévation vraiment im-
pressionnantes ; et on la sent écrite par quelqu'un qui a le
le sentiment de la nature et qui a été profondément remué par
elle.
Repris par la vie monotonede la province, André Léris ne tarde
pas à devenir l'amant de la femme de son médecin, le D' Sora.
Celui-ci s'en aperçoit, mais, au lieu de se venger avec éclat,
il prend un plaisir machiavélique à jouer avec son malade comme
un jeune tigre avec sa proie, à le jeter dans d'horribles incerti-
tudes, à l'inquiéter sans cesse sur l'état de sa santé, à susciter en
lui des angoisses et des hallucinations terrifiantes. Et, finale-
ment, l'ayant hypnotisé, il le réveille ligoté au corps secoué de
spasmes de sa maîtresse, dans les veines de qui le venin d'un
serpent fait galoper la mort...
L'intensité tragique est grande, ici, et )e caractère du docteur,
froidement cruel et sarcastique, tracé avec la maîtrise d'un Edgar
Poe. Aussi sort-on frissonnant de ce drame, imaginé par un
magicien un peu démoniaque mais déjà sûr de ses effets.
Quant au poète qui est en Jacques Nayral, il me suffira, pour
le caractériser, de retracer en quelques mots la figure excessive-
ment sympathique, bien qu'un peu hautaine, qui se dressait
dangL« Miracle de Courteville, — celle de Lucien Maucastel. Mys-
tique à la fois païen et chrétien, fin ironiste dédaigneux de la
vilenie environnante, fervent de Vigny, de Leconte de Lisle, de
Hugo, aimant s'isoler, rêver dans l'intimité de ses poètes de pré-
dilection, se complaisant à remonter en imagination le cours des
âges et à revivre ainsi les époques à tout jamais disparues d'hé-
roïsme et de beauté, refoulant d'un sourire son amertume dès
qu"il retombait dans la triste réalité du temps présent, s'atten-
drissant quelquefois néanmoins, — moins souvent que ne l'eût
250 TOUTES LES LYRES
souhaité son cœur, — ce Lucien Maucastel me paraît repro-
duire la physionomie exacte de Jacques Nayral lui-même, tel que
ses deux volumes de vers — et surtout le premier — nous le révè-
lent.
Dans le second volume, La Dentelle des Heures, le poète livre
davantage de lui-même. Il y est moins impassible, et sa techni-
que est plus variée. Mais, dans l'un comme dans lautre, il
montre une âme tourmentée, à la fois ardente et rêveuse, souvent
altière et toujours artiste.
M. Jacques Nayral a collaboré à La Petite République, Le
Soleil du Dimanche, Les Sports, La T^ue, Les 'Pages Modernes (dont
il a été secrétaire de la rédaction), La Province, Le Penseur, Les
Argonautes^ Alceste, Genève U^fondain^ L'Impartial, etc., etc.
Il est critique dramatique de la Revue Indépendante et membre
du Comité d'Initiative Théâtrale, de l'Odéon.
INTIME ANGOISSE
Fuyant le deuil présent de l'heure triste et brève,
Evade-toi, Poète, aux siècles de l'oubli,
Et, domptant le métal de ton verbe assoupli,
Casque les héros morts de tout l'or de ton rêve.
Ouvrier qui souvent songes sur l'établi,
Tu laisses choir ta plume et ton vers ne s'achève,
Et, sur ton front pensif lorsque l'aube se lève,
L'ouvrage commencé n'est qu'à demi poli.
Je connais ton orgueil et je sais ta démence.
Tu te dis, frémissant devant la nuit immense.
Que c'est un sort divin que d'être un conquérant ;
JACQUES NAYRAL 25 I
Et j'ai lu dans tes yeux douloureux, où de l'ombre
Sur des flammes trahit ton âme ardente et sombre,
L'angoisse de mourir sans avoir été grand.
DERNIER ORGUEIL
C'est un fardeau tragique à traîner dans la vie
Qu'une douleur à tous cachée avec pudeur,
Qu'on refoule sans cesse au plus noir de son cœur,
Et qu'on sent le ronger sans cesse, inassouvie.
Je voudrais m'évader dans le passé charmant.
Il est doux de sourire aux fragiles marquises
Dont le pastel éteint dit les ombres exquises...
El le présent toujours se dresse obstinément.
O les dames d'antan, faciles ou rebelles,
Dont la grâce se fane en les cadres dorés,
Cependant que vos corps sous l'herbe sont murés,
Que vous sert aujourd'hui d'avoir été si belles ?
Que me servirait-il d'avoir été l'Aimé,
Par qui vit et palpite et succombe une femme.
Puisqu'il n'en resterait qu'un regret à mon âme,
Et qu'une horrible plaie à mon cœur mal fermé ?
252 TOUTES LES LYRES
Puisqu'à l'heure où le front vers la tombe se plie,
A cette heure maudite où je devrai finir,
Je n'emporterai pas l'espoir d'un souvenir,
A quoi me servirait une extase abolie ?
A quoi me servirait d'avoir ouvert mon cœur
Et de l'avoir empli de vivante tendresse,
Puisque tout sombrerait dans la même détresse
Et que l'affreux néant serait deux fois vainqueur ?
Quand l'instant sonnera, quand la grande Ennemie
Me saisira, je veux qu'elle ne sente pas
Haleter et souffrir ma vie, et qu'au trépas
Mon cœur soit déjà froid et ma chair endormie.
Je ne pleurerai point. Moi qui raillai souvent.
Je ne lui ferai pas l'aumône d'un sarcasme.
Je veux tomber muet, sans un cri, sans un spasme.
Elle ne saura pas qu'elle tue un vivant.
Devant celle que rien n'émeut et ne désarme.
Je fermerai ma lèvre et fermerai mes yeux.
Je saurai retenir, inerte et dédaigneux,
Ma dernière ironie et ma dernière larme.
Et ce sera ma force et mon suprême orgueil
De me livrer sans lutte aux mains de l'Implacable,
De n'avoir point trahi la douleur qui m'accable.
Et de l'ensevelir, vierge, dans mon cercueil.
JACQUES NAYKAL 2 $3
LE POEME SECRET
(fragmkni )
Oh ! dis-moi, Poète sincôre,
Quand ton poème est terminé
Et qu'au frissonnant nouveau-né
Tu souris comme un tendre père,
Quand tu l'as lu, plein de ferveur.
Et vers par vers, avec extase,
Et qu'a résonné chaque phrase
Au luth fragile de ton cœur,
Quand une à une chaque rime
A dit l'écho rude ou tremblé,
Et que chaque mot t'a semblé
Vivre la chose qu'il exprime,
Quand tu t'es écrié : — Voici
La forme pour jamais fixée
De mon rôve et de ma pensée,
Et toute mon âme est ici — ;
Alors, ô Poète, mon frère,
N'as-tu pas connu le tourment
De songer invinciblement
Que ton œuvre était à refaire ?
254 TOUTES LES LYRES
N'as-tu pas connu ce tourment
De voir que l'œuvre lourde et gauche
N'a jamais l'air que d'une ébauche,
Qu'elle est informe et qu'elle ment >
N'as-tu pas senti que ton âme
Avait de plus nobles accents
Dont jamais tes vers impuissants
Ne sauraient traduire la flamme î^
Que tes yeux, quand tu les fermais,
Voyaient des aubes infinies,
Et que tu vibrais d'harmonies
Que tu n'exprimerais jamais ?
Ah ! l'amère, l'amère chose,
De ne pouvoir sans la flétrir
Cueillir au jardin du désir
La fleur mystique fraîche éclose !
De tendre éperdument les mains
Vers le divin qu'on croit atteindre,
De toujours choir et de n'étreindre
Que le néant des mots humains !
Oui, tu la connais, la tristesse
D'entreprendre et de renoncer,
De sans cesse recommencer.
Et de désespérer sans cesse.
JACQUES NAYRAL 255
On dit : — Mon rêve était plus beau,
Ma douleur était plus profonde.
J'aurais fait tressaillir le monde
Et jusqu'aux morts dans leur tombeau.
Je croyais jeter les lumières
Eclatantes à pleines mains,
Découvrir de nouveaux chemins
Devant les races prisonnières.
Et je suis l'éternel vaincu !
A quoi bon ma pauvre romance r
Demain, dans cette foule immense,
Nul ne saura si j'ai vécu...
*
* *
Poète, pourquoi pleures-tu >
Ton désespoir et tes pleurs mêmes
Ne sont que d'horribles blasphèmes
Que crache ton cœur abattu.
Tu te plains de la destinée
Parce qu'un bond vers l'idéal
T'arracha du chemin banal
Auquel la foule est condamnée ?
256 TOUTES LES LYRES
Songe à ce bonheur inouï
Que devant tes faibles prunelles
Aient lui les splendeurs éternelles
Dont tu demeures ébloui.
Puisque tu vis les deux uniques,
Et le Sublime, et l'Effrayant,
Que t'importe donc, ô Voyant,
Le vide des mots ironiques ^
N'es-tu pas entre tous boni,
Et pourquoi ce rêve impossible
De dire la chose indicible
Et de préciser l'Infini ?
Garde dans ton cœur solitaire
Le secret de ta vision.
Chasse l'impie ambition
De la révéler à la terre.
Chasse la triste vanité
De jeter aux dents de la foule.
Comme une proie à cette goule,
Quelques lambeaux de la Beauté.
Ce sera ton plus beau poème.
Celui que tu n'as pas chanté.
Il reste, en son intégrité,
Noble et pur, au fond de toi-même.
JACQUES NAYRAL 257
Qu'il soit ion légitime orgueil.
Il n'aura pas connu l'outrage,
Et, te sauvant du grand naufrage.
Ravira ton âme au cercueil.
LE VIEUX LOGIS
Avant de le quitter, puisque c'est ta folie,
Le logis humble et simple et ses calmes bontés,
Afin de rester pur dans le rut des cités,
Emplis-toi du parfum de sa mélancolie.
C'est ici qu'ils sont morts, ceux que ta fuite oublie,
Qui t'ont bercé jadis de leurs bras enchantés,
Et l'on croit voir errer aux miroirs attristés
L'âme de leurs regards en leur face pâlie.
Ah ! comme il vaudrait mieux ne la quitter jamais,
La demeure où les yeux de tous se sont fermés !
Qu'il serait doux, rêvant aux clartés infinies,
A l'heure où le trépas tordra ton corps brûlant.
De t'endormir aux pieds du grand crucifix blanc
Vers lequel ont monté toutes leurs agonies !
(La T>entelle des Heures).
Pierre RODET
M. Pierre Rodet est né à Paris, le 8 décembre 188,4.
Son premier volume de vers, Les Papillons Noirs^ a paru chez
Garnier en 1907. Ce sont là les espoirs, les joies et, surtout, les
désespérances farouches d'un coeur de vingt ans. S'étant vite
aperçu qu'un idéal He bonté et de justice n'est guère réalisable
dans le corps social au milieu duquel nous vivons, le poète se
réfugia dans l'amour, comme d'autres vont demander asile au
monastère, pour fuir une vie trop cruelle et trop laide à son gré.
Ainsi, son jeune et maladroit amour de l'humanité devint l'amour
de la Femme, passion exclusive et jalouse qui lui réservait, elle
aussi, bien des déceptions. Les Papillons Noirs et Une touffe
d'Orties (Editions de l'Abbaye, 1908) sont de cette période vio-
lente et trouble. Il y a là des cris de volupté, des appels de mort,
dont la véhémence et la sincérité nous émeuvent profondément.
La Dame en Noir (Editions du Beffroi, 1909) marque une tran-
sition. Le symbole apparaît. La réalité amoureuse et une chi-
mère plus haute, des souvenirs d'amant et des pressentiments
encore vagues semblent s'enlacer dans les visions du poète,
annonçant déjà la métaphysique un peu spéciale qui, désormais,
viendra insuffler à ses vers une âme plus subtile. Des puissances
secrètes ont traversé, dirait-on, le matérialisme de Pierre Rodet;
et celui-ci a compris soudain qu'il ne suffit point de fermer les
yeux pour avoir le droit de nier les innombrables palpitations de
la Vie. Son prochain livre, animé d'une foi nouvelle, célébrera,
en vers à la fois sonores et fluides, a communion des forces
mystérieuses de la nature et des aspects multiples de reff"ort
humain.
Les fragments que nous en avons entendu réciter à la Société
des Poètes Français, aux Argonautes, aux Loups et dans diffé-
rentes réunions littéraires, nous permettent de dire que ce sera un
très beau livre et que le talent de l'auteur s'affirme de plus en
plus élevé dans l'inspiration, de plus en plus pur dans la forme.
/
#
PIERRE RODET
Dessin Je Léo Mérorès
PIERRE RODET 259
ABSINTHE
Je t'aime pour tes lourds cheveux,
Aux parfums grisants, capiteux,
De sombre teinte ;
Pour tes yeux troublants et pervers,
Tes yeux de rouille aux reflets verts
Comme l'absinthe...
Je t'aime pour ton âpre ardeur,
Ton baiser profond et rageur,
Ta rude étreinte
Qui rompt ma chair et boit mon sang,
Qui m'abrutit en me soûlant,
Comme l'absinthe...
Je t'aime malgré tes amants,
Tes vices et tes faux serments,
Ta bonté feinte,
Ton cœur vide, ton front trop fier,
Et ton rire, qui cingle... amer.
Comme l'absinthe !..
Et je t'aimerai plus encor
Aux gris lendemains de la mort
Lorsque, sans plainte.
Tu sentiras grouiller le ver
Sur ton sein froid devenu vert,
Comme l'absinthe...
200 TOUTES LES LYRES
Car alors je serai vengé,
Quand ton beau corps sera rongé,
Ton âme éteinte...
Et, triste, je noierai mon cœur
Libre de haine et de rancœur
Dans de l'absinthe !...
{Les Papillons Noirs)
LES SOUVENIRS
Les souvenirs sont des bouquets que l'on conserve
Avec un soin jaloux, tendre et minutieux ;
On garde pour soi seul leurs parfums précieux ;
Des regards indiscrets et vains on les préserve.
On veut à tout instant les respirer, les voir,
Et se griser un peu de leurs senteurs profanes ;
Mais un jour on s'attriste en voyant qu'ils se fanent ;
Alors on les enferme au fond d'un vieux tiroir...
Ce n'est pas cependant qu'ils aient perdu leurs charmes;
On les aime toujours, mais on craint de souffrir
En les voyant un peu chaque jour se flétrir...
Et l'on sent à ses yeux monter un flux de larmes...
D'ailleurs, on fait serment de venir chaque soir
Causer du temps ancien, et l'on tient sa promesse
Durantdes mois, des ans... Mais, un jour de paresse,
On s'endort sans songer à leur dire bonsoir...
PIERRE RODET 201
Dés lors, on vient bien moins souvent, on les néglige.
On éprouve une gêne à se trouver près d'eux ;
Ils sont devenus gris, tristes et soupçonneux ;
On sent que quelque chose en eux pleure et s'afflige...
Car ils ont deviné qu'on les chérissait moins,
Que pour nous maintenant ils étaient vieux et fades.
Et c'est ce qui les rend méfiants et maussades,
Et les fait sangloter quand ils sont sans témoins...
Puis, survient l'abandon fatal ; on les oublie. ..
On les laisse mourir d'ennui dans leurs cachots...
Lors, ils viennent parfois, pauvres spectres vieillots,
Mendier un regret aux heures d'insomnie !...
{Les "Papillons Noirs)
ORGUEIL
Quand tu te dressas, nue, au milieu de la chambre,
La lampe eut un regard jaloux pour ta clarté,
La flamme fut plus vive en l'âtre de décembre,
Le miroir se pencha pour te mieux refléter...
Les vieux meubles, de voir ta gorge qui se cambre.
Eurent un cri de joie et de lubricité,
L'ombre, à longs traits, huma ta chair aux senteurs
Et le silence eut un frisson de volupté. . . [d'ambre.
203 TOUTES LES LYRES
Et toi tu souriais, et tes lèvres décloses
Semblaient remercier l'âme éparse des choses
Du murmure flatteur, de l'hommage rendu...
Et tes yeux, tes grands yeux de mystère et d'abîme
Ne daignaient s'abaisser sur cette chose infime :
Ton amant, qui râlait à tes pieds — éperdu ! . . .
(Une Touffe d'Orties)
APRES L'AMOUR...
Quelque chose de notre amour est mort ce soir...
L'air est lourd comme après les heures d'agonie. ..
Le silence sanglote une plainte infinie. . .
Regarde dans ton cœur, il doit y faire noir...
La bûche des désirs est-elle consumée?...
Le livre des Bonheurs est donc si vite lu !
La lampe du mirage et du rêve voulu
A-t-elle bu déjà son huile parfumée r. . .
Regarde dans ton cœur si rien n'est déplacé.. .
Un vieux regret s'est-il levé, fantôme en armes,
Ou la dame alanguie, aux yeux baignés de larmes,
La Désillusion n'a-t-elle rien froissé?...
Hélas, ma frêle aimée, une main sépulcrale,
Une invisible main a secoué ce soir
La coupe où se pâmait la gerbe des Espoirs...
Vois-tu pas que ton cœur est jonché de pétales ?...
(Inédit)
PIERRE RODET 263
ADIEUX A LA JEUNESSE
Jeunesse, ma jeunesse dédaigneuse et grave,
Enfant des vieux faubourgs grandie en liberté,
Tu ne connus jamais de chaîne ni d'entrave
Et, pour guide, tu n'eus que ton cœur exalté.
La fièvre de Paris faisait battre à tes tempes
Un sang qui rosissait tes natives pâleurs
Quand, pour voir la cité brandir toutes ses lampes,
Tu t'accoudais, le soir, à la fenêtre en fleurs.
Un vent de volupté frissonnait sur la foule
Qui s'écrasait, bruyante, aux endroits de plaisir;
Tu regardais le flux brutal de cette houle
Et tu te consumais d'angoisse et de désir...
Des rires, des parfums, des chants, montaient dans
Exacerbant tes nerfs tendus à se briser, [l'ombre,
Et tu luttais confusément dans ton cœur sombre
Contre l'obsession brûlante du baiser...
Aussi, tu fus bientôt une mauvaise amante :
Redoutant que la vie éparse autour de nous,
— La Vie aux millions de facettes changeantes, —
\ lenne un jour me tenter avec ses rêves fous,
204 TOUTES LES LYRES
Avec ses grands combats, son or grisant et fauve,
Ses hymnes prometteurs de joyeux lendemains,
Tu me tins prisonnier, Jeunesse, en ton alcôve,
Et je fus un hochet d'amour entre tes mains...
Je fus le serviteur zélé de tes caprices :
Ton ombre sur le mur marqua mon horizon,
Et j'oubliai sur la fraîcheur de tes bras lisses
Jusqu'à la marche radieuse des saisons...
Tu rêvas de me faire abhorrer la nature :
Tes yeux furent l'azur permis à mon regard,
Pour soleil, tu m'offris les feux de ta luxure.
Et, pour nuit, tescheveuxaux splendeursd'étendard...
Pour remplacer le chant du flot et de la brise,
J'eus la musique extasiante de ta voix.
Ta nudité dans l'ombre, et ce fut l'aube grise
Où ton parfum montait comme ceux des grands bois...
Et le temps s'effeuillait, guirlande monotone
De jours tièdes et doux... Cependant, au dehors,
Des femmes sanglotaient au retour de l'automne,
Et, pour leur idéal, des hommes étaient morts...
Mais je sens qu'aujourd'hui, Jeunesse, il vient d'éclore
Une âme combattive en mon corps vigoureux,
J'ai soif de ciel, j'ai soif d'air pur, j'ai soif d'aurore.
Et je veux prendre rang parmi les nouveaux preux !
PIERRE KODET 265
Je les entends au loin clamer l'effort des races
Vers un destin meilleur, sur leurs lyres de fer,
Et par la route humaine où séjournent leurs traces
Je saurai les rejoindre avant le matin clair...
Je te laisse mon âme amoureuse et dolente,
Comme l'on abandonne au pauvre son manteau :
Avec douceur, avec pitié... Jeunesse ardente,
Ne gémis pas ; j'aurais dû te quitter plus tôt!
Ne crois point par tes pleurs troubler mon âme forte ;
Si je frémis, comme au sortir d'un long sommeil,
C'est que, venant d'ouvrir trop brusquement ta porte.
Pour la première fois, j'admire le soleil!
(Inédit).
33
Jean ROYÈRE
M. Jean Royère est né à Aix-en-Provence, le 4 juin 187 1. Il fit
ses études successivement à Aix, Lyon et Paris, fut d'abord pro-
fesseur, puis entra dans l'Administration.
C'est en 1897 qu'il donnait, chez Vanier, son premier volume
de vers, Exil Doré. Le second, Eurythmies, a paru en 1904, chez
le même éditeur.
En 1904 -1905, M. Jean Royère prit la direction des Ecrits pour
l'Art (a* série). Fervent de Mallarmé, il réussit peu à peu à grouper
autour de lui tous les poètes du Symbolisme et, pour donner de nou-
veau à leurs efForts la cohésion et l'élan qui lui paraissaient désira-
bles, il fonda, en juillet 1906, l'importante revue La Phalange.
Le meilleur de ses livres de vers, Sœur de Narcisse Nue, a été
publié en 1907 aux éditions de cette revue. Les deux poèmes
que nous publions sont empruntés à un volume en préparation.
C'est avec une ardeur et une conviction admirables que le poète
défend a l'art concret » et qu'il fait la guerre aux lieux communs,
à l'idéologie et à la grandiloquence en poésie. Ses articles de
polémique littéraire, très remarqués des lettrés, ont suscité autant
d'enthousiasmes que de colères, — et c'est une constatation qui
vaut les meilleurs éloges. Sans vouloir prendre parti, retenons
seulement ici cette excellente définition : « La poésie est une
manière personnelle de sentir, unie à une manière individuelle
de dire ».
Pour le reste, nous avons dit dans notre étude préliminaire ce
qu'il convient de penser des théories de M. Jean Royère et des
réalisations que ses amis et lui leur ont données.
A VERLAINE
Verlaine, au parc nocturne où te regarde encore
Le fantôme attardé des pâleurs de la lune
S'il te plut d'enchaîner la pénombre sonore
Dont les tristes clartés s'éteignent une à une,
JEAN ROYÈRE 267
Voici l'azur ! Un lys est éclos de l'aurore,
Où, par delà la vie et la mort opportune,
Tu sacres pour la joie humaine qui l'implore
La gloire exorcisée enfin par la fortune.
Rien que le seul amour saccage les allées
Où celles de jadis, toutes, s'en sont allées
Même nouer la chair des nymphes à tes arbres.
Verlaine !...au centre des boulingrins de l'automne
Il pleure un cœur si pur que son bonheur étonne
Le vieux parc déserté des faunes et des marbres.
PIERROT PARLE
La tiède nuit me tend un front pâli d'aurore
D'où tombe sur la mer l'onde d'un ciel léger,
Où les vagues, moutons qui bêlent au berger,
Bombent d'un dos luisant lejour qui les colore.
Pendant qu'à l'horizon passent les tourterelles
De l'aube, moi je panse un cœur martyrisé
Et je nimbe de la lumière d'un baiser
Tout un flot de clartés entrecroisant leurs ailes.
En toi chante la voix native qui me guide
Dans une immense nef vers les tableaux t/i/ Guide,
208 TOUTES LES LYRES
Comme si l'humble azur devenait la cité
Où je m'endormirai quand tu m'auras quitté
Pour parfumer mon cœur de l'encens des ramures !
Plutôt, que je m'en aille à travers les murmures
Musicaux respirer les astres et les fleurs
Et, palpitant aussi du rythme des couleurs,
M'étendre sur la mer comme une immense lyre
Sans confier aux cieux que je ne sais pas lire... !
(Il divague.)
Revenants de l'Azur, brûlure de la neige,
Et la mort plus suave encor que son cortège :
Galaad, Perceval, vous mes frères aînés,
Quête du sang, agneaux du rêve, revenez !
Place au tournoi ! Les chevaliers, entrez en lice,
Avec l'ardente nuit féale pour complice...
Mais des neiges d'antan les preux flocons errants
Dispersent sur nos cœurs des cieux indifférents.
Il nous faut maintenant des amours hors de page
Et même par moments peser sur notre image,
Afin que sur nos toits dans l'ombre ensevelis
Nous fassions la moisson des blanches fleurs de lys.
{Septembre^ 1910 )
Han RYNER
llan Ryner li) a entrepris un vaste cycle de gloses lyriques
et de curieuses paraboles dont l'ensemble constituera une œuvre
d'exégèse d'une absolue nouveauté. Déjà, sous une forme des plus
captivantes, il nous a présenté, en passant ses symboles au crible
lumineux de sa propre clairvoyance, toute la pensée grecque,
égyptienne et chrétienne (2).
Peut-être demain, grâce à cet enchanteur, la pensée védi-
que nous apparaîtra-t-elle, à son tour, ruisselante de clartés, et
vôtuc des couleurs changeantes de la fantaisie ?*...
« La première condition du bonheur, dit Han Ryner dans un
petit livre qui résume sa philosophie. Le Subjectivisme, c'est la
maîtrise de soi... Nul autre que moi ne peut créer mon harmo-
nie. » C'est le « Connais-toi toi-même » de Socrate. On en trouve
de nombreuses paraphrases dans cet admirable livre récent : Le
Cinquième Evangile. (( Le vin véritable n'est point dans les vais-
seaux, mais il est dans la bouche et dans le cœur.. . Où est ton
trésor, là aussi sera ton cœur. Prends donc garde de ne point
mettre ton cœur dans les ténèbres extérieures... Le « règne
de Dieu 0 n'est pas hors de l'homme, mais il est dans l'homme... »
etc. Et dans son discours sur l'Agora, Pyihagore (3) dit aux
Crotoniates : « Il faut que chacun, dans chaque circonstance,
interrr>ge son cœur et qu'il fasse ce que lui dit l'Amour .. N'ou-
bliez pas que les dieux aiment le cœur pur et non les sacririces.
Le cœur pur entend la parole des dieux... » Psychodore (4), de
son côté, affirme : « Bonheur, malheur, vous êtes des formes.
Les Mf)ires nous fournissent la inaticre noble ou vile. Mais nos
(i) Voir la biographie de Han Ryner par Charles Roudon et
son portrait par Lucien Jonas dans le Tome I de Toutes les
Lyres .
{2) Les Voyages de Psychodore^ Les Chrétiens et les Philoso-
phes, Le Cinquième Evangile^ Le Fils du Silence.
(3) Le Fils du Silence.
(4) Personnage inventé par Han Ryner. C'est le héros des
Voyages de Psychodore.
33.
270 TOUTES LES LYRES
âmes, sculpteurs vaillants ou lâches, vous réalisent. » Et il va,
« songeant à la collaboration étrange du destin et de l'âme... »
Mais, ici, un problème surgit, qui déjà a suscité bien des que-
relles. Comment l'âme et le destin peuvent-ils collaborer ? Il
semble que la puissance de l'un détruise nécessairement chez
l'autre toute puissance et toute liberté. « Tu connais hier, dit un
Rétrograde (i) à Psychodore, et tu sais que tu ne peux rien sur
lui... Mais tu ne sais ce que sera demain et ton ignorance peut
lui rêver plusieurs formes, comme elle peut rêver plusieurs for-
mes à une ville lointaine et inconnue. La ville lointaine n'a qu'une
forme, et demain, déjà, a sa forme unique et nécessaire... »
Mais cette théorie aboutit à un désespérant fatalisme. Et admettre
le fatalisme, c'est nier toute possibilité de travail sur soi-même,
c'est reconnaître l'inefficacité de la doctrine que préconise Han
Ryner.
Aussi le philosophe s'en est-il vite aperçu. Il a essayé d'an-
nihiler la toute-puissance du Destin par cette déclaration du
Cinquième Evangile • « Il y a deux éternels : il y a celui qui Est
et il y a celui qui Devient. Il y a notre « Père» qui a tout créé;
mais il est imparfait en puissance ou en bonté, puisqu'il y a du
mal dans le monde et dans les cœurs. Et il y a aussi notre « Fils »,
celui que nous créons par nos bonnes pensées et par notre
amour de la Justice. » Cette idée a'un Dieu que nos aspirations
— libres .^ — aident à s'enfanter se retrouve dans Le Fils du
Silence, sous des formes multiples que synthétise assez ce passage
du Poème de Lysis : « Dieu qui fut Ouranos, qui fut Kronos,
qui est Zeus, sera Zagreus, cœur du monde, cœur qui s'épanouit
en monde. Alors le monde trouvera sa loi en soi, et il détruira la
loi du dehors... »
(i) L'un des personnages fantastiques créés par l'imagina-
tion féconde de Han Ryner. Le Rétrograde est un homme qui,
dans un autre cycle de la vie universelle, mène sa vie à rebours.
Sorti vieillard de l'urne cinéraire, il devient successivement
adulte, adolescent, enfant et fœtus. Il n'a pas la mémoire de son
passé, mais, par contre, il a constamment la vision de son
avenir.
HAN RYNER 27I
D'autre part, Han Ryner, dans Le Subjeciivisme, cherche à
concilier ainsi a déterminisme» et « libre-arbitre» : « Toute ten-
tative de raisonnement contient une affirmation de la liberté...
Ainsi la science, mère du déterminisme , est fille de la liberté...
Pour que j'agisse, il faut que je me croie libre, il faut aussi que
j'espère nécessiter l'avenir, au moins mon avenir intérieur...
Détruire ma croyance au déterminisme, ce serait me supprimer
tout motif d'action et briser le ressort même de ma liberté...
Déterminisme, reste le souverain du mécanisme, de la matière, de
la passivité. Enorgueillis-toi : partout il y a lourdeur et matière.
Humilie-toi : nulle part la matière n'est tout. »
Je crains que le point contestable de la philosophie de Han
Ryner — dont je me hâte, du reste, de citer cette parole : « Les
seules vraies métaphysiques sont celles qui aboutissent à un
monisme » — ne se trouve néanmoins dans certaine tendance à
dissocier le physique et le psychique. Que, théoriquement, on
les sépare pour les besoins de son argumentation, rien, certes, de
plus naturel. Mais Han Ryner me paraît vouloir le faire dans la
pratique même de la vie philosophique. C'est ainsi qu'il déclare :
« Les choses qui ne dépendent pas de nous peuvent diminuer la
liberté de mon corps et de mes mouvements ; elles ne sont pas
des empêchements pour ma volonté... La désobéissance à l'or-
dre injuste ne met en danger que le corps et les ressources maté-
rielles, qui sont au nombre des choses indifférentes (i). Eviter
taim, soif ou froid, les privations qui m'arrachent aux joies de
penser, de rêver, d'aimer, et qui troublent mon rythme naturel,
cela suffit pour que je reste une flamme continûment montante
de bonheur... Ce résultat, comme je l'obtiens à bon marché et
avec de médiocres secours étrangers : un morceau de pain et,
dans ie creux de ma main, quelques gouttes d'eau (2)... », etc.
Pour moi, je pense que le physique et le psychique sont plus
étroitement unis, et qu'ils ont, l'un sur l'autre, une influence
inéluctable. Je ne crois pas que la volonté puisse rester intacte
(i) Petit Manuel individïialiste.
(2) Le Subjeclivisme.
272 TOUTES LES LYRES
dans un corps ébranlé, jusqu'en ses fibres les plus profondes, par
des causes inhérentes ou extérieures.
Je dois, d'ailleurs, m'empresser d'ajouter que Han Ryner n'en-
tend nullement faire acte de prosélytisme. Sa plume ne cesse de
protester contre une pareille supposition. « Que ceux qui vien-
nent derrière nous, dit-il dans son Subjectivistne, se gardent bien
d'obéir à des paroles étrangères... Ma voix a beau crier, par quel
prodige ferait-elle entendre aux autres leur voix intérieure ?... »
Toute l'œuvre du philosophe nous met en garde contre le
danger de vouloir imposer nos idées à ceux qui ne se sont point,
par la méditation, préparés eux-mêmes à les recevoir. Voici son
Psychodore qui « passe sans essayer d'enseigner à ces hommes
la simplicité blessante de la vérité )), car « tous les hommes n'ont
pas des yeux pour toutes choses ». Voici son Pythagore, son Fils
du Silence, qui avoue à ses disciples : « Il est un manque d'art
qui fait du mal avec le bien lui-même... Ne confie point ta lyre
à l'ignorant : ta lyre blesserait ton oieille et peut-être des cordes
se briseraient... Mais sais-tu ce que j'appelle ta lyre ? C'est ton
cœur que j'appelle ta lyre. » Voici le Jésus de son Cinquième
Evangile dont les a paroles d'amour devenaient sur les autres
lèvres des cris de haine et les paroles de paix des clameurs de
guerre », et qui rêve avec mélancolie : « Je serais insensé si j'es-
sayais de changer le cœur de l'araignée et si je lui disais : mange
de l'herbe et des feuilles, pour que tu n'aies plus faim de la
chair des sauterelles et des mouches. »
Bien que Han Ryner se soit laissé solliciter quelque temps par
l'action directe, cette inquiétude de « jeter sur les épaules des
faibles une charge trop lourde » a toujours été en lui. Dans son
premier^roman,' C/z:zir vaincue ( i), il prête déjà, en effet, cet état
d'âme à son principal personnage, a 11 comprenait, dit-il, le
mal que peut faire la pensée... Combien de fois il avait pris
plaisir à scandaliser les faibles, à leur arracher tous leurs appuis:
Dieu, l'immortalité, le libre arbitre ! Combien de fois il avait crié
que les béquilles n'étaient qu'embarrassantes, et, après avoir
(i) 1889.
HAN RYNER 273
jeté les siennes, — pauvre boiteux ! — il avait tenté d'arracher
celles des autres. Il avait été une puissance mauvaise. »
Je m'étonne un peu, après ceci, que Han Ryner ait cru devoir
écrire sa brochure intitulée Contre les T)ogmes. Puisque toutes
les vérités individuelles sont relatives, et que, seule, la Vérité
unique, somme de ses aspects, est absolue, la vérité du charbon-
nier, catholique intégral, vaut mieux, si elle le satisfait, que la
vérité du savant, si celle-ci fait au savant une âme fiévreuse et
trouble. Et, en tout cas, la vérité du savant, appliquée au char-
bonnier, devient bien plus monstrueuse encore que ne le serait la
vérité du charbonnier appliquée au savant. D'ailleurs Han Ryner
lui-même n'a-t-il pas dit dans ses Voyages de Psychodore :
« Peut-être les contes du peuple renferment-ils les vérités les
plus universelles. Les mythes lumineux de Platon et les téné-
breux symboles des mystères disent peut-être les mêmes choses
que les histoires enfantines ou les narrations sacerdotales. »
Néanmoins, qu'on se rassure, la sagesse de Han Ryner n'est
pas hautaine comme une sottise qui porte un masque de science.
Elle est douce et lumineuse comme un bonheur qui sourit. Et elle
se donne sans rien perdre d'elle-même, ainsi qu'un soleil rayonne
sans s'éteindre. « Vos voix, chante-t-elle, se mêlent harmonieu-
sement,/ra/«rntswe et subjectivisme !... Se donner est peut-être
un moyefl de se créer. Se connaître et se réaliser de plus en
plus permet de donner mieux et davantage... (i) »
Et c'est ainsi que se combinent, dans la philosophie de ce sage
moderne, la méthode orientale et la méthode grecque, le chris-
tianisme et le stoïcisme, la parole de Jésus qui dit « aime » et
la parole d'Epictète qui, plus volontiers, dit « sois toi-même ».
Je voudrais pouvoir m'étendre sur la façon dont cette philoso-
phie envisage la question sociale. Inutile de dire que Han Ryner
estime la société une chose mauvaise. Mais, dit-il, « la société
est inévitable comme la mort. » Aussi ne iera-t-il rien ni pour
elle ni contre elle. Pour elle que ferait-il? Les réformes ne font
que changer les noms des abus et laissent subsister ces abus.
(i) Le Subjectivisme.
274 TOUTES LES LYRES
Fera-t-il donc appel au Progrès? Hélas I il sait trop « que les i
progrès matériels ont pour objet d'accroître les besoins artifi-
ciels des uns et le travail des autres (i) », pour se hasarder dans
cette voie. Songera-t-il, alors, à ajouter des articles au Code?
(( O mère, dit Pythagore, si l'un de tes enfants jumeaux est plus
grand que l'autre, est-ce que tu prends un couteau pour le
ramener à la mesure de l'autre? Voilà ce que fait la loi écrite. »
D'ailleurs, la sagesse, qui repousse les morales de maîtres
comme les morales d'esclaves, ne se reconnaît pas le droit
d'édicter des lois (2). Elle se contente de dire à l'homme: « Il
y a des lois non écrites auxquelles la terre obéit, et le blé, et
les cœurs. Efforce-toi de les connaître (3). »
Et contre la société, le philosophe dirigera-t-il quelque tenta-
tive ? Hélas! (( n'est-ce pas assez que les riches fassent du mal
aux pauvres ? Et pourquoi les pauvres feraient-ils du mal aux
riches ?... » Les causes du malaise sont dans le cœur du riche,
et elles sont dans le cœur du pauvre, u L'injustice jetant toute
la nourriture sur un petit nombre de tables, fait que beaucoup
d'hommes meurent de faim et que quelques hommes meurent
de trop manger... Quelques-uns sont possédés par les richesses
qu'ils ont. Mais beaucoup sont possédés par les richesses
qu'ils n'ont pas. Et le désir des seconds, comme l'inquiétude des
premiers, n'est-il pas servitude et géhenne?» (4).
Et maintenant, y a-t-il une solution proposée ?... Bien loin-
taine en tout cas. « Lorsqu'il y a des noces dans un village,
on illumine le village. Mais comment illumine-t-on le village?
Voici : chacun éclaire devant sa maison, de sorte que toutes
les maisons sont éclairées et que la rue est éclairée. Que chacun
allume donc la lumière en son cœur ; et il ne fera plus que des
actions de lumière; et toute la terre sera éclairée... (5) »
II ne reste pas assez de place, dans les limites de celte notice,
(i) Petit Manuel Individualiste.
(2) Voir Vive le Roi, hypothèse en 3 actes.
(3) Le Fils du Silence.
(4) Le Cinquième Evangile.
(5) « ^' ».
HAN RYNER 275
pour donner un exposé détaillé de la métaphysique de Han
Ryner. Je le regrette. Elle côtoie des abîmes. Elle s'y joue avec
sérénité. On ne la suit que frissonnant de fièvre, avec l'angoisse
continuelle du vertige. Mais elle poursuit le jeu de ses démons-
trations avec le calme du Double-Génie disant à Psychodore :
(( Si tu n'es pas capable de comprendre, il n'y a pas de mal à
ce que tu deviennes fou. » Elle nous raconte ses méditations sur
le Temps et sur l'Espace « deux frères jumeaux, fils de l'Immense
et de l'Eternité ». Elle nous dit la largeur et la profondeur du
moment et qu'une minute, coexistant sur tous les points de la
Sphère, est à la fois éternelle dans le Temps et infinie dans
l'Espace. « Il y a un commencement pour la parole qui
déroule les choses ; il n'y a pas de commencement pour les
choses qui s'enroulent. » La création, sur les cercles innombra-
bles de la sphère, est indiscontinue et simultanée. Dieu est père
et fils de soi-même et tous les possibles sont réalisés dans une
coexistence permanente.
Et Han Ryner, célèbre, avec son Pythagore. la divine Monade,
le « Un éternel qui contient l'infini des nombres », et les « nom-
bres coéternels qui disent les diverses puissances de l'Un
infini ». Et il nous initie au mécanisme des vies successives —
successives pour la parole — d'une même âme. Et il nous
fait connaître la légion d'âmes secondaires que notre âme prin-
cipale a sous ses ordres. Et enfin il nous plonge, haletants, dans
le gouffre du mystère, et, devant nos yeux, fait passer, rapide
comme la foudre, la compréhension de l'Eternité.
On dégagerait aussi toute une cosmogonie de son Fils du
Silence. Les énergies créatrices opérant sur une trame prééta-
blie, suivant une loi d'harmonie qu'elles enfantent, et les appa-
rences mouvantes du monde éternel reçoivent, notamment dans
l'Antre aux Sept Replis, le 'Poème Orphique et le Poème de Lysis,
à travers des symboles subtils, l'explication la plus ingénieuse
qu'on se puisse figurer.
Je m'arrête. Aussi bien, je le vois, je ne puis dire que fort peu
de chose de l'œuvre vaste et magnifique de Han Ryner. Il fau-
drait parler de ses romans, si frémissants d'émotion, si tour-
276 TOUTES LES LYRES
mentes de pénétrante psychologie. 11 faudrait parler de son
théâtre, si bouillonnant de pensées. Il faudrait parler de ses dons
d'invention, de la ntîagie de son style — unique dans toute la
littérature actuelle. — Il faudrait parler de l'homme aussi.
L'espace m'est mesuré. Je me contiens donc. Puissé-je au moins
avoir donné à quelques-uns la curiosité de lire ce génial écrivain
qui, à coup sûr, restera une des pures gloires de nos Lettres
françaises.
Bibliographie. — Chair Vaincue, roman (« L'Editeur Parisien»,
1889); Les Chants dii, Divorce^ poèmes (OllendorfF, 1892); La
Paix pour la Vie^ essai, avec Emile Saint-Lanne (Blanc, 1892);
Ce qui meurt^ roman (Fischbacher, 1893); L'Humeur Inquiète^
roman (Dentu, 1894) ; Vie d'Enfant, roman, avec Alphonse Dau-
det (d*, 1894) ; La Folie de Misère^ roman (d*, 1895); Le Mas-
sacre des .4mazo«es, critique (Charnue!, 189g); Le Crime d'obéir^
roman (« La Plume », 1 900) ; Le Soupçon, roman (Chamuel, 1 900) ;
L Homme-Fourmi, roman (« Maison d'Art », 1901) ; La Fille
Manquée, roman (Librairie Française, 1902); Prostitués, critique
(Chamuel, 1903) ; Les Voyages de Psychodore (Chacornac, 1903) ;
Petit Manuel Individualiste (Librairie Française, 1904); Plagiat
Posthume ; Le Peintre Le Marcis; Contre les T>ogvies', Le Sphinx
liouge, roman (Bibl. des Auteurs modernes, 1905) ; Les Chré-
tiens et les Philosophes (Libr. Franc., 1906); Le Subjectivisme
(Gastein-Serge, 1909); Jusqu'à l'âme, drame (« L'Hexagramme »,
1910); Vive le Roi et Les Esclaves, théâtre (Cabinet du Pam-
phlétaire, 1910); Le Cinquième Evangile (Figuière, 1910); Jules
^Renard (d' 19 10); Le Fils du Silence (d\ 191 1).
BONHEUR HAUTAIN
Ma jeunesse blessée rêvait comme un vieillard
Elle croyait, l'été, les conseils des ruisseaux
Et se couchait au bord de murmurantes eaux :
HAN RYNEH
277
L'hiver, elle hantait, Provence, tes (( cagnards »,
Tes doux coins abrités du vent, et que font chauds
Les obliques rayons recherchés du lézard ;
Mes rêves s'étendaient sur des lits de repos.
Ils voulaient autour d'eux le silence des voix.
La berceuse indolente des eaux ou des bois
Elle-même irritait ma tenace blessure.
L'homme, de son poison, corrompait la nature ;
Devant mes yeux tout dressait la ville lointaine ;
Je reprochais aux vents une voix trop humaine
Et d'être la huée qui poursuivait ma peine;
L'insecte sur la fleur bourdonnait une injure,
Et les pleurs innocents que versent les fontaines
Faisaient couler en moi le souvenir de pleurs
Qui brûlaient — et de pleurs qui étaient des menteurs.
Ah! sans trouver jamais nulle part un refuge,
Mon âme se fuyait comme on fuit un déluge.
Mon rêve m'enlevait au sommet des montagnes
Ou me perdait parmi quelque vaste campagne ;
Mon rêve était la barque au milieu de la mer.
Mais partout j'emportais au profond de ma chair,
Au profond de mon cœur, au profond de mon âme,
L'odieux souvenir aigu comme le fer,
Mordant comme des crocs, brûlant comme la flamme.
En vain je faisais taire autour de moi la vie :
Elle hurlait plus fort, vieille et neuve, en mon âme ;
278 TOUTES LES LYRES
Dans aujourd'hui muet j'entendais mieux hier,
Hier, pauvre blessé qui toujours pleure ou crie.
Mon rêve de repos me penchait sur la mort :
Je reculais, tremblant de peur et d'ignorance,
Tremblant de retrouver ma fidèle souffrance
Dans la tombe, ce lit où peut-être l'on dort
D'un sommeil si léger que l'on y sent encor.
Mes rêves avaient soif et ne trouvaient point d'eau
Mes rêves, pauvre fuite lasse de troupeau...
Tu es un passé mort, ô jeunesse servile,
Cheval qui ne savait renverser l'amazone.
Tu es le passé mort, ma jeunesse stérile ;
Je suis entré riant au jardin de l'automne,
Et j'entends le conseil du grand arbre immobile.
J'ai mis mon cœur rugueux sur moi comme une écorce
Et je me tiens debout dans l'orgueil de ma force.
Je ne frémirais point aux rires de l'orage;
Je demeurerais calme, ô vents, parmi vos rages.
Lumière du soleil ou de l'éclair, qu'importe?...
La foudre me tuerait sans émouvoir mon âme.
Mais le destin moqueur et lâche ne m'apporte
Nul des malheurs hautains qui seraient à ma taille :
HAN RYNER
379
Je ne suis point brûlé par de soudaines flammes,
Je ne sens point sur moi la hache qui entaille.
Le destin a muré mon jardin, et ma porte
Est fermée. Sans doute, nul ne viendra l'ouvrir ;
Les nobles fruits que j'offre aux soifs de l'avenir
Tomberont sur le sol pour lentement pourrir:
L'ignorance de tous me fait pour tous stérile...
Dans le vide j'étends, heureux, mes bras fertiles.
Albert SAINT-PAUL
Né à Toulouse en 1865, M. Albert Saint-Paul appamint, dès
la première série, aux Ecrits pour l'Art; puis collabora à la
Wallonie^ à la Vogue, à V Ermitage, à la Tlume.
C'est en 1887 Qu'il connut Stéphane Mallarmé dont il fut, avec
Henri de Régnier, Francis Vielé-Griffin, Albert Mockel, A. -Fer-
dinand Herold, André Fontainas, un des hôtes assidus de ces
premiers mardis où les rares admis eurent alors l'inestimable joie
d'entendre Villiers de ITsIe-Adam jouer, plus qu'il ne les contait,
un de ces récits inventés sur l'heure et qu'il appelait, avec mo-
destie ou ironie, on ne sait, des ana.
En 1889, il publiait Scènes de Bal chez Deman, à Bruxelles, en
une édition de grand luxe, tirée à quelques exemplaires seule-
ment, tous sur Japon et sous une immaculée couverture de feutre
blanc timbré d'or.
Voici comment Emile Verhaeren annonça ce petit volume dans
L'Art moderne :
(( La note si personnelle de ses poèmes excuse Albert Saint-
Paul de s'attarder parmi ces fleurs d'anciens printemps et ces
allées d'anciens automnes. Il renouvelle le décor et les person-
nages : il laisse Pierrot assez tranquille; Arlequin également, et
Mezzetin aussi. Ils n'apparaissent même pas. II ne les délaie pas
en monologues. Colombine, Zerline ? inconnues.
» C'est plutôt la foule élégante, la foule de marquis et de
duchesses, — foule est un bien vilain mot, ici, — évoluant ano-
nymement en un parc, enorgueilli d'un château, qu'Albert Saint-
Paul fait vivre. Et ce sont des scènes, non pas de bal seulement,
comme le professe le titre, mais de chasses, de gondoles sur
l'eau, de rendes d'enfants. Et les bonnes déesses : Pomone, Cérès.
Au résumé, c'est un XVIII» siècle exclusivement français, sans
mélange italien, un XVIII» siècle non pas de tréteaux, mais de
parcs et de Trianons, plus réel et moins fantaisiste. Cette poésie
se sert de la vérité nette comme tremplin et bondit bien en l'air,
tandis qu'il était d'obligation, après les Fêtes galantes de Ver-
laine, de trouver le point de départ chez les funambules, de les
ALBERT SAINT-PAUL 28 î
déshabiller d'abord de leurs oripeaux pour les vêtir en marquis
et les mener ainsi en barques vers les Cythères lointaines.
» Et néanmoins, comme rêveurs quand même et vaporeux ces
boulingrins, ces « ogivales allées », ces déesses en marbre blanc
et ces eaux plates d'étangs infinis: poésie en allée en souvenirs,
paysages tout entiers fondus en horizons, friselis de vent fugace
et chanteur en des flûtes d'échos.
» La pièce la plus exquise, certes, c'est celle des jets d'eau et
des rondes :
Panaches perlés, gerbes, ont jailli les jets d'eau joyeux.
Et jaillissent lourds d'écumeux pompons, — gerbes cajoleuses.
» L'alexandrin y est franchi et pourtant tout heurt d'oreille est
évité, si bien qu'on se sent, du premier coup, familier de cette
cadence rare et neuve. »
De son côté, Stéphane Mallarmé, qui pourtant ne prenait pas
souvent la plume du critique, écrivit sur ces Scènes de Bal ;
« A quel point la sensation musicale se confond avec la joie
devoir, je ne le soupçonnais qu'à peine, moi dont c'est le rêve...
Ce coloris fondu en chant tout le temps, et sans plus une touche
à cOté qu'une note fausse, leur accord continuant, sûr et intime,
marquent l'état poétique le plus rare, et font de Scènes de Bal un
bijou de l'heure et, vraiment, parmi tout ce que j'ai lu, ce m'est
un besoin de le crier ».
En 1891, Albert Saint-Paul fit paraître chez Vanier, Pétales
de Nacre.
(( Un écho de fêtes galantes prolongé sous un ciel d'Orient,
a dit Henri de Régnier, anime cette suite de poèmes gracieux et
maniérés, ouvragés comme des laques de prix ou coloriés comme
de belles étoffes qui chatoient et se nuancent. La langue en est
délicate et le rythme subtil et ingénieux, et chacune des visions
brèves, chansons d'amour, paysage fugace et minutieux, procure
un instant de songerie où scintillent les pointes des grands
roseaux des fleuves, les perles des jets d'eau, les facettes de
quelques pierreries, entrevues comme au travers d'un battement
d'éventail. »
24.
282 TOUTES LES LYRES
Depuis, ce poète n'a donné que de temps en tenmps quelques
vers à des revues, paraissant ainsi s'appliquer à justifier ce
distique que Stéphane Mallarmé inscrivit sur la feuille de garde,
en lui offrant une édition rare de V Après-midi d'un Faune :
Saint-Paul, non plus que toi, Faune,
Ne file des airs à l'aune.
Il collabore aujourd'hui au Siècle, à VAction^ au Voltaire, où
il fait notamment la critique des livres de vers.
Comme critique, M. Albert Saint-Paul estime que « l'effort
tenté pour se séparer du récit et de la description qui avilissaient
la poésie parnassienne a été rigoureusement nécessaire. Mais,
arrivé au simple jeu harmonique du verbe, on a dû revenir un
peu en arrière et préciser davantage dans le sens plastique ; c'est-
à-dire que, n'ayant plus à craindre une application immédiate
du mot à l'objet, qui est le fait prosaïque, on a justement donné
plus de corps et de relief à la mélodie du sentiment.»
Quant à la technique du vers, s'il admet toute liberté dans le
nombre, il soutient qu'il existe une limite dans la mesure. Mais
le plus grand vers possible n'est pas pour lui le vers duodéca-
syllabique, ou alexandrin traditionnel et empirique : c'est le
sextodécasyllabe, ou vers de seize pieds.
A son avis, la prosodie française doit être divisée en vers sim-
ples et en vers composés. Les vers simples sont les vers aux-
quels on ne peut pas reconnaître une césure fixe. Ils comptent
jusqu'à huit pieds. Au delà de l'octosyllabe tout vers est
composé.
Le principe du vers composé est le goût ; c'est-à-dire, que le
sens musical du poète peut seul en régler l'harmonie des brisures.
Ainsi, l'alexandrin, d'abord a composé » de deux vers de six
pieds, s'est ensuite prêté à toutes les brisures harmoniques qu'on
a sollicitées de sa souplesse, en même temps que l'expression
poétique devenait plus musicale. Il est donc un parfait exemple de
la malléabilité des « vers composés ».
En vertu de ce principe aucune raison n'empêcherait, suivant
M. Albert Saint-Paul, de composer un vers sextodécasylla-
ALBERT SAINT-PAUL 283
bique, ou de seize pieds, qui serait mathématiquement rextième
limite de la mesure prosodique des vers français,
M. A. Saint- Paul compte rééditer prochainement ses poè-
mes, augmentés de nombreux vers inédits, sous ce titre :
L'Echarpe d'Iris.
LA LEGENDE DES AMAZONES
Sur le Thermodon le dernier soleil de l'hiver a lui,
Et le ciel bleuit ; aux cimesdes monts les neiges ont fui.
Un renouveau tendre et frais de parfums fleurit les
[collines,
Et par la campagne, au libre galop d'indomptés che-
[vaux,
Courent guerroyer, tourmentant l'éveil des matins
[nouveaux,
Sauvages de joie et toutes hurlant, les vierges félines.
Elles arquent l'arc, le torse cambré sur le dos fumant
Des bêtes, qui vont à travers les champs volontaire-
[ment ;
Et de leur poitrine, où plus ne seront les rondeurs
[jumelles,
La flèche avec force écarte les bras minces et nerveux,
Tandis que du casque, en le vent épars, les frêles
[cheveux
S'envolent pareils aux crins des coursiers entraînés
[comme elles.
284 TOUTES LES LYRES
En longs tourbillons soulevant les flots du sable vermeil ,
La troupe lancée à travers les champs se dore au soleil.
Lessabotspiaffeursdeses étalons franchissent les zones
Du royaume où l'homme au somme d'amour jamais
[n'est admis;
Et chez l'étranger venant se livrer aux bras ennemis,
Enfin la fatigue abat leurs chevaux, — et les amazones.
Voici la saison brillante où, plus clairs, chantent les
[matins.
Un jeune printemps sème à pleines mains des fleurs
[aux chemins.
Les frissons puissants d'amoureux désirs font faiblir
[leurs âmes,
Et, livrant le fier torse monstrueux duseindroit absent,
Les vierges de guerre au loin de leur terre, avec le passant
Vont brutalement pour des lendemains féconds être
[femmes.
En longs tourbillons soulevant les flots du sable vermeil,
La troupe revient à travers les champs cuivrés de soleil.
Un soir de mystère éteint doucement l'éclat des clai-
[rières;
Et tu crois entendre, au delà des monts où Séléné luit,
O Penthésilée, à l'hymne du vent et de tes guerrières.
Se mêler la voix du Fils de Thétis qu'argenté la nuit.
ALBERT SAINT-PAUI- 285
PAYSAGE
.es marabouts, le bec penché au bord du lac,
semblent considérer la turbulente image
)e la lune effarée à travers les nuages.
.a salangane brise un vol sûr en zigzags.
)ans les jardins, du haut des noueuses ramures,
Quelques paons laissent pendre leurs queues comme
[des chevelures.
Les cigognes, graves nigaudes,
Qu'écoutent-elles >
Les cascatelles.
Ou les rainettes d'émeraude?
5ur la mousse velue un rocailleux crapaud
5'étale, lourdement béat, tel qu'un magot.
Il des ibis, mêlés aux roseaux de la rive,
Regardent le bouquet de leur songe fleurir,
5ans voir au ciel le gong de lune que poursuivent
)cs bonzes nuageux qui le veulent férir.
Cécile SAUVAGE
Nous empruntons à M"^ Alice Berthet la biographie-critique
qu'on va lire :
« Cécile Sauvage, née à la Roche-sur-Yon, a passé sa jeunesse
à Digne et à Avignon. Elle était alors
...l'enfant qui courait sur les pentes
Où les sentiers poussaient des touffes de soleil.
» Attentive aux mille menus détails de la vie intime, aux puéri-
lités exquises de la famille et de la Nature, elle paraît avoir con-
servé de son enfance un souvenir enchanteur;
J'ai caressé longtemps
Une feuille séchée
Dans un livre d'enfant,
Une fleur effacée,
Un modeste ruban
Qui retenait mes tresses...
O lointaines tendresses !
» Ses premiers vers, publiés dans diverses revues (Mercure de
France^ La Nouvelle Revue, Le Censeur, Le Feu, Les Poèmes, La
lievue Foréiienne, La Revue du cMidi, etc.), puis réunies en un
volume: Tandis que la terre tourne (Mercure de France, 1910),
frappent tout de suite le lecteur par leur fraîcheur juvénile. Ils
semblent naître du sol avec les plantes, jaillir des rochers avec
les sources. On n'y sent ni l'école ni même lalecture. Cependant
nos cerveaux saturés de souvenirs littéraires trouvent toujours
des rapprochements à faire, même lorsque l'œuvre paraît le plus
neuve, le plus spontanée. Cette poésie donc évoque tantôt
Théocrite et Chénier par la simplicité agreste, fruste, parfois un
peu crue, des expressions et des images.
On entendra le char s'engluer dans l'ornière...
... Et sous les marronniers tomber mat les marrons
Quand, pareille au verdier, la touffe de prairie
S'ébourifle et s'égoutte après un temps de pluie...
... Quand le soir, ramenant la lune par la corne, . .
CÉCILE SAUVAGE 287
tantôt, lorsque ces images se multiplient, se subtilisent et s'en-
chevêtrent, la grâce trop ornée, la fantaisie un peu mièvre des
poètes et artistes de la Renaissance:
Les fèves ont des pucerons,
Mais, dans leurs gousses pelucheuses,
Le grain qui dort est potelé...
Dans sa gorge un oiseau fait trépigner des perles...
» Mais toute une partie de ce livre, « l'âme en bourgeon » révé-
lait vraiment quelque chose de nouveau, ouvrait une voie nouvelle
à la poésie féminine. « Un peu d'éternel, a dit Han Ryner, a été
découvert et exprimé ici pour la première fois, n Cécile Sauvage
a eu l'audace charmante de chanter les joies de la maternité, joies
faites d'inquiétude, de sacrifice et d'orgueil, et qui commencent
pour la mère bien longtemps avant la naissance de l'enfant. Elle
s'entretient avec celui qui s'agite dans son sein, elle vit avec lui
dans une communion tellement intime qu'elle en oublie sa per-
sonnalité. « Je suis toi » dit-elle. Elle se sent grandie, ennoblie,
puissante :
Parce que je tiens dans mon tlanc
Sur un coussin de primevères
Le bourgeon d'homme somnolent
Qu'ont nourri mes forces premières.
» Une « belle sensualité animale », suivant l'expression de
M. Jean de Gourmont {éMuses d'aujourd'hui), une intensité de vie
saine et robuste émanaient de ce livre. Pourtant un observateur
exercé, ou mieux une âme sœur, auraient deviné, sous cette grâce
rieuse, un cœur de femme, profond, vibrant et peut-être
inquiet :
J'eus l'air de chanter l'allégresse...
Mais au fond de l'eau transparente
Une âme tendre eût vu mes yeux
Pleurer sous le réseau des plantes
Dans le reflet lointain des cieux.
» Déjà l'auteur de Tandis que la terre tourne s'afflige de n'être
qu'une toute petite chose dans l'univers :
TOUTES LES LYKES
je suis un monde obscur que nul autre n'écoute.
» Et cette solitude effarante de l'âme sera le sujet d'un nouveau
grand poème encore inédit : (Mélancolie.
)) Les quelques taches que nous indiquions dans l'œuvre de la
première jeunesse ont disparu ici. Le poète est plus sûr de sa
forme, néglige moins ses rimes, bien que ne s'asservissant pas à
une prosodie rigide, et ne reculant jamais devant une hardiesse
lorsque le sentiment la réclame. Surtout il y a maintenant plus
de suite et d'unité dans la composition. La muse de Cécile Sau-
vage, jeune nymphe folâtre et un peu désordonnée, est devenue
grave et sobre dans sa mise. L'heure n'est plus aux gambades
capricieuses à travers les jardins et les champs ensoleillés du
Midi. C'est dans les forêts d'Auvergne, le long des eaux, parmi
les fougères aux feuilles de dentelle, que Cécile Sauvage promène
désormais son rêve. Et les fougères, l'eau, la lune, sont autant
de leit-motivs qui, par leur retour et leurs modulations, indiquent
les phases successives de cette mélancolie, d'abord douloureuse,
puis graduellement apaisée, et enfin éclairée presque d'un sou-
rire. L'âme souffrante chante, non pour exhaler sa plainte, car
elle demeure fière et forte, elle brave la destinée en s'appuyant
(( sur le bras de sa propre misère », et ne livre pas son secret :
Parfois, d'un aveu qui s'élance
J'ai crié combien j'étais lasse,
Puis j'ai compris que le silence
Avait plus de poids dans l'Espace...
mais elle chante pour endormir sa souffrance et en même temps
celle des autres âmes blessées. Car Cécile Sauvage n'oublie
jamais sa parenté, non seulement avec la grande famille humaine,
mais avec tous les êtres et les choses. Et c'est précisément dans
cette fraternité qui l'unit aux esprits élémentaires qu'elle trouve
le calme et la résignation :
J'aurai trouvé l'apaisement
En imitant l'arbre immobile...
CÉCILE SAUVAGE 289
» Elle ne veut plus connaître l'angoisse de l'aspiration vers
l'inaccessible, de l'oiseuse recherche du mystère ; elle accepte
d'être une seule palpitation de la Vie universelle, de « taire sim-
plement son devoir deau courante », de jetei-, pauvre petite
sphère ignorée, un bref scintillement dans l'océan de la lumière
cosmique. Bien plus, elle monte u au dessus du bonheur », elle
devient elle-même l'espace:
Je suis l'Espace triste où tourne l'hirondelle
Et je ne comprends plus le cri des chairs mortelles.
» Mais elle continuera à flotter « sereine et répandue », se distri*
buant, telle une douce atmosphère, à tous ceux qui appellent à
eux la Nature consolatrice :
O mon âme, ô mon chant léger,
Tu flotteras sur la colline
Pour la tristesse du berger
Dans l'ombre fine...
» Ainsi Cécile Sauvage est vraiment une novatrice. Dédaignant
d'enrlore exclusivement son inspiration, comme font la plupart
des femmes-poètes, dans la poésie personnelle, elle la laisse
éployer ses ailes dans les vastes domaines de la métaphysique,
sans pour cela cesser d'être bien femme par le raffinement de la
tristesse et l'exquisité du sentiment. »
ENFANT. PALE EMBRYON...
Enfant, pâle embryon, toi qui dors dans les eaux
Comme un petit dieu mort dans un cercueil de verre,
Tu goûtes maintenant l'existence légère
Du poisson qui somnole au-dessous des roseaux.
35
290 TOUTES LES LYRES
Tu vis comme la plante, et ton inconscience
Est un lis entr'ouvert qui n'a que sa candeur
Et qui ne sait pas même à quelle profondeur
Dans le sein de la terre il puise sa substance.
Douce fleur sans abeille et sans rosée au front,
Ma sève te parcourt et te prête son âme ;
Cependant l'étendue avare te réclame
Et te fait tressaillir dans mon petit giron.
Tu ne sais pas combien ta chair a mis de fibres
Dans le sol maternel et jeune de ma chair
Et jamais ton regard que je pressens si clair
N'apprendra ce mystère innocent dans les livres.
Qui peut dire comment je te serre de près >
Tu m'appartiens ainsi que l'aurore à la plaine,
Autour de toi ma vie est une chaude laine
Où tes membres frileux poussent dans le secret.
Je suis autour de toi comme l'amande verte
Qui ferme son écrinsur l'amandon laiteux,
Comme la cosse molle aux replis cotonneux
Dont la graine enfantine et soyeuse est couverte.
La larme qui me monte aux yeux, tu la connais,
Elle a le goût profond de mon sang sur tes lèvres,
Tu sais quelles ferveurs, quelles brûlantes fièvres
Déchaînent dans ma veine un torrent acharné.
CÉCILE SAUVAGE 291
Je vois tes bras monter jusqu'à ma nuit obscure
Comme pour caresser ce que j'ai d'ignoré,
Ce point si douloureux où l'être resserré
Sent qu'il est étranger à toute la nature.
Ecoute, maintenant que tu m'entends encor,
Imprime dans mon sein ta bouche puérile,
Réponds à mon amour avec ta chair docile :
Quel autre enlacement me paraîtra plus fort ?
Les jours que je vivrai isolée et sans flamme,
Quand tu seras un homme et moins vivant pour moi,
Je reverrai les temps où j'étais avec toi,
Lorsque nous étions deux à jouer dans mon âme.
Car nous jouons parfois. Je te donne mon cœur
Comme un joyau vibrant qui contient des chimères,
Je te donne mes yeux où des images claires
Rament languissamment sur un lac de fraîcheur.
Ce sont des cygnes d'or qui semblent des navires,
Des nymphes de la nuit qui se posent sur l'eau ;
La lune sur leur front incline son chapeau
Et ce n'est que pour toi qu'elles ont des sourires.
Aussi, quand tu feras plus tard tes premiers pas,
La rose, le soleil, l'arbre, la tourterelle
Auront pour le regard de ta grâce nouvelle
Des gestes familiers que tu reconnaîtras.
292 TOUTES LES LYRES
Mais tu ne sauras plus sur quelles blondes rives
De gros poissons d'argent t'apportaient des anneaux,
Ni sur quelle prairie intime des agneaux
Faisaient bondir l'ardeur de leurs pattes naïves.
Car jamais plus mon cœur qui parle avec le tien
Cette langue muette et chaude des pensées
Ne pourra renouer l'étreinte délacée.
L'aurore ne sait pas de quelle ombre elle vient.
Non, tu ne sauras pas quelle Vénus candide
Déposa dans ton sang la flamme du baiser,
L'angoisse du mystère où l'art va se briser
Et ce goût de nourrir un désespoir timide.
Tu ne sauras plus rien de moi, le jour fatal
Où tu t'élanceras dans l'existence rude,
O mon petit miroir qui voit ma solitude
Se pencher, anxieuse, au bord de ton cristal.
Tandis que la Terre tourne:
« L'Ame en Bourgeon ».
LE SOIR. AU SOLEIL...
Le soir, au soleil, je m'assieds
Devant ma porte ;
Le jardin des arbres fruitiers,
La brise forte
CÉCILE SAUVACE 293
Soufflent jusqu'à moi la rumeur
Des tièdes feuilles,
Sans que mon immobile cœur
En lui l'accueille.
Je devine les coteaux mous
Qui se prolongent.
Sur l'étoffe de mes genoux
Mes mains s'allongent,
Et je m'abîme a regarder
Ces deux mains frêles,
Comme si mon corps tout entier
Etait en elles.
{Mélancolie).
LE CALME S'EST COUCHE...
Le calme s'est couché sur la terre apaisée :
Il a saisi mon front, il a glacé mes yeux
D'une moiteur d'argent pareille à la rosée.
Et m'étend comme un pré sous un ciel vaporeux.
Les monts pleins de sommeil dorment dans les nuages ;
Le soleil descendu sur l'étang de clarté
Comme un pâle jeune homme écartant le feuillage
Incline son ennui sur sa propre beauté.
Je ne sais plus pleurer, je ne sais plus sourire.
xMon être s'est vidé du cœur et de l'émoi,
Le niveau de la mer où ma sagesse aspire
Met sa ligne impassible et sa largeur en moi.
{Mélancolie)
294 TOUTES LES LYRES
VA, MON AME...
Va, mon âme, promène toi
Dans la nuit verte des ramures ;
Nul n'écoutera mieux ta voix
Que le silence et la nature.
Nul ne pleurera mieux sur toi
Que le murmure du feuillage
Et que les larmes de l'orage
Qui s'égoutte aux branches des bois
{Mélancolie).
QUAND JE ME SUJS LEVÉE...
Quand je me suis levée avec le petit jour,
Au coin de la vitre bleutée
La lune toute ronde et d'un pâle velours
Penchait sa figure effacée.
La brume caressait les arbres du lointain
Dans son eau tranquille et brouillée;
Du fond de l'horizon une hirondelle vint
Reconnaître l'aube mouillée.
Elle glissa. Le givre avait blanchi les prés,
Et, toute mon âme saisie,
J'écoutais sous le ciel le murmure ignoré
D'une flottante mélodie.
(Mélancolie.)
EDOUARD SCHURÉ
Edouard SCHURÉ
Lorsque je vins à Paris pour la première fois, j'avais une idée
en tête (i), un livre clans ma poche, et dans l'âme une invrai-
semblable ingénuité ! Le livre venait de paraître (2), et quel-
ques-uns se souviennent peut-être qu'il suscita, parmi la jeune
génération, bien des enthousiasmes et des colères. Un critique
belge (3) alla jusqu'à formuler ce jugement, que je m'excuse au-
près de lui de trouver assez outré — j'allais dire assez extravagant :
a C'est une Œuvre qui n'a de comparable qu'elle-même, une de
ces créations si parfaites qu'on n'en trouve pas deux dans un
même siècle ». Mais d'autres m'accusèrent d'avoir pillé Platon,
Emerson {4), Nietzsche (!.^), Maeterlinck, Bergson... et Edouard
Schuré. Mon Dieu, aujourd'hui, ces temps sont loin, et je puis
bien avouer que j'ignorais alors profondément ces illustres
Maîtres. Je le confesse, — et cela ne me déshonorera qu'auprès
des sots, — j'étais un humble petit employé perdu dans ma pro-
vince, et je n'avais presque absolument rien lu, n'ayant point
d'argent pour acheter des livres. Bref, de doctes confrères
s'émurent. L'un d'eux me fit mander pour savoir exactement à
quoi je prétendais. Il me parla des Boghavadas, des théories
Zoroastriennes, de l'Ecole d'Alexandrie, des Occultistes, des
Casuistes, des Mystiques, des rythmes égyptiens, chaldéens,
hindous, chinois, toscans, et des Sciences de tous les temps, et
de beaucoup d'autres choses encore. Ma confusion était telle,
que j'aurais voulu être à deux cents pieds sous terre. Mon inter-
locuteur n'eut pas de peine à se convaincre de mon ignorance à
peu près complète en matière philosophique, car j'étais bien trop
(i) Il ne s'agissait de rien moins que de régénérer le monde
par l'enthousiasme impulsionniste.
(2) La Physiologie Morale du 'Poète.
(3) M. Emile Dantinne, dans Le Drapeau.
(4) A noter que les pages d'Emerson sur « Le Poète » ne
sont venues en France, dans la traduction de M. I. Will, que
deux ans après la parution de mon livre.
igÔ TOUTES LES LYRES
naïf pour dissimuler, a Mon ami, me dit-il alors, avant de faire
oeuvre de théoricien, il importe de se consacrer durant de longues
années (ce cher confrère pouvait avoir un ou deux ans de plus
que moi qui en avais vingt-cinq) à l'étude des philosophes et des
expérimentateurs. Vous n'avez absolument rien a inventé »,
croyez- moi : il n'est pas une ligne de votre livre qui ne se trou-
vât déjà dans Edouard Schuré... »
Ce fut pour moi comme un coup de massue. Ce Belphégor de
bibliothèque pensait bien que je ne m'en relèverais jamais. Mais,
deux heures après, une superbe fureur fit place à mon sombre
abattement, — et c'est ainsi que je connus les beaux livres de
M. Schuré.
Je n'ai pas besoin de dire que j'avais été victime de la mauvaise
foi d'un banal envieux. Entre mes essais timides et l'œuvre très
diverse, très complexe et très vaste d'Edouard Schuré, je ne
découvris que quelques points communs, auxquels l'auteur
des Grands Initiés n''avait aucunement cru devoir donner le
développement systématique que je leur avais trouvé. « L'Ame,
dit le philosophe, est la seule, la divine réalité ; elle est la clef
de l'Univers... L'initiation intérieure peut seule donner la vérité
centrale... La psychologie expérimentale, appuyée sur la phy-
siologie, conduit jusqu'au seuil d'un autre monde où, sans que
les analogies cessent, régnent des lois nouvelles... Les grands
sages, les vrais prophètes ont tous plus ou moins possédé la
vérité ésotérique... Il s'agit, pour la régénération intellectuelle
de l'homme, d'asseoir sur leurs bases indestructibles les vérités
centrales... Les Archétypes qui préexistent dans l'Eternel sont
les sceaux indispensables par lesquels les Forces-Mères de
l'Invisible s'impriment dans le Visible... » Loyalement, voilà
tout ce que je pus rapprocher de l'expression première de ma
pensée, dans l'œuvre du grand exégète des religions. C'est peu
et c'est beaucoup (car ce sont là des déclarations de principe) —
et cela a suffi à me faire saluer en M. Schuré le Chef de l'Idéa-
lisme moderne et à établir une sympathie sincère entre le Maître
incontesté et le disciple involontaire.
Je l'ai dit, le talent de M. Edouard Schuré est très complexe.
EDOUARD SCHURÉ 297
11 a donné naissance à des livres d'histoire religieuse ou littéraire,
des livres de critique, des romans, des poèmes, des œuvres
dramatiques. Mais tous ces ouvrages sont reliés entre eux par un
même lien philosophique et dominés par une foi vive en la
doctrine ésotérique, en une théosophie que l'auteur a baptisée
du nom de « monisme intellectuel » ou « spiritualisme évolutif
et transcendant ».
M. Schuré croit que « la gnose ou la mystique rationnelle de
tous les temps est l'art de trouver Dieu en soi. en développant
les profondeurs occultes, les facultés latentes de la conscience.
L'âme humaine, l'individualité est immortelle par essence. Son
développement a lieu sur un plan tour à tour descendant et
ascendant, par des existences alternativement spirituelles et
corporelles. La réincarnation est la loi de son évolution. Parve-
nue à sa perfection, elle y échappe et retourne à l'Esprit pur, à
Dieu, dans la plénitude de sa conscience... »
Telle est, du moins, une des idées qui se sont dégagées pour
lui de l'audacieuse incursion qu'il fit, à travers les âges et à
travers les races, dans les profondeurs mystérieuses de la Vérité
primordiale. C'est un monument impérissable, à coup sûr, que
son histoire secrète des religions, édifiée en deux livres dont la
portée restera immense : les Sanctuaires d'Orient et surtout Les
Grands Initiés. Le philosophe nous y donne la révélation des
merveilleuses cosmogonies antiques et nous initie aux « Mys-
tères », si troublants et si lourds de signification, derrière leurs
symboles ténébreux et leurs bizarreries rituelles.
Ce que M. Ed. Schuré est parvenu à établir, au cours de ces
pages brûlantes du feu sacré, c'est l'unité des essences reli-
gieuses et leur parfaite continuité. Il est facile, grâce à lui, de
se rendre compte de l'étroite parenté des mythes et de constater
que si l'esprit religieux se renouvelle constamment, c'est tou-
jours, quant au fond, sans se modifier. Et on en vient ainsi à
conclure que le Passé et l'Avenir sont en corrélation intime et
que les émanations psychiques du futur et de l'aujourd'hui se
repercutent en ondes alternantes dans la pérennité du temps.
L'auteur des Grands Initiés n'a pu s'empêcher, en écrivant ce
298 TOUTES LES LYRES
livre, de regretter l'époque où la Science et la Religion étaient
sœurs jumelles, où « la méthode inductive et la méthode expé-
rimentale se combinaient et se contrôlaient l'une par l'autre ».
L'antinomie prétendue irréductible entre ces deux grandes
forces morales est, en effet, un mal tout moderne, et d'ailleurs
assez surprenant. Le rationalisme scientifique, le matérialisme
épais de la science officielle, prétend nier le moteur du monde
physique ; l'absolutisme religieux, à son tour, voudrait opposer
le dogme aux mouvements organiques, quand il est si facile de
montrer qu'il s'y adapte parfaitement. M. Edouard Schuré a
rêvé de réconcilier ces potentats intransigeants. Il faut, certes,
souhaiter qu'il y réussisse, ou que d'autres y réussissent après
lui.
Je ne crois pas nécessaire d'insister beaucoup sur l'influence
qu'eurent s»r la vie et la vocation du philosophe spiritualiste
ces deux êtres exceptionnels : Richard Wagner et Marguerite
Albana Mignaty. L'on a souvent rapporté ces choses. M. Schuré
lui-même a dit l'impression inoubliable que produisirent sur
son esprit la représentation de Tristan et Iseult, puis sa pre-
mière visite à Wagner, et le désir vivace qui lui resta d'exprimer
à son tour l'inexprimable. Il a dit aussi comment Marguerite
Albana fut pour lui a l'Eveilleuse du Dieu inconnu, celle qui
nous montre noire Idéal, en ouvrant les arcanes profonds de
l'Ame », et comment elle lui inspira Les Grands Initiés.
Je me contenterai de compléter succinctement cette notice par
quelques détails biographiques. M. Edouard Schuré est né le
21 janvier 1841, d'une famille protestante, à Strasbourg. Il fit
ses études au Gymnase de cette ville; et, lorsqu'il eut conquis
son titre de licencié en droit, il se fixa à Paris. En 1868, il pu-
bliait son premier livre, Histoire du Lied, ou la Chanson populaire
en Allemagne, précédée d'un essai sur le réveil de la poésie
populaire en France (Perrin, édit.). En avril 1869, sur la recom-
mandation de Sainte-Beuve, il faisait ses débuts à la 'Ti.evue des
Deux-Mondes, avec une étude sur Wagner. Deux ans après, il
donnait chez Richard, à Genève, une brochure sur L'Alsace et les
prétentions prussiennes, et faisait le voyage en Italie qui lui valut
EDOUARD SCHURÉ 299
sa rencontre avec Margueriie Albana. Puis, en 1875, parut, ^n
deux volumes, Le Drame Musical (l. La Musique et la Poésie
dans leur développement historique. — II. Richard Wagner, son
œuvre et son idée. — Fischbacher, édit. — Réunis depuis en i vol.,
chez Perrin). L'année suivante donnait le jour aux Chants de la
Montagne, poésies (Fischbacher) ; l'année 1884 à La Légende
de l'Alsace (Charpentier); l'année 1889 aux Grands Initiés
(Perrin), avec une introduction sur La Doctrine Esotérique
(reconstitution de la vie et de la doctrine de Rama, Krishna,
Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore, Platon et Jésus), et l'an-
née 1892 aux Grandes Légendes de France, étude psycho-
logique du folklore (Perrin).
En 1892 et 1893, M. Edouard Schuré fit un voyage en Egypte,
en Palestine et en Grèce, d'où il rapporta les impressions et les
documents qui devaient lui permettre d'écrire ses Sanctuaires
d'Orient (1898, Perrin). Dans l'intervalle parurent un volume de
vers, La Vie Mystique (1894, d*) et un roman L'Ange et la
Sphinge (1897, d»).
En 1899, M. Schuré donna un nouveau roman. Le Double (d°)
et, en 1900, un Essai sur la Vie et l'Œuvre de Marguerite
Albana, suivi du Corrige de celle-ci (d°), ainsi qu'une brochure,
Souvenirs sur Richard Wagner (d*). Puis vinrent les trois séries
du Théâtre de l'Ame : Les Enfants de Lucifer, drame antique,
suivi de La Soeur Gardienne^ drame moderne (Perrin, 1900);
La Roussalka, drame moderne, représenté sur le Théâtre de
lŒuvre, en mars 1903 (Perrin, 1903, avec L'Ange et la Sphinge,
légende dramatique) ; Léonard de Vinci, précédé du Rêve Eleu-
sinien à Taormina, drame en 5 actes (d", 1905).
En 1904, parut Précurseurs et Révoltés (Perrin) étude sur les
(( chercheurs d'avenir » et les a voyants » (Schelley, Nietzsche,
Ada Negri, Ibsen, Maeterlinck, la Schrœdcr-Devrient, Gobineau,
Gustave Moreau) ; en 1907, un roman, La Prêtresse d'Isis, légende
de Pompéï, et, en 1908, Femmes Inspiratrices et Poètes Annon-
ciateurs, essai de psychologie critique (Mathilde Wesendonck,
Cosima Liszt, Marguerite Albana, Charles de Pomairols,
M*» Ackermann, Louis Le Cardonnel, Alexandre Saint-Yves, etc.).
300 TOUTES LES LYRES
M. Edouard Schuré a écrit, en outre, une « Introduction n pour
la traduction française d'un ouvrage de Rudolf Steiner, Le Mys-
tère Chrétien et les [Mystères Antiques, et a prononcé deux confé-
rences sur Ibsen.
Enfin, en 1909, il a donné un important recueil de poèmes,
IJAme des Temps Nouveaux, où sont traités en vers précis les
thèmes vaporeux du spiritualisme ésotérique.
M. Schuré achève en ce moment un ouvrage considérable,
qui sera une sorte de complément aux Grands Initiés, bien que
conçu sur un plan encore plus vaste. Il renfermera notamment
un essai sur l'Evolution planétaire et l'Origine de l'homme, une
étude sur l'Atlantide et les Atlandes, une Vie de Zoroastre, etc.
Deux chapitres en ont paru dans les numéros du 15 janvier et
du I*' février 191 1 de La Revue des Deux-Mondes sous le titre
Le (Mystère de l'Inde, (L'Inde védique et brahmanique et La Vie
de Boudha). L'historien des grandes vérités révélées annonce en-
core trois réalisations de son rêve le plus cher, — le verbe vivant
de l'Idéal sur la scène : un drame sur l'époque celtique, un autre
sur les Templiers, un troisième sur la lutte des occultistes avec
l'Eglise au XVI« siècle ; puis un recueil de Récits du Monde
Occulte, un livre de Portraits et Souvenirs, et un essai sur VEso-
térisme chrétien, son passé et son avenir.
M. Edouard Schuré est chevalier de la Légion d'honneur
t
depuis le i" janvier 1908.
LE SPHINX DE LA DOULEUR
Chaste comme Diane en ton charme indompté,
Chère silencieuse au long regard de flamme,
Ton corps jeune etsplendide est un puissant dictame,
Mais tu portes un cœur tragique en ta beauté.
EDOUARD SCHURÉ 3OI
Tes cheveux roulent l'or des moissons en été,
Ton épaule de neige a le frisson d'une âme.
Pourtant ce ne sont pas tous ces trésors, ô femme,
Que mon désir tremblant demande à ta fierté.
Non, mon amour est fait d'ardente sympathie,
Et je veux pénétrer le secret de ta vie,
Qui brûle en ton silence et nourrit ta pâleur.
Comme l'éclair fécond tressaille sous la nue,
Je veux voir palpiter ton âme toute nue
Et souffrir ta souffrance, ô Sphinx de la Douleur.
EN ECOUTANT LA WALKYRIE
Nous écoutions tous deux chanter la Walkyrie.
Et la vierge tomba, sous le baiser du Dieu,
En un divin sommeil, parmi la mer de feu
Dont le héros vainqueur franchira la furie.
Et je te regardais.. . Ta sombre rêverie
Semblait dire à ce drame : (( Oh ! ceci n'est qu'un jeu. »
Et ton regard absent suivait — dans quel ciel bleu ?
De ton amour perdu la voix endolorie.
Chère, tu dors aussi sur ton sommet glacé
Que hante le fantôme en deuil de ton passé,
Et ta douleur comme une armure le protège.
26
302 TOUTES LES LYRES
Ton repos est cruel. Le givre, en lourds amas,
A sur ton sein de feu semé ses blancs frimas.
— Mais sache, il est un Dieu qui fait fondre la neige,
LA GRANDE MÉLODIE
Les jours se traînent, et ma vie
S'effeuille au vent de la douleur ;
Je cherche en vain la mélodie
Qui dise le fond de mon cœur.
Où la trouver ? qui me l'a prise î^
Sur la mer va-t-elle voguant ^
Je la sens courir dans la brise
Et s'enfuir avec l'ouragan.
Elle vibrait dans tous les charmes
Qui m'ont subjugué tour à tour ;
Elle a ruisselé dans mes larmes
En sanglots de joie et d'amour.
Elle a frémi dans mes silences
Et pleuré sur d'obscurs tombeaux,
Pour rouvrir ses ailes immenses
Vers des astres toujours plus beaux.
Mais cette symphonie altière
S'est dispersée avec mon cœur ;
Quand l'entendrai-je toute entière
Emplir les airs d'un chant vainqueur ?
EDOUARD SCHURÉ 303
Ne pourrai-je, ô vie infinie,
Sous un soleil mêler mes jours,
En un grand fleuve d'harmonie
Confondre enfin tous mes amours ^
A tous les vents s'en va ma vie,
Ceux que j'aime en ont bu la fleur,
Mais toi, ma grande Mélodie,
Je t'emporte au fond de mon cœur !
IMMORTALITE A DEUX
Un regard ! Un coup d'aile !
Derrière nous des mondes
Et devant nous l'Eternité !
Vie mystique.
Si l'éternel Amour, si le Soleil des âmes
L'un pour l'autre jadis a voulu nous couver,
De cycle en cycle, hélas! que de temps nous errâmes
En nous cherchant sans nous trouver !
Peut-être me vit-on, muet et sombre esclave
Aux jours des Pharaons, d'un désir plein d'effroi
Lever mes tristes yeux sur ta forme suave
Qui marchait sous le dais des rois.
Ou bien, Gaulois bouillant de force et de jeunesse,
Aux plages d'Ionie en un temple égaré, ^v
Frémissais-je devant l'orgueilleuse prêtresse.
Courbe sous ton geste sacre,
304 TOUTES LES LYRES
Qui saitî* peut-être aussi, séductrice languide,
Me versas-tu l'amour et la mort d'un regard,
Dévorée à ton tour par la lame perfide.
Le jour où tu m'aimas trop tard.
Mais, au dédale obscur de tant de renaissances,
D'un même éclair enfin nous nous sommes élus ;
Maintenant nous avons mélangé nos essences,
Que rien ne nous sépare plus !
D'un seul coup remontant à la source des choses,
Par l'amour souverain d'où jaillit tout essor.
Nous avons vu le sens de nos métamorphoses
Et le but d'un si vaste effort.
Le feu, tombant du ciel sur nos âmes jumelles,
Fit de nous un seul être en son torrent vainqueur.
Nos âmes ont senti croître et frémir leurs ailes
Au contact brûlant de nos cœurs.
Soleils d'éternité, grands jours que nous vécûmes,
Vos rayons embrassaient le passé, l'avenir,
Océan convulsé d'innombrables écumes...
Le zénith rejoint le nadir.
Si tu me précédas dans l'invisible empire,
Où d'un plus pur éclat scintille ton flambeau,
Sa lueur, qui m'appelle, est le ciel où j'aspire
Bien loin... par delà le tombeau...
EDOUARD SCHURÉ 3O5
Oh ! contempler à deux les sublimes mystères
Que nous cache ce monde au voile tortueux,
Dans les chœurs infinis monter de sphère en sphères..
D'un vol calme ou tempétueux. ..
Vivre en l'Ame du Monde... ensemble s'y repaître,
Nous mirer, nous baigner dans les rayons des Dieux
Et plonger éperdus à la source de l'Etre. ..
Connaître ce coup d'aile à deux !...
Et si, nous unissant à la céleste armée,
Nous devons, pour créer, affronter le chaos,
Erôs palpitera dans l'éternelle Aimée,
Psyché vibrera dans Erôs !
Dans mon cœur refluera ton âme inassouvie
Comme un torrent superbe au gouffre tournoyant,
Et tu seras le souffle, et tu seras la vie
De mon verbe en flamme ondoyant.
Ainsi Brahma s'unit à la Maia céleste
Sous un voile semé d'étoiles et de Dieux;
Tandis que l'Univers émane de leur geste,
Ils se respirent dans les cieux.. .
Mais peut-être... lassés des délices profondes
D'un ciel où l'on ne sait que jouir et rêver,
Nous nous dédoublerons, comètes vagabondes,
Pour nou'^ perdre et nous retrouver !
36.
Daniel THALY
M. Daniel Thaly est né, de parents français, à Roseau (Ile delà
Dominique), le 2 décembre 1879. 11 fit ses humanités au Lycée
de Saint-Pierre-de-la-Dominique, la ville détruite ; puis com-
mença à Toulouse des études médicales, qu'il alla achever à
Paris.
Depuis 1908, il a quitté la France et est retourné habiter sa
ville natale. A la fois planteur et médecin, il y passe son temps
entre ses malades et ses citronniers. Mais ses occupations n'ont
pu détruire son penchant à la rêverie, et il n'a jamais cessé
d'écrire des vers.
Son premier ouvrage fut une plaquette, parue en 1900, et qui
avait pour titre Lucioles et Cantharides . Puis vint, en 1905, La
Clarté du Sud (Société provinciale d'Edition, Toulouse). Les
poèmes de ce livre s'alimentent aux sources d'un double amour :
amour lointain et tenace, mêlé de souvenirs et de regrets, pour
l'île natale (Le Coquillage, Nostalgie de la Mer, etc.), et amour
inspiré par la séduction de la patrie adoptive, par Toulouse, dont
les ciels clairs expliquent le titre du volume.
M. Daniel Thaly vient de faire paraître aux éditions du Beffroi
un nouvel ouvrage, écrit comme les précédents en vers réguliers,
Le Jardin des Tropiques. Il y évoque, avec une grande pureté
d'expression, les paysages et la lumière des Antilles, particulière-
ment de la Dominique et de la Martinique.
D'autre part, la Phalange met en ce moment sous presse un
recueil de vers libres, Les Chansons de mer et d'outre-mer dont,
déjà, plusieurs fragments, publiés par les revues d'avant-garde,
ont été goûtés des vrais lettrés.
Les sujets de ce livre, ainsi que ceux d'un autre recueil, en
vers réguliers, que termine actuellement le poète, Nostalgies
Françaises, suivent, selon les variations de la fantaisie et de la
sensibilité, les chers dessins des sites et des souvenirs de France,
atténués par les brumes de l'éloigncmcnt.
DANIEL THALY 3O7
En somme, la nostalgie est le sentiment qui domine clans
l'œuvre de M. Daniel Thaly, que les poètes aimeront pour elle-
même, parce qu'elle est sincère et nuancée, harmonieuse et
simple.
AU CREPUSCULE
Je ne vous connais pas, mon amour, je ne sais
Si vous êtes la joie ou la mélancolie,
Mais vos yeux ont l'éclat du ciel de l'Italie,
Et vous passez le soir sur la route où je vais.
Ce m'est un pur bonheur, aux crépuscules frais,
De suivre du regard votre forme fleurie,
Et de sentir monter, en mon âme attendrie,
La tristesse confuse et vaine des regrets.
Car vous avez vingt ans à peine, et votre trace
Eclaire autour de vous comme un chemin joyeux.
Où mon cœur ne saurait vous suivre sans disgrâce
Et je me plais à croire, en des rêves crédules.
Que le Soleil lui-même attarde pour vos yeux
Le charme alanguissant de ses longs crépuscules.
{La Clarté du Sud)
308 TOUTES LES LYRES
LA CHANSON DE LA CARAVELLE
Au large frisson des brises marines,
Aux claquemements frais de tes pavillons,
Glisse, Caravelle aux voiles latines,
Sur le miroir bleu des gouffres profonds.
Tu traverseras de beaux crépuscules
Où planent des vols émouvants d'oiseaux,
Les poissons volants sous les canicules
Vont diamanter les moires des eaux.
Sous les alizés, ôma Caravelle,
Tu ne portes pas aux pays lointains,
Ivre d'or sanglant et l'âme cruelle,
Le conquistador des rouges butins.
Nous allons rêvei- au bord des rivages
Où les grands palmiers dressent leurs vigueurs.
Nous allons revoir les beaux paysages
Qu'anima l'éclat des plus belles fleurs.
Soleil ! apparais sur les vagues roses,
Verse à notre sang des désirs nouveaux,
Jetons à la mer les vieilles névroses ;
Les matins sont purs, les couchants sont beaux !
DANIEL THALY 309
Que le grand roulis des mers nous secoue ;
Evitons l'écueil et les noirs brisants ;
Battez la carène et dorez la proue,
Longs flots diaprds et phosphorescents !
Aprds tant d'absence et tant de silence,
La vieille maison va-t-elle accueillir
Celui qui laissa la terre d'enfance ?
Qui donc au foyer doit se souvenir?
Gardez-vous encor vos mêmes magies,
Charmes du passé, parfums d'autrefois ;
Et vous, maisonnette aux portes fleuries,
Dormez-vous toujours au seuil des grands bois
Vogue, Caravelle aux voiles tremblantes,
Mon espoir est pur comme le ciel clair.
Nous retrouverons aux plages aimantes
La blanche terrasse et le jardin vert.
Mais si c'est en vain que mon bel espoir
Te guide, vaisseau, vers l'île sonore.
Si je ne dois plus dans la paix du soir
Retrouver la fleur ouverte à l'aurore,
Si je dois en vain chercher les étoiles
De mes nuits d'enfance en un ciel désert.
Qu'un vent de naufrage arrache tes voiles
Et que mes désirs meurent sur la mer !
(Le Jardin des Tropiques)
Toulouse 1903.
I
310 TOUTES LES LYRES
L'ASILE DU REVE
Cette maison bâtie au bord de la presqu'île,
Où de blancs paille-en-queue ont suspendu leur nid,
S'élève en la clarté de l'éther immobile.
Sur le spectacle éblouissant de l'inlini.
La falaise est aride au seuil de la terrasse
Et, seuls, quelques cactus hérissent ce désert,
Mais par une croisée ouverte sur l'espace
On voit tout l'horizon, les îles et la mer.
On y vit dans l'odeur salubre du rivage.
Quelquefois un navire et l'ombre d'un nuage
Troublent au loin le miroir pur des grandes eaux.
Le silence de l'air repose la pensée ;
La rêverie, au chant de la vague bercée,
Suit en l'azur le vol décroissant des oiseaux.
(Le Jardin des Tropiques}
LE GRILLON DES CHAMPS
Quand l'odeur des petites fleurs
Le fait sortir de son trou,
Le grillon des champs est comme un souffleur
Un peu fou
DANIEL THALY
Qui, pour avoir,
Du matin au soir,
Assisté aux beaux ballets blonds
Des papillons
Et pleuré durant les cantiques
Que dit à la première étoile un rossignol,
Quand la scène se vide et que les tournesols
Font aux belles de nuit des adieux romantiques,
Eprouve à son tour le besoin
De prendre le ciel à témoin
De ses petits chagrins de cabotin
Mélancolique.
LES LIBELLULES
Avec leurs airs de courtisanes
Et leurs belles toilettes fleuries.
Les libellules sont si jolies
Qu'à tout moment elles s'en vont voir
Flotter leur robe diaphane
Dans les miroirs
Des verts étangs de la prairie.
De peur que leurs ailes de gaze
Ne s'embrasent
Ou pour se rafraîchir la peau,
Elles plongent à tout propos
Dans l'eau
Leur queue
312 TOUTES LES LYRES
Bleue.
Les libellules sont un peu
Comme ces petites demoiselles
Que ramène le crépuscule chaque soir
Dans les cafés des boulevards,
Ces petites demoiselles
Qui laissent à tout propos
Leurs places
Sur les terrasses,
Pour aller admirer leur tailles frêles
Et farder leur joli museau
Devant les glaces
Des lavabos.
(Dans le Petit zMonde des Insectes)
Je suis comme un jeune arbre aimé du crépuscule
Dont, au soleil couchant, la cime rose ondule,
J'ai sur moi les rayons ardents que tu chéris ;
Et toi, musicienne aux regards attendris
Dont la voix merveilleuse en rêve m'accompagne,
Je te compare à cet oiseau de ma montagne
Qui, pour chanter un pur cantique avant la nuit
Dans un vallon sonore où l'eau d'un étang luit,
Met tant de volupté dans son hymne barbare
Que ce jeune arbre en fleurs auquel je me compare,
S'imaginant soudain que Pan est revenu,
Frissonne longuement sous le ciel vaste et nu.
Hélène VACARESCO
Nous ne saurions faire mieux que d'exlraire ces quelques pas-
sages caractéristiques de l'importante élude que M"» Marguerite
Berthet a consacrée à M"* Vacaresco, dans son ouvrage La Poé-
sie féminine Française à l'Etranger :
(( Combien étrange, cette race roumaine qui conserve son ori-
ginalité sous les influences les plus nombreuses et les plus diverses,
race ardente et langoureuse où chaque contact étranger a pour-
tant laisse sa trace, respectueuse du passé et amante du progrès,
reflet d'un ciel qui est déjà celui de l'Orient, et cependant tout
imprégnée des brumes du Nord, conservant dans les aspirations
mystiques et les rêveries orientales quelque chose de la mesure
latine et grecque.
» Voilà ce qui nous aide à comprendre M"' Ellena Vaca-
resco #t éclaire les parties restées un peu obscures de son
œuvre.
» M"* Vacaresco ap|>ârlient ù l'une des plà» anciennes familles
roumaines, comptant' parmi ses ancêtres des hommes d'Etat, des
poètes et des héros. Elle a hérité d'eux, avec la fierté de la race,
une noble intelligence et le don poétique. Son premier livre de
lecture a été, chose curieuse, un Lamartine. Peut-être, dès lors,
la pure forme du vers français résonne-t-elle à son oreille, et le
rythme pénètre-t-il jusqu'à cette âme chantante dont elle nous
parle plus tard :
J'avais deux âmes autrefois :
La mienne et celle des grands bois.
» Déjà cette âme était née ; les tristes doïnés roumaines la
charmaient et, longtemps avant quellff sût lire, elle composait
spontanément, comme l'oiseau chante.
» Venue jeune à Paris, elle fut présentée à Sully Prud'homme,
puis à Leconte de Lisle. Sa poésie parut nouvelle et attachante ;
langue simple, forie, sans recherche aucune d'exotisme, mais
l'exhalant sans eflfort.
» Dès son premier volume. Chants d'Aurore, qui obtint le
27
314 TOUTES LES LYRES
prix Archon-Despérouses, nous trouvons, à côté de pièces
jeunes et fraîches qui font soupçonner les dix-huit ans, d'autres
pièces véritablement supérieures.
» Ce livre et les deux qui suivirent, A7ne sereine, Lueurs et
Flammes^ ce sont trois phases de son histoire, trois tournants de
sa vie. Une note mélancolique domine, toujours la même, dans
l'infinie variété des strophes et des rythmes, au hasard des sou-
venirs, sorte d'obsession qui pourrait fatiguer et qui berce
délicieusement. Ainsi, certaines mélopées bretonnes font passer
devant nos yeux des Eldorados jadis découverts, à jamais dis-
parus.
» Mais il n'y a pas seulement en M"* Vacaresco la femme
aimante, qui a loyalement aimé et souffert; il y a la noble des-
cendante des héros. Elle s'est plu à traduire en vers français ou
en prose rythmée ces inimitables chants roumains, tantôt d'une
si étrange tristesse, tantôt d'une sauvagerie exquise. La poésie
surgit des replis abrupts des Carpathes, glisse avec le vent
farouche des steppes, et l'on sent passer l'âme des Boulba...
)) Infatigablement, Hélène Vacaresco travaille. En outre des
trois ouvrages cités, elle a traduit Jéhovah, poème de Carmen
Sylva, écrit un volume de souvenirs : Les liois et les peines que
j'ai connus, composé deux drames dont l'un s'est joué à l'Argen-
tina de Rome et va l'être dans toute l'Italie, publié plusieurs
volumes de vers. Chants d'Italie, Jardin Tassionné (Plon-Nourrit,
édit.), et un recueil de contes, Nuits d'Orient (Sansot, édit.) Un
roman vient de paraître: Le Sortilège.
» Ce qui caractérise le style de M"* Vacaresco, c'est le charme.
Elle a un don véritable d'évocation. Sa très vive imagination
lui fait extérioriser et projeter en sortes de fantômes ses propres
sensations. Sa douleur, son amour, son désir, deviennent des
êtres vivants, qui vont, viennent, prenant une étonnante réalité
concrète.
» Il faut voir, en cette luxuriance et cette véhémence d'images,
un caractère oriental, étranger, irréductible de cette œuvre. Ce
qui en fait l'originalité, c'est précisément le naturel: elles ne
sont pas voulues, elle jaillissent spontanément de la vision inté-
HÉLÈNE VACARESCO 315
rieure ; et mieux, ainsi, elle réussissent à nous donner une
impression fuyante, et, en quelque sorte, panthéistique.
» Le Jardin 'Passionné est sans doute, jusqu'ici, l'œuvre la
plus forte de M"* Vacaresco, et c'est la marque du grand poète
que de se surpasser ainsi lui-même à chaque étape.
Je voudrais devenir de la flamme et du vent, dit-elle, à la fin
de Lueurs et Flammes. Et il semble que son souhait se soit réa-
lisé dans Jardin 'Passionné; c'est lèvent des steppes, le vent
brûlant du déseï t qui passe, tantôt farouche, terrible, tantôt
s'adoucissant, dans une brise molle, tout imprégnée de parfums
troublants, des effluves voluptueuses de l'Orient,
» Ici, il ne s'agit plus seulement de la souffrance d'une femme
dont la destinée s'ouvrait magnifique et fut brusquement anéantie.
Par l'identification de la personnalité de l'auteur et de la terre
roumaine, le poème devient une sorte d'épopée, notre poème à
chacun et le poème humain par excellence.
» La forme est peut-être plus souple encore que dans les
ouvrages précédents ; elle se moule sur l'idée, elle est si particu-
lièrement expressive que tout concourt à nous faire vivre de
cette vie ardente. Nous nous sentons entraînés malgré nous, et
tout nous paraît à sa place : variations de rythmes, heurts
d'images, licences même, rimes étrangères au français, tout
passe, parce que la Poésie enveloppe tout, et que, vraiment, tous
ces inattendus répondent à un état plus convulsé de l'âme.
» Enfin, de la désespérance du poète, naît déjà une philoso-
phie plus sereine, et les innombrables silencieux qu'ont vaincus
les infinies détresses humaines y viendront puiser largement la
sève dont ils sont assoiffés. »
Bibliographie. — Les Chants d'Aurore^ poèmes, prix Archon-
Despérouses, après lecture publique par Leconte de Lisle
(A. Lemerre^^ 1886); L'Ame Sereine, poèmes (d», lUgô)] Jehovah,
traduit de Carmen Sylva (d*, 1898) ; Le Rhapsode de la Dâmbo-
vitsJ, ballades roumaines, Prix Jules Favre (d% 1900) ; Lueurs et
Flammes, poèmes (Pion, 1903) ; Le Jardin Passionné, poèmes
(d*, 1908); Amor Vincit, roman (d*, 1909); Rois et Reines que
j'ai connus (Sansot, 1910); Le Sortilège, roman (Pion, 191 i).
3l6 TOUTES LES LYRES
SI J'ARRIVE A MOURIR...
Si j'arrive à mourir selon ma volonté,
Fais creuser mon tombeau quand paraîtra l'été,
Quand la lune sera mince comme un fil d'onde !
Que l'on ouvre la terre à l'endroit où la ronde
Des blés et des bluets grands ouverts tournera !
Il me faut expirer quand le printemps mourra,
Quand la source sera luisante entre les arbres,
Que, rendant les azurs neigeux comme des marbres,
La lumière terrible éteindra tout le ciel,
Et que bourdonneront les faiseuses de miel,
Le fin frémissement des faucilles légères,
Et le roulis des chars qui rentrent vers les aires !
J'aime le tendre éphèbe au bel arc recourbé
Qui brise entre ses doigts l'aiguière d'Hébé,
Le Printemps, ce passant des saisons passagères.
Il se hâte de vivre ainsi que mes chimères,
Et comme mon désir il crée éperdûment
Ce qu'il ne verra pas naître de son tourment.
Oh ! demande à la plaine un pli de son sol tiède,
Et tu traverseras le pont dansant qui cède
Chaque jour davantage à l'étreinte des eaux.
Tu feras sur mon sein s'endormir des roseaux
Et, blanc entre mes mains, un fin rameau de tremble
Pour qu'avec moi périsse un mal qui me ressemble :
L'inquiétude vive, au chant perpétuel.
Eté, j'éviterai ton flamboyant appel ;
HÉLÈNE VACARESCO 317
Je ne suis point avide ainsi que les corolles
Qui s'offrent en ployant aux brises bénévoles.
Déjà tournent là-bas les bluets et les blés,
La source est violette où se mirent, troublés,
Des soirs fiévreux et lents, les magiques fronts roses ;
Les rosiers sont épris des juvéniles roses,
Et les derniers antans déroulent sur la mer
La bleue écharpe froide où s'endeuillait l'hiver ;
Les nuits ontdes langueurs pour leurs sœurs les rosées.
L'aurore va vêtir des robes irisées.
Et la lune vouloir de sereins firmaments
Pour descendre d'un pied d'opale aux lacs dormants.
Au cratère ivoirin d'avril l'Eté va boire.
J'ai choisi pour mourir cette heure transitoire ;
La saison ingénue est semblable à mon sort
Que la félicité plénière blesse à mort.
Dans l'harmonie éparse aux voluptés heureuses.
Je veux mourir de voir naître les tubéreuses.
O calme plénitude, éclat des beaux étés,
Épargnez à mes sens vos parfums redoutés
Qui promettent le lourd raisin d'automne aux cuves!
Vous savez que, pareille à vos pesants effluves,
Aux chaudes pâmoisons de vos feux haletants,
Dans mon cœur enflammé j'ai tué le printemps !
(Lueurs et Flammes).
37.
3l8 TOUTES LES LYRES
O FLEURS MORTES JADIS...
O fleurs mortes jadis avant que je sois née,
Et qui peut-être auriez fleuri ma destinée
D'un charme plus étrange encore et plus mortel
Que les parfums qui font de mon âme un autel,
Vos pétales éteints, vos tiges de poussière
Sans doute auraient calmé ma douleur régulière,
Vous auriez mieux compris le mal dont je me plains
Et mieux versé sur lui vos baumes clairs et fins,
Car c'était parmi vous que respirait, peut-être,
L'arôme de bonheur vers qui voguait mon être.
Le songe dont la vie a su me dessaisir !
O vous qui précédiez sur terre mon désir,
Qui bien avant mes jours de détresse âpre et pleine
Portiez en vos ardeurs les souffles de ma peine,
Fleurs ! avez-vous jadis aux bords pensifs des bois
Vainement enivré quelque vœu d'autrefois
Qui, dans le nostalgique essor de son mystère.
Rêvait aux floraisons à venir sur la terre,
Celles que je ne puis cueillir sans un retour
Vers les printemps meurtris dont vous étiez l'amour?
O fleurs mortes jadis bien avant que je naisse,
Si vous aviez de moi le trouble et la tristesse,
Si votre tendre odeur a jadis suscité
La grâce de mon deuil et de ma volupté
Prés du cœur dont j'ignore et le bruit et la trace.
Ma volupté limpide et mon deuil plein de grâce
HÉLÈNE VACARESCO 319
Auront souri vers lui des bords de l'avenir,
Et les fleurs d'aujourd'hui me semblent contenir
Le tourment de l'absent amer qui m'eût aimée,
Tandis que moi j'étais votre haleine enflammée,
O fleurs dont la beauté menait mon âme au loin
Vers les avrils vivants dont je n'ai plus besoin,
O fleurs mortes jadis avant que je sois née,
Et qui peut-être auriez fleuri ma destinée !
(Lueurs et Flammes).
JE VOUDRAIS RESTER FEMME
Je te demande, ô Mort, de reprendre à mon âme
Les biens qui m'ont poussée au besoin de mourir ;
Mais dans l'éternité je voudrais rester femme.
Garder mon cœur splendide ou meurtri du désir,
Goûter le paradis en extases fragiles,
Subir l'enfer avec mon féminin effroi.
Et garder, cher captif entre mes bras débiles,
Ce grand pouvoir d'amour que rien n'épuise en moi.
Je voudrais demeurer femme tremblante et forte.
Conserver mon destin de frissonnant orgueil,
Et voir encor frémir à mon front clair de morte
Le voile de ma grâce au-delà du cercueil.
320 TOUTES LES LYRES
Par les vagues séjours dont le mystère mêle
Tant d'attraits aux pensers tournés vers le trépas,
Qu'aux rumeurs d'infini joignant un rythme frêle
Le bruit frais de ma robe entoure encor mes pas !
Que je sois tour à tour reine, sœur ou servante,
Aux rivages de joie ou sur les mornes bords,
Que je reste à jamais redoutable ou touchante
A force de vouloir, de faiblesse et d'efforts !
Et tandis que j'irai refleurissant sur terre
Dans les symboles fins de l'être et de sa loi,
Dans la tige et le jonc, et dans l'eau passagère,
Dans la lune qui tient la mer entre ses doigts,
Quand l'humblesse attirante et quand l'audace triste
Rappelleront mes jours ceints d'ombre et de remous,
Ce qui change et revient, ce qui ploie et persiste
Sera, mon Cher Destin, une image de vous.
J'emporterai là-bas aux plis de ma poussière
Mon vêtement de charme et de fragilité,
Mes deuils seront intacts et mon essence entière :
Je voudrais rester femme en mon éternité.
(Lueurs et Flammes.)
HÉLÈNE VACARESCO 32 I
RACONTE-MOI
Raconte-moi... L'heure est encor si tiède
Que nous pouvons rester dans le jardin...
La lune est loin qu'une étoile précède,
Et la fontaine a tiédi sous ma main...
Je ne sais pas pourquoi je veux des choses
Qui chargeraient mon cœur à le briser...
Raconte-moi l'histoire de la rose
Qui devient femme et souffre d'un baiser ;
Ou bien ce long récit aimé des saules
Que tu m'as dit un soir tout près de l'eau. . .
Oui, j'ai tes yeux, ton souffle et tes épaules,
Et cependant je veux un deuil nouveau . ..
Des voluptés, et je ne sais lesquelles...
La lune arrive et va tomber sur toi...
Raconte-moi des histoires cruelles,
Et qu'on y meure. . . Ah ! je ne sais pourquoi
{Le Jardin Passionné.)
AH ! NE ME BLAME PAS...
Ah ! ne me blâme pas si vers ce ciel de songe
Je tends encor les bras d'un geste qui prolonge
Leur grâce triste et trace à top seuil simple et nu
Le geste d'un désir que tu n'as pas connu.
322 TOUTES LES LYRES
Car ceci te suffit : les bois, l'eau, l'air, la plaine,
Ta flûte et mon fuseau, le fil blanc de la laine
Que j'enroule à mon doigt, tes yeux dans le miroir,
La nature enfoncée aux profondeurs du soir
Ou dressée et rieuse à la cime de l'aube.. .
Mais moi, j'ai tous les jours un vœu qui me dérobe
A la calme demeure où notre amour est clos.
Le pressoir a pressé le jus vain des pavots
Et j'ai bu sous la lune à la coupe rougie,
Mais je reste toujours debout devant la vie.
Ne me demande pas ce que je veux des jours !
Ton pampre grimpe haut, et tes rosiers sont lourds,
Et ta source où tu mets ta lèvre est bleue et vive.
Moi, je veux voir venir ce qui jamais n'arrive !
Tu sais que tes troupeaux rentrent sous le couchant,
Et que, si ta main ferme est douce en me touchant,
Tout mon sang montera jusqu'à toi dans mes veines.
Tu sais l'heure où jaunit le jonc près des fontaines.
Et les jours réguliers, les égales saisons
N'ont pas encor trahi ton champ et tes gazons...
Un besoin de partir me brûle et me ravage !
Que ne suis-je un parfum aux bras fous de l'orage,
Un besoin de gémir sans cesse autour de toi ?
Que ne suis je l'oiseau qui tourne sur ton toit^...
(Le Jardin Passionné.)
J.-J- VAN DOOREN
D'entre les poètes de réel talent, M. J.-J. Van Dooren est vrai-
semblablement le plus jeune. Il est né le i" avril 1890, à Arlon
(Luxembourg belge). Sonpèic, M.Jean Van Dooren, est l'auteur,
avec M. Iwan Fonsny, d'une Anthologie des Poètes lyriques Fran-
çais qui fut fort remarquée, et à laquelle le public lettré continue
à faire un sort des plus enviables. Sous l'égide d'un tel père, le
jeune Van Dooren a de bonne heure appris à aimer la nature,
les grands ciels, les champs de bruyères, les roses de son jardin,
et il ne se rappelle pas sans émotion les délicieuses promenades
qu'ensemble ils firent dans la campagne des environs d'Arlon,
dans les bois de sapins et les landes désertes.
C'est à l'Athénée Royal d'Arlon que le poète fait ses humanités.
Elève de seconde, il dirige déjà, avec Albert Lecocq, une petite
revue littéraire, Vers l'Horizon, à laquelle Valère Gille donne
des vers, et qui publie Le Paon Dieu, alors inédit, de Stuart
Merrill (1906). Il est en rhétorique lorsque paraît sa plaquette
de début, Premiers Vers (G. Everling, éd. Arlon, 1907). Croi-
rait-on à la lecture de ces poèmes, si l'on n'était averti, qu'ils
sont d'un adolescent à peine âgé de 17 ans? Déjà, on y trouve
des strophes entières finement ciselées, serties parfois de mots
mystérieux, — des strophes sans défaut, a On demande surtout
au poète, dit M. Adolphe Hardy, des sensations fines, rares et
justes, avec un cri de temps à autre. Van Dooren me paraît
exceptionnellement doué à cet égard. Ses petits croquis à la Vir-
gile, ses pastorales, ses rêveries, ses impressions d'été, d'au-
tomne, de soir, de matin, s«nt d'une touche délicieuse... »
L'année suivante, le jeune poète fait paraître aux éditions du
Beffroi un nouveau recueil, L'Eau frissonne. Fernand Séverin,
Verhaeren, Gille, Boschot, Barrai, Hélène Vacaresco ne dissimu-
lent pas leur surprise charmée. M. Jehan, critique à La Province
de Namur, consacre une longue étude à ces poèmes que signe un
élève de philosophie, c ... Laissons-nous bercer, dit-il, par la
musique câline des vers, musique enjôleuse par ce qu'elle recèle
324 TOUTES LES LYRES
de vague et d'imprécis, d'infiniment doux... On ne peut refuser à
M. Van Dooren le don de transposer en mélodies suaves, ou en
phrases richement orchestrées, ses impressions et ses visions
d'artiste... M, Van Dooren s'est efforcé de créer de nouvelles
métaphores et d'ingénieuses comparaisons. Quelques-unes révè-
lent,une gracieuse imagination, qui adoie s'essorer capricieuse-
ment vers les contrées où règne la Fantaisie... »
De fait, L'Eau frissonne promet un vrai j^oète pour le temps,
sans doute prochain, où le jeune homme se sera affranchi des
inévitables influences. Sa personnalité est déjà fort apparente,
et c'est une chose extrêmement rare chez un poète de 18 ans.
Cependant, J.-J. Van Dooren commence à l'Université de Liège
des études de philologie classique, achève sa thèse de doctorat
en philosophie et lettres, tout en accomplissant son service mili-
taire, et se prépare à passer le doctorat en romane.
Dans l'intervalle, il entre dans le Comité de rédaction de
La Jeune Wallonie^ devient correspondant liégeois du Méphisto
dAnvers, fait la critique littéraire à L'Echo du Luxembourg et à
La Gazette de Spa, et collabore à La Grande Revue, au 'Divan, à
L'Etoile du Sud (Brésil), au Beffroi^ à La Revue de Belgique, au
Florilège, au Thyrse, à La Belgique artistique et littéraire, aux
Argonautes, aux Loups, à la Plume de Bruxelles, etc., etc.
Sa fiévreuse activité, J.-J. Van Dooren la met au service de la
cause du français en Belgique. Hardiment, il s'est mis dans les
rangs de ceux qui défendent le (( doulx parler de France » contre
la voracité toujours plus insatiable des flamingants. Afin de pou-
voir exercer une action plus directe, il a même formé le projet de
créer à Liège une importante revue, à laquelle les meilleurs écri-
vains de chez nous et les poètes belges d'expression française ont,
dès à présent, promis leur adhésion.
J.-J. Van Dooren a actuellement sous presse un nouveau vo-
lume de vers, plus considérable que les précédente par le nombre,
et, nous n'en doutons pas, plus délinitif aussi par le talent.
J.-J. VAN DOOREN 325
L'ETANG
La nuit sur la prairie est venue en silence.
Un calme profond règne aux abords de l'étang
Qui semble capturer le reflet somnolent
Des vieux saules penchés qu'aucun vent ne balance
Et la lune d'opale, avec sa nonchalance,
Epanche la clarté de son mince croissant
Sur le lac noir qui dort, immobile et pesant,
Et qui, ce soir, se teint d'une étrange nuance.
Autour de l'ctang glauque encadré de roseaux
Pleure plaintivement la flûte des crapauds.
Une chouette, au loin, ulule, solitaire,
Tandis que le vol lourd d'une chauve-souris
Tourne sur l'eau qui s'enveloppe de mystère
Et tout à coup s'abîme au gouffre obscur des Nuits. .
{Premiers Vers)
ON DIRAIT...
On dirait le frou-frou d'une robe qui passe...
Le soir mystérieux chante dans l'air qui bruit.
La lune, bateau ivre en l'océan des nuits,
Erre au bas du ciel gris, comme infiniment lasse.
28
326 TOUTES LES LYRES
Un insecte qui rêve au sein de l'herbe grasse
Pousse un cri, puis se tait. Voix du silence. Bruits.
Furtif bourdonnement d'une ély tre qui fuit
Vers un coin du jardin où les formes s'effacent...
Ce soir a la beauté d'un soir oriental
Où le cœur s'ouvre comme un coffret de santal
Et l'heure, en long ruissel, s'écoule goutte à goutte
Et l'âme heureuse où tombe une molle clarté,
Comme un écho lointain de voix d'amour, écoute
Le chant d'un rossignol épris de volupté.
CE SOIR...
Ce soir a le parfum rouge des Voluptés.
Dans le mystère aux ailes d'or des jardins mièvres,
Des baisers font un bruit clair au clavier des lèvres
Et chantent le bonheur des nocturnes clartés.
L'esprit halluciné rêve d'éternité.
Et chaque cœur gonflé du levain fort des fièvres.
Sous les astres, joyaux de l'éternel orfèvre,
S'envole vers les cieux de l'irréalité...
L'air murmure des mots, velouteuses paroles
Qui se frôlent — furtifs et mystiques symboles — •
Et qui disent, tout bas, le désir aux instincts...
J.-J. VAN DOOREN 327
Soupirs. Enlacements. Frissons vagues. Ivresses.
C'est, ô Nuit, le lever des brûlantes caresses...
) Désir !... Et mes mains qui presseraient des seins !
LES HALLUCINES DE L'UTOPIE
(fragment)
Un jour, ils sont partis, en foule, vers leurs Rêves,
Ivres éperdûment, fiers, ayant dans les yeux
La vision de l'Idéal harmonieux
Dont leur avait parlé le vent tiède des grèves...
Sourds aux révoltes, sourds aux luttes, mains unies,
Regards emplis par l'azur vierge du grand ciel,
Vaillants conquistadors d'un monde essentiel.
Ils s'en allaient, vivantes fleurs des Utopies.. .
Ils ne connaissaient plus les douceurs du sommeil,
Ni les heures de rcve aux voix mystérieuses,
Et tous, couples d'amour et bandes furieuses, [soleil...
Marchaient, marchaient toujours vers l'espoir du
Déjà ce n'était plus sur la route infernale
Qu'un troupeau harassé tout en larmes et lent,
Fantômes dont l'orgueil a ravagé les flancs
Dans le sombre brasier des flammes générales...
328 TOUTES LES LYRES
Et toujours l'horizon décevait leur attente :
La nuit ! l'inéluctable et fatidique nuit !...
Oh ! les bras fous tendus vers un rêve qui fuit
Plongeant les cœurs dans le Schéol de l'épouvante !..
Ils jonchaient, en passant, la route de cadavres,
Mais ils allaient toujours, douloureux, obstinés,
— Les plus jeunes suivant les pas de leurs aînés, —
Vers leur Chimère rouge, en les brumes du havre...
Soudain, dans un fracas de splendeurs et de bruits.
Flagellé par le fouet rancunier des rafales.
Ecrasé sous le poids des veilles sépulcrales,
Le Palais qu'ils rêvaient s'abîma dans la nuit.
Mais eux, croyant quand même aux astres illusoires,
(iardant le souvenir de leur vieil Idéal,
Tous coureurs de chimère et de rêve ancestral,
Ils attendaient le jour suprême des victoires...
(L' Eau frissonne.)
VERS LA NUIT, EN AUTOMNE...
C'est un soir alangui et bleu de fin d'automne
Où les choses ont la douceur câline et chaude
Des amantes voluptueuses qui se donnent...
Dans la tranquillité de l'air des parfums rôdent
J.-J. VAN DOOREN 329
Et nul bruit n'oserait troubler le grand silence
— Profond comme le cœur timide d'une vierge —
De cette heure où la nuit, à pas menus, s'avance. . .
Je sens glisser en moi la paix calme des cierges.
Et tandis que le ciel verdissant devient rose
J'abandonne au passé mon cœur lourd de caresses,
Afin que l'émouvant crépuscule l'apaise...
J'écoute choir en moi la musique des roses.
Mais déjà l'ombre heureuse a noyé nos yeux clairs.
Tout repose et j'ai peur de rester, dans la nuit,
Seul avec la ferveur auguste du mystère.
J'ai peur de la clarté des étoiles qui rient,
Du murmure étouffé des feuilles frissonnantes,
J'ai peur de voir mourir d'amour les fleurs fragiles.
Peur des rêves fiévreux et des formes mouvantes,
Et j'ai peur d'accomplir des gestes inutiles.
J'aimerais voir encor la couleur des eaux vertes,
Aux cœurs désabusés donneuses de conseils,
Et, dans l'ombre, je tends mes mains grandes ouvertes...
Oh ! je voudrais baiser les lèvres du Soleil...
(Inédit.)
28.
Emile VERHAEREN
Au moment où l'on veut assassiner l'art français au moyen de
la (( culture latine», regardons Verhaeren avec]orgueil. Il est pro-
fondément français, celui-là, bien qu'il soit né près d'Anvers (*),
— car, pour nous, l'illusion des frontières disparaît devant la
forte réalité des races. Les Français, nous les reconnaissons par-
tout où, depuis le vingtième siècle avant notre ère, s'établirent
nos prodigieux ancêtres, les Kymris et les Galls. Nous les recon-
naissons en Belgique où ces ancêtres demeurèrent invaincus, en
Espagne où ils créèrent la Galice et la Celtibérie, dans le nord de
l'Italie où ils fondèrent la Gaule cisalpine, sur les bords du Rhin
où ils allèrent établir leurs cités et changer leur nom en celui
de Francs, et même dans la Grande-Bretagne dont ils tirent
plus tard la conquête. Mais nous refusons la qualité de Français
(sans pour cela leur en contester d'autres) à tous ceux qui, pour
vivre sur notre territoire, n'en sont pas moins restes soit les fils
des Ramnes du Latium, les ennemis les plus exécrés de nos
pères, soit les descendants des Burgundes, des Alémans, des
Teuctères, des Visigoths, des Hérules, pères de nos ennemis
d'aujourd'hui.
Ah ! que Verhaeren est bien de la glorieuse lignée des Kymris,
non point des Cimbres ou des Cimmériens du Pont-Euxin, émi-
grants beaucoup plus tardifs, mais bien des Kymris revenus
les premiers, avec leurs frères innombrables, les Galls, de l'Inde
qu'ils étaient allés peupler lors de l'engloutissement diluvien,
intelligences supérieures, les uns et les autres, aux morales mé-
thodiques qui font les puissantes organisations sociales, — intel-
ligences indisciplinables !
A voir le visage tourmenté de rides et les gigantesques mous-
taches blondes de Verhaeren, on se sent tout de suite disposé à
admettre l'authenticité de ses origines. Mais surtout ne semble-
t-il pas que le poète nous parle encore dans la langue celtique, si
imagée et si riche en onomatopées, langue de Villon, de Rabe-
lais, de Molière, de La Fontaine, de La Bruyère, de Victor Hugo,
(*) A Saint-Amand, le 2i mai 1855.
EMILE VERHAEREN
Desst» d'Albert Heaume
EMILE VERHAEREN 33 I
langue qui a éié la mère de toutes celles de l'Europe et dont le
latin n'était, en somme, qu'une fille luxueuse et dégénérée? Ne
semble-t-il pas aussi qu'il porte en lui le large mysticisme de ces
ancêtres par qui s'établit en Gaule la puissance des Druides,
libres continuateurs des prêtres védiques? U se souvient même,
croirait-on, qu'au temps de ces héros aventureux, la propriété
était collective, et de là, sans doute, ses révoltes, ses rêves d'une
répartition plus équitable, d'une société mieux équilibrée. Certes,
le poète a ressenti toute la violence des instincts, toute l'àpreté
des passions de son ascendance antique. Mais, sans cesse, il
s'émerveille comme un barbare que n'ont point blasé les civili-
sations pernicieuses. Son lyrisme n'est pas l'effet d'une excita-
tion cérébrale : son lyrisme procède vraiment d'un enthousiasme
spontané et ingénu.
Français, Verhaeren l'est intégralement. La pourriture romaine
n'a atteint ni son corps, ni son esprit : son sang n'est pas moins
intact de toute infusion chinoise, car il n'a aucune parenté avec
les Huns, les Hérules ou les Ostrogoths, dont sont issus nos voi-
sins d'outre-Rhin. De ses ancêtres, il possède au plus haut point
l'un des caractères essentiels : l'amour de la race. Il a chanté un
hymne impérissable à la Flandre, à celte Flandre pittoresque,
colorée, réaliste, têtue, plus subtile qu'on ne pense, à la fois
active et rêveuse, et turbulente, et mystérieuse, et que sa fine
clarté rend si admirable. Il s'est fait le poète épique de ce pays
où les Espagnols, venus en conquérants, découvrirent des frères,
reconnurent des hommes de leur sang, et qui a gardé de cette
rencontre quelque chose de chevaleresque, à quoi une certaine
exubérance ne messied point.
Et c'est d'abord, dans les Tendresses piemièreSj évoquée toute
l'enfance émue du poète sur la bonne terre natale. Puis, dans La
Guirlande des Dunes, c'est l'humble vie de la côte de Flandre,
les quais, les villages et les cimetières, les pêcheurs, les gars, les
femmes, et les vieux qu'on consulte « sur le temps qu'il fera de-
main », les plages, les dunes, les bateaux et les bouges, les
hivers et les tempêtes, les printemps et les amours .. Et voici
Les Plaines balayées par les rafales, vêtues d'un interminnble
332 TOUTES LES LYRES
manteau de neige, jalonnées de moulins, de chapelles, de fermes
et de métairies, hérissées d'épis dorés, tapissées de pâtures,
chevillées de meules et de vieux chaumes, vivifiées par les beso-
gnes quotidiennes, égayées ou assombries par les ciels chan-
geants... Et, maintenant, s'ouvrent devant nous les Villes à Pi-
gnons avec leurs beffrois massifs, leurs « paroisses », leurs
hospices, leurs boutiques, leurs auberges, leurs marchés, leurs
jeux, leur kermesses, et leurs types bien caractéristiques : grands
mangeurs et videurs de pintes, bedeaux, béguines et vieilles ser-
vantes, bourgmestres, échevins et marguilliers, archers et colom-
biers, amateurs de pinsons, fumeurs de pipes, tisserands, van-
niers, apothicaires... Enfin, sur le fond de la scène, surgissent,
en décor splendide, Les Héros. D'abord, les fameux « ancêtres » ;
puis Saint-Amand, Beaudouin, Guillaume de Juliers, d'Artevelde,
les Van Eyck, Vésale, Rubens, etc. Pour célébrer ces demi-dieux,
le barde trouve des accents frénétiques, des mots qui sont comme
des coups de trompette, des expressions qui étincellent, des pério-
des qui cavalcadent comme des chevaux richement caparaçonnés.
Tous ces tableaux de la vie provinciale, de la « vie humble et
dérisoire » sont devenus, sous sa plume qui les universalise, de
véritables épopées. Verhaeren transpose tout naturellement dans
ses vers l'orgueil, la bravoure, la curiosité mouvante et un peu
hasardeuse qui sont toujours le fond du caractère français. Mais
il est remarquable aussi que sa poésie est narrative, descriptive,
comme l'étaient nos chansons de geste d'inspiration celtique.
Elle est orchestrée comme ie langage de nos pères. Elle est mâle
et volontaire comme eux. Le mot volonté est de ceux que l'on
rencontre le plus souvent dans l'œuvre du poète. C'est un mot
qui résume d'ailleurs toute sa philosophie. Exalter la vie, vaincre
les désespoirs, ambitionner de se grandir sans cesse, stimuler
son énergie au spectacle des progrès humains, voilà ce que sug.
gère chaque page de ce grand lyrique. Toutefois, et c'est ici que
le tempérament français de Verhaeren s'accuse peut-être le plus,
il ne demande pas la victoire à la force brutale, à un cynisme
inexorable, comme le font les philosophes allemands, mais à la
lerveur, à la bonté, à un enthousiasme généreux. L'auteur des
EMILE VERHAEREN 333
Villages Illusoires, des Villes Tetttaculaires et des Aubes a même
été un instant jusqu'à se faire socialiste, tant sa sensibilité était
fraternelle, tant il avait besoin de sympathie.
Certes, Verhaeren élève presque toujours le ton jusqu'à la
forte éloquence, l'évocation grandiose, la prophétie même ; et
cependant le mysticisme de sa race lui fait placer, dans le
détail, une infinité de ces notations subtiles, mystérieuses et
troublantes, en quoi ont excellé ces autres hommes du Nord,
Maeterlinck et Rodenbach. C'est que Verhaeren n'est point seu-
lement un poète ; on ne peut non plus dire de lui, comme de tant de
latins, qu'il n'est qu'une « cymbale retentissante » ; ses dernières
œuvres sont là pour prouver qu'il y a aussi en lui un penseur.
Et c'est une pensée ailée, et par conséquent bien française,
qu'on voit s'élever de dessus la bouillante avalanche des mots,
dans Les Visages de la Vie, Les Forces luviullueuses^ La Mul-
tiple Splendeur, Les Rythmes Souverains. Le poète s'est persuadé
que le déterminisme est en dehors de nous ; mais, en nous, il y
a toujours un principe d'action. Que, donc, notre admiration
aille à l'ordre merveilleux des choses, et qu'elle aille aussi à la
géniale et féconde activité de l'homme. Et Verhaeren qui, pour-
tant, avait rêvé, comme les Mages et les Penseurs de jadis,
D'emprisonner quand même, un jour, l'éternité
préfère renoncer à résoudre les 0 pourquoi », « qui tiédissent la
volonté », et conserver intacte la vigueur de son enthousiasme.
Aussi conclut-il par ce conseil surhumain : « Admirez-vous les
uns les autres ».
Si nous parlons du rythme préféré du poète, ce sera nécessai-
rement pour constater qu'il n'en est aucun qui s'adapte mieux
au génie de notre langue, qui exprime mieux la diversité de nos
aspirations, qui caractérise davantage notre nature changeante,
remuante et souple. C'est le rythme de La Fontaine, ce gaulois
malicieux, ce barbare insoumis, ce grand Français. Et néan-
moins, comme le Rythme éternel.
Nul ne l'apprend aux feuillets morts d'un livre,
334 TOUTES LES LYRES
comme Verhaeren est traversé vraiment par ces ondes m5''slé-
rieuses que cadencent les pulsations du cœur du Monde, son
rythme, dans ses fluctuations, se différencie souvent de celui de
La Fontaine, et lui demeure bien personnel.
Enfin, il n'est pas jusqu'à la sensibilité et la grâce françaises
qu'on ne retrouve dans les quelques poèmes de sentiment et
d'intimité d'Emile Verhaeren : Les Heures Claires ou les Heures
d'après-midi.
Bref, on peut dire, et ce n'est poiat un paradoxe, que de toute
la vraie France, c'est-à-dire de toute la France gaélique, le coin
où l'esprit français est le plus pittoresque, le plus varié, le plus
indépendant, est cette Flandre où se sont mêlés les Galls espa-
gnols et les Gallo-Kymris. C'est là que sont nés ces artistes à la
fois si différents et si proches cousins, Memling, Rubens, Jor-
daens, Teniers, 'Watteau, Carpeaux. Ces deux derniers, pour être
venus ap^ès la plus récente fusion des deux éléments celtiques,
sont les plus français. Verhaeren, qui vient après eux tous,
surgit comme le prototype du Français du Nord. Quoi qu'on en
ait dit, il n'est pas un Germain avec qui il ait une affinité quel-
conque. Et si, d'autre part, il était, à l'heure actuelle, un Latin
qui pût lui être opposé, soyez sûrs que depuis longtemps les
bâtards de l'ancien dictateur romain eussent asservi la France à
sa gloire.
Bibliographie. — Les Contes de Minuit, prose (« Jeune Belgi-
que )), Bruxelles, 1885) ; Joseph Heymans^ peintre, critique
((( Société Nouvelle », Bruxelles, 1885) ; Fernand Khnopff, cri-
tique (d" 1887) ; Almancïch, poèmes (Diétrich, Bruxelles. 1895) ;
Poèmes, comprenant Les Flamandes, Les Moines et An boid de
la Route, parus chez Daman en iSS^, 1886, 1891 (Mercure de
France, 1895) ; Poèmes, nouvelle série, comprenant Les Soirs,
Les Débâcles, Les Flambeaux Noirs, parus chez Deman en 1887,
1888, 1890 (d* 1896) ; Emile Verhaeren, anthologie (Deman,
1896) ; Les Aubes, drame lyrique (Deman, 1898) ; Poèmes,
3* série, comprenant Les Apparus dans mes chemins, Les Vil-
lages Illusoires, parus chez Deman, en 1891 et 1895, ^^ ^^^
Vignes de ma muraille (Mercure de France, i8gg) ; Petites
EMILE VERHAEREN 335
Légendes, poèmes (Dcman, 1900) ; Les Forces Tumultueuses^
poèmes (Mercure, 1902) ; Les Villes Tentaculaires, précédées des
Campagnes Hallucinées, parues chez Deman en 1893 (d' 1904) ;
Toute la Flandre, 5 vol. énumérés plus haut (Deman, 1904-
1907-1908-1909-1911) ; TXembrand, biographie critique (H. Lau-
rens, 1905) ; Les Visages de la Vie, parus chez Deman en i8gg,
suivis des T>ouze Mois (Mercure, 1908) ; James Ensor^ monogra-
phie (Van Oest et C', Bruxelles, 1909) ; Les Heures Claires,
parues chez Deman en 1896, suivies des Heures d'Après-midi
(Mercure, 1909) ; Hélène de Sparte, traduction allemande de
Stephan Zweig (Inser-Verlag, Leipzig, 1909) ; Deux Drames,
contenant Le Cloître, paru chez Deman en 1900, et Philippe II,
joués sur le Théâtre de l'Œuvre (Mercure, 1909) ; Les Rythmes
Souverains, (Mercure, igio).
SUR LA MER
Larges voiles au vent, ainsi que des louanges,
La proue ardente et fidre et les haubans vermeils,
Le haut navire apparaissait, comme un archange
Vibrant d'ailes qui marcherait, dans le soleil.
La neige et l'or ctincelaicnt sur sa carène ;
Il étonnait le jour naissant, quand il glissait
Sur le calme de l'eau prismatique et sereine ;
Les mirages, suivant son vol, se déplaçaient.
On ne savait de quelle éclatajite Norvège
Le navire, jadis, avait pris son élan.
Ni depuis quand, pareil aux archanges de neige,
Il étonnait les flots de son miracle blanc.
330 TOUTES LES LYRES
Mais les marins des mers de cristal et d'étoiles
Contaient son aventure avec de tels serments,
Que nul n'osait nier qu'on n'avait vu ses voiles,
Depuis toujours, joindre la mer aux firmaments.
Sa fuite au loin ou sa présence vagabonde
Hallucinaient les caps et les îles du Nord,
Et le futur des temps et le passé du monde
Passaient, devant les yeux, quand on narrait son sort.
Au temps des rocs sacrés et des croyances frustes,
Il avait apporté la légende et les dieux
Dans les tabliers d'or de ses voiles robustes
Gonflés d'espace immense et de vent radieux.
Les apôtres chrétiens avaient nimbé de gloire
Son voyage soudain, vers le pays du gel,
Quand s'avançait, de promontoire en promontoire,
Leur culte jeune à la conquête des autels.
Les pensers de la Grèce et les ardeurs de Rome
Pour se répandre au cœur des peuples d'Occident
S'étaient mêlés, ainsi que des grappes d'automne,
A son large espalier de cordages ardents.
Et quand sur l'univers plana quatre-vingt-treize
Livide et merveilleux de foudre et de combats,
L'aile rouge des temps frôla d'ombre et de braise
L'orgueil des pavillons et l'audace des mâts.
EMILE VERHAEREN 337
Ainsi de siècle en siècle, au cours fougueux des âges,
Il emplissait d'espoir les horizons amers,
Changeant ses pavillons, changeant ses équipages,
Mais éternel dans son voyage autour des mers.
Et maintenant sa hantise domine encore,
Comme un faisceau tressé de magiques lueurs,
Les yeux et les esprits qui regardent l'aurore
Pour y chercher le nouveau feu des jours meilleurs.
Il vogue ayant à bord les prémices fragiles.
Ce que seront la vie et son éclair, demain,
Ce qu'on a pris, non plus au fond des Évangiles,
Mais dans l'instinct mieux défini de l'être humain,
Ce qu'est l'ordre futur et la bonté logique.
Et la nécessité claire, force de tous,
Ce qu'élabore et veut l'humanité tragique
Est oscillant déjà dans l'or de ses remous.
Il passe, en un grand bruit de joie et de louanges,
Frôlant les quais de l'aube ou les môles du soir,
Et, pour ses pieds vibrants et lumineux d'archange,
L'immense flux des mers s'érige en reposoir.
Et c'est les mains du vent et les bras des marées
Qui d'eux-mêmes poussent en nos havres de paix
Le colossal navire aux voiles effarées
Qui nous hanta toujours, mais n'aborda jamais.
39
338 TOUTES LES LYRES
UN MATIN
Dès le matin, par mes grand'routes coutumières
Qui traversent champs et vergers,
Je suis parti clair et léger,
Le corps enveloppé de vent et de lumière.
Je vais, je ne sais où. Je vais, je suis heureux ;
C'est fête et joie en ma poitrine ;
Que m'importent droits et doctrines,
Le caillou sonne et luit, sous mes talons poudreux
Je marche avec l'orgueil d'aimer l'air et la terre,
D'être immense et d'être fou
Et de mêler le monde et tout
A cet enivrement de vie élémentaire.
O les pas voyageurs et clairs des anciens dieux !
Je m'enfouis dans l'herbe sombre
Où les chênes versent leurs ombres
Et je baise les fleurs sur leurs bouches de feu.
Les bras fluides et doux des rivières m'accueillent ;
Je me repose et je repars,
Avec mon guide : le hasard,
Par des sentiers sous bois dont je mâche les feuilles,
EMILE VERHAEREN 339
Il me semble jusqu'à ce jour n'avoir vécu
Que pour mourir et non pour vivre :
Oh ! quels tombeaux creusent les livres
Et que de fronts armés y descendent vaincus !
Dites, est-il vrai qu'hier il existât des choses,
Et que des yeux quotidiens
Aient regardé, avant les miens,
Se pavoiser les fruits et s'exalter les roses ?
Pour la première fois, je vois les vents vermeils
Briller dans la mer des branchages ;
Mon âme humaine n'a point d'âge ;
Tout est jeune, tout est nouveau, sous le soleil.
J'aime mes yeux, mes bras, mes mains, ma chair,
Et mes cheveux amples et blonds [mon torse
Et je voudrais, par mes poumons,
Boire l'espace entier pour en gonfler ma force.
Oh ! ces marches à travers bois, plaines, fossés.
Où l'être chante et pleure et crie
Et se dépense avec furie
Et s'enivre de soi ainsi qu'un insensé!
(Les Forces Tumultueuses)
340 TOUTES LES LYRES
A LA GLOIRE DES CIEUX
L'infini tout entier transparaît sous les voiles
Que lui tissent les doigts des hivers radieux,
Et la forêt obscure et profonde des cieux
Laisse tomber vers nous son feuillage d'étoiles.
La mer ailée, avec ses flots d'ombre et de moire,
Parcourt, sous les feux d'or, sa pâle immensité ;
La lune est claire et ses rayons diamantés
Baignent tranquillement le front des promontoires.
S'en vont, là-bas, faisant et défaisant leurs nœuds,
Les grands fleuves d'argent, par la nuit translucide;
Et l'on croit voir briller de merveilleux acides
Dans la coupe que tend le lac, vers les monts bleus.
La lumière, partout, éclate en floraisons
Que le rivage fixe ou que le flot balance ;
Les îles sont des nids où s'endort le silence.
Et des nimbes ardents flottent aux horizons.
Tout s'auréole et luit du Zénith au Nadir,
Jadis, ceux qu'exaltaient la foi et ses mystères
Apercevaient, dans la nuée autoritaire,
La main de Jéhovah passer et resplendir.
EMILE VERHAEREN 34I
Mais, aujourd'hui, les yeux qui voient scrutent là-haut,
Non plus quelque ancien Dieu qui s'exile lui-même,
Mais l'embroussaillement des merveilleux problèmes
Qui nous voilent la force, en son rouge berceau.
O ces brassins de vie où bout en feux épais
A travers l'infini la matière féconde!
Ces flux et ces reflux de mondes vers des mondes,
Dans un balancement de toujours à jamais !
Ces tumultes brûlés de vitesse et de bruit
Dont nous n'entendons pas rugir la violence
Et d'où tombe pourtant ce colossal silence
Qui fait la paix, le calme et la beauté des nuits !
Et ces sphères de flamme et d'or, toujours plus loin,
Toujours plus haut, de gouffre en gouffre et d'ombre en
Si haut, si loin, que tout calcul défailleet sombre [ombre,
S'il veut saisir leurs nombres fous, entre ses poings !
L'infini tout entier transparaît sous les voiles
Que lui tissent les doigts des hivers radieux
Et la forêt obscure et profonde des cieux
Laisse tomber vers nous son feuillage d'étoiles.
(La Multiple Splendeur)
29.
342 TOUTES LES LYRES
LA CITE
L'or serait tout, s'il était maître des idées,
Mais lentement, mais jour à jour,
Avec terreur, avec amour,
La ville
Les a, grande de fièvre ou de force tranquille,
Elucidées.
Ce fut d'abord
Le sort
De ses rêveurs et de ses sages
D'en prévoir les contours
Puis d'en fixer la ligne et d'en dorer l'image.
Quand la foule à son tour
S'en empara.
Pour les tenir devant elle, dressées,
Elle y glissa son sang bien plus que sa pensée,
Mais son ardeur les robura
De joie immense et angoissée.
O le travail des ans ! O le travail des heures !
Ce qui ne fut d'abord que songe et que rumeur
Dans telle âme profonde
Devint bientôt le bruit et la clameur
Du monde.
EMILE VERHAEREN 343
Alors
Ceux qu'écrasait le sort
Ou que ployait la mine ou que courbait la terre,
Sentant peser sur eux les destins millénaires,
Redressèrent le dos
Sous leur fardeau.
Tels mots qui tout à coup rayonnent et délivrent
Se levèrent du fond des livres;
Selon qu'ils effleuraient tels cœurs ou tels cerveaux,
Ils acquéraient un sens plus large et plus nouveau ;
Qui les criait, le soir, sur les places publiques.
En aggravait soudain la puissance tragique ;
Leurs syllabes semblaient être faites d'airain
Pour réveiller et pour armer l'espoir humain
Et propager, parmi la peur et l'épouvante.
Le bondissant tocsin des vérités vivantes.
Un jour, en des jardins qu'avaient ornés les rois.
Avec des mains en sang fut bientôt vendangée
La vigne formidable où mûrissent les droits.
En vain les vieux décrets et les antiques lois
Repoussaient vers la nuit la justice insurgée,
La révolte eut raison des coupables pouvoirs :
Dans un air saturé de poussière et de poudre,
Devant les seuils tout à coup clairs des palais noirs,
Elle agitait, dardait et projetait sa foudre
Et, n'eût été son trop sauvage et fol élan
Qui soulevait ses bonds sans diriger leur force.
Elle eût tué d'un coup le vieux monde branlant
Comme un arbre qu'on brûle à travers son écorce.
344 TOUTES J»ES LYRES
Depuis lors, la révolte habite et vit en nous,
Et nous chauffe le cœur avec sa sourde flamme ;
Ceux mêmes qui la maudissent l'ont dans leur âme
Et se sentent jetés par son grand geste fou
Hors de leur sûr repos et de leurs vieux usages.
Et voici que s'élève afin de l'attester
Comme une heureuse et vivace nécessité
Jusqu'au cri des savants qui dissèquent les âges,
Si bien qu'elle apparaît dans le vieil Occident
La flamme qu'on redoute ou le feu qu'on attend
Et qui retrempe au torrent d'or des incendies
La boiteuse équité mourante et refroidie.
Rente et travail, lutte et pouvoir, haine et amour;
Détresse, orgueil *, assauts, reculs ; chutes, victoires,
Comme vibre notre heure et frissonnent nos jours
De vos rythmes contradictoires !
La ville vous écoute et vit de vos ardeurs.
Des blocs de ses pavés aux frontons de ses faîtes,
Elle sonne et tressaille, et ses deuils et ses fêtes,
Et ses drapeaux flottants sont pleins de vos fureurs.
Elle est si vieille, elle a tant vu souffrir la vie
En sa rage foulée et sa force asservie
Qu'elle distingue et suit tout geste même obscur
Vers le futur.
Et qu'elle veut à travers tout, fût-ce contre elle,
Fût-ce contre ses Dieux, sa gloire et son passé,
D'âge en âge, tragiquement, s'électriser
D'une âme dangereuse, éclatante et nouvelle.
(Les Rythmes souverains).
Robert de la VILLEHERVÉ
Lorsque Robert de la Viilehcrvé publia ses Premières Poésies
en 1877, il reçut de Théodore de Banville une lettre, qui fut
publiée dans la République des Lettres de Catulle Mendès, et où
le glorieux auteur des Odes Funambulesques lui disait : « Nous
sommes étroitement parents, vous et moi, par l'admiration des
maîtres, par l'amour du travail acharné et par le soin de la per-
fection. Vous pouvez et vous devez prendre place, dès à présent,
parmi les poètes qu'on écoute; car vous avez un talent achevé et
maître de lui. »
C'est à la suite de ce premier livre que Robert de la Villehervc
vint à Paris et qu'il se lia plus intimement avec Banville, qui
eut bientôt fait de lui un fidèle et un ami de Leconte de Lisle,
de Sully Prudhomme, de François Coppée et de Mendès.
Les maîtres du Parnasse ne pouvaient assurément mieux pla-
cer leur confiance. Le poète de la Villehervé les continue avec
dignité. Toute sa carrière atteste hautement ce souci de perfec-
tion qu'avait constaté Banville dès la première heure. Ses vers
sont ciselés par un orfèvre scrupuleux et délicat. La rime est
toujours riche, le rythme sûr; et, pourtant, il y a souvent dans la
cascade verbale plus de souplesse et d'abandon que chez les mo-
dèles parnassiens. C'est en cela que réside la personnalité de
Robert de la Villehervé. 11 a su trouver le secret d'une forme
impeccable qui ne fût point rigide. On sent qu'il a de la facilité,
de la spontanéité ; que la pensée et les sensations ruissellent en
lui, abondantes et riches, mais sont aussitôt canalisées par une
volonté méthodique, qui les assouplit, sans les blesser, aux con-
tours harmonieux d'un cadre d'art.
Collaborateur, depuis 1877, de la République des LettreSy le
poète faisait représenter en 1879, 3" Théâtre Cluny, Les Billets
'Doux (Tresse et Stock), et, en 1882, publiait chez OllendorflF un
second volume de vers, La Chanson des Roses. Mécontent, mal-
gré l'approbation de Banville, de son premier ouvrage, il l'avait
fait disparaître dans l'intervalle, et n'en avait gardé qu'une série
346 TOUTES LES LYRES
de Ballades Galantes, qu'il répartit dans La Chanson. Les deux
recueils suivants : Toute la Comédie (Vanier, 1889) et Les Armes
Fleuries (Lemerre, 1892), achevèrent de le consacrer comme poète.
Entre temps, Ollendorff éditait deux de ses romans, Le Gars
Perrier (1886) et La 'Princesse Tâle (1889), qui également
furent très goûtés des lettrés.
Depuis qu'il s'était fixé à Paris, Robert de la Villehervé passait
ses étés à la campagne, en Seine-et-Marne, oi!i il balançait ses
vers à la cadence des sources jaseuses et où il enflammait ses
épopées de l'ardent soleil des plaines. Il s'était fait bâtir près de
Fontainebleau une maison champêtre, qu'il appelait « Les Gref-
fières », et où il vivait heureux avec la compagne de sa vie. Or, c'est
là qu'en 1893 il fut victime d'un attentat qui ne le laissa vivant
que par miracle. Un domestique qu'il avait dû renvoyer, après avoir
tué la servante, l'attaqua à l'improviste dans les ténèbres et le
frappa de dix-huit coups de couteau. Le meurtrier ne le lâcha
même pas lorsque l'arme se fût brisée, laissant dans le crâne
plus de quatre centimètres de fer. Avec le tronçon il lui déchirait
encore les épaules et le cou, lorsque M"" de la Villehervé accou-
rut aux cris du blessé. La fureur de l'assassin s'étant tournée
contre elle, elle tint bon, fort heureusement, jusqu'à ce que l'arri-
vée d'une nouvelle personne eût mis en fuite le bandit.
Les détails de cette effroyable aventure sont rapportés tout au
long dans un petit livre paru chez Ollendorff, Impressions de
l'Assassiné (1894). M. de la Villehervé avait subi avec succès
l'opération du trépan, et dJjà il se reprenait à écrire !
Depuis lors, il s'est retiré au Havre — c'est là qu'il naquit le
I 5 novembre 1 849 — et, depuis 1 900, il y fait, au nom de la mu-
nicipalité, en une série de conférences très suivies, une histoire
complète des Lettres Françaises. Actuellement, c'est l'étude delà
poésie contemporaine qui occupe le programme de ses confé-
rences, tout émaillées d'aperçus nouveaux.
En 1899, le poète a fondé dans sa ville natale une importante
revue de décentralisation, La Province, qui est toujours en pleine
vitalité.
D'autre part, il a fait représenter au Théâtre des Poètes :
ROBERT DE LA VILLEHERVÉ 347
Lysistraté, comédie d'Aristophane^ en vers (Ollendorff, 1896); à
rOdéon : Ulle Enchantée (Stock, 1901); et au Théâtre de Plein
Air du Havre : Le Mystère de Saint-Nicolas et des trois bdUs filles
qu'il sauva du^éché^ 2 actes en vers (« La Province », 1905). Il
a donné, en outre, en librairie, une pièce non jouée, La Comédie
du JugCy 3 actes en vers (a La Province », 1905).
Prochainement doivent paraître, en une édition définitive, les
Œuvres Complètes de Robert de la Villehervé, qui comprendront,
outre les ouvrages déjà cités, Maria-Magdalena, poème ;
L'Étrenne, un acte; Le Toit de éMisère, 3 actes; Le Capitaine
Afotitchrestien, 5 actes ; La S\ïaison des Bois^ i acte ; Celui qui
avait épousé une femme muette, 2 actes, — tous en vers; Les Epi-
ciers, roman; Le Train-Fou, nouvelles; Le Jour des Elections^
I acte en prose, et La 'Princesse Grundhill, 5 actes en prose.
Tous ces livres, qui ont la saveur, la couleur et la verve des
œuvres vraiment françaises, font de Robert de la Villehervé un
écrivain dont le talent appelle l'estime et dont le labeur im-
pose le respect, même pour ceux qui professent des opinions litté-
raires plus ou moins différentes des siennes.
PUBERTE
Ivfe de son désir, la glorieuse enfant
Parmi les oreillers en désordre et les toiles
S'est dressée, et, pensive, écoute ! et, triomphant.
S'entend nommer là-bas dans l'éther plein d'étoiles;
S'entend nommer! et tout son corps en a frémi,
Tout son corps indicible où des Roses pâlies
Des deux mains de l'amant ruisselleront parmi
La splendeur et l'accord des lignes assouplies ;
348 TOUTES LES LYRES
Car l'extase d'amour l'emporte ; et c'est en vain,
Sommeil, ô sommeil noir! que tu planais sur elle ;
Son cœur ne dormait pas, et le baiser divin
S'est posé sur sa lèvre exquise et la querelle.
Mais, ignorante encore, et combien ! les palais,
De rubis, assaillis de fleurs étincelantes,
Et les jardins ôclos sur les monts violets
Ne l'avaient pas troublée en des fêtes galantes.
Et, grave en son repos, et les sens engourdis,
Elle était une vierge aux voluptés rebelle.
Qu'est-ce donc qui l'entraîne aux lointains paradis,
Et d'où vient sa fierté d'être nue, étant belle?
C'est le premier éveil. Elle est femme. Des voix
Délicieusement parlent à son oreille,
Et toutes à l'envi l'appellent à la fois
Sous l'ombre du portique et l'ombre de la treille.
Et tandis qu'une blonde aurore en ses chemins
S'allume et la caresse et la baigne et l'arrose.
Les lions aux yeux d'or se courbent sous ses mains,
Et son sourire est fait d'une lumière rose !
Les amoureux alors sont venus à travers
Les herbes d'émeraude et les branches fleuries.
— Suis-nous ! lui disent-ils, et sous les pampres verts
Ils l'égarent, joyeux, dans les claires féeries.
ROBERT DE LA VILLEHERVÉ 349
O triomphe! moment trop longtemps attendu !
Plus de timidités et plus de craintes vaines !
Le rossignol au ciel jette un hymne éperdu.
Et c'est la Vie. Un sang nouveau gonfle ses veines.
Tout frissonne et palpite en elle. Éros est roi!
Elle comprend, elle est domptée, elle est éprise,
Et rit, et s'abandonne, et livre sans effroi
Sa chair au jour et sa chevelure à la brise.
Même, pour que le vent courant par les sentiers
Baise ses seins aigus que leur blancheur décore.
Pour que la ronce molle et les frais églantiers
Les mordent au passage et les mordent encore,
Que par l'eau des torrents d'azur ils soient lavés
Et par les houx sanglants frôlés dans la clairière,
Elle garde ses bras de neige relevés
Au-dessus de son front souverain d'empérière.
Viens donc, toi qui joueras avec ses beaux cheveux
Et qui, brûlé d'amour, pleures l'heure présente.
Demain luira. Demain chanteront vos aveux,
Et tu l'emporteras, confuse et rougissante.
Mais prends bien garde ! Elle est Déesse ; elle a connu
Cette nuit le Dieu môme, et ce qui l'extasié,
C'est qu'elle sent encor sur les reins son bras nu,
Et c'est l'orgueil aussi d'avoir été choisie.
30
350 TOUTES LES LYRES
Prends garde! Les bonheurs humains ne sont pas longs.
Puis, si le corps frémit, l'âme est-elle éveillée ?
— Je regarde la fleur qui meurt sur ses talons
Et qu'elle n'a pas même hier soir effeuillée.
LE FLORENTIN A L'ÉPÉE
Maigre comme un ardent coureur de grands chemins,
Mâle par les soleils qui font, lors des batailles,
Fumer le sang aux bords déchirés des entailles
Qu'en sa furie ouvrit son épée à deux mains,
Le Florentin repose en sa force. Son âme
A passé tout entière au regard de ses yeux
Immobiles, qu'emplit un rêve audacieux
De combats meurtriers et de moissons en flamme !
Il n'a d'autre désir ni d'autre espoir au cœur.
Serviteur des courroux ou jaloux des estimes.
Que d'abattre à ses pieds de livides victimes
Sans même souhaiter l'orgueil d'être vainqueur.
Triompher, c'est un mot ; les fleurs sont éphémères.
Sa joie est d'entasser des mourants sur des morts.
Gardez vos fleurs pour ceux qu'étreignent les Remords
Et qui, frappant les fils, songent qu'ils ont des mères.
ROBERT DE LA VILLEHERVÉ 35 I
Lui n'a pas de ces vains soucis ! Calme et hautain,
Il va dans la niclée et se rue aux tueries
Sans hauberts imbriqués, sans cuirasses fleuries,
Car il sait ce qu'il vaut, le brave Florentin !
Qu'il n'est pas de ceux-là que le nombre épouvante,
Fût-il seul contre dix, contre vingt, contre cent ;
Que rien ne brisera son glaive éblouissant
Et que la Mort, toujours fidèle, est sa servante.
Aussi regardez-le, vêtu de noir, front nu,
Les mains sur le pommeau de l'arme inéluctable,
Comme l'Olympien Ares trés-redoutable,
Beau, réellement beau, le tueur ingénu.
Et quand vous l'aurez vu, pâle de l'espérance
Que bientôt les combats anciens continueront.
Essayez d'oublier le front cruel, le front
Magnétioue du fier ^Meurtrier de Florence.
l'aiies pour le chasser des efforts, surhumains
Et fv^yez, vers le ciel où les blancs Dioscures
Rêvent, l'obsession des batailles obscures
Que domine le vol de l'épée à deux mains.
Avec ses yeux d'acier luisant comme une lame.
Avec sa lèvre mince où se tord durement
Sa moustache, sa lèvre au pli rude et dormant
Et qui ne rit jamais qu'à l'heure où la Mort clame,
352 TOUTES LES LYRES
Comme un spectre entrevu la nuit dans la vapeur,
Vous ne l'oublierez plus, et dans votre mémoire
Il restera debout en son pourpoint de moire,
Si grand que l'on admire et si froid qu'on a peur.
EMAIL
Comme sur les affreux rochers épouvantés
Où d'un geste il avait déchaîné les tueries,
Le roi vainqueur errait, paré d'orfèvreries,
Il frémit, et pleura devant ses cruautés,
Car secouant en vain les remords irrités
En son âme à jamais close aux douces féeries,
Il cherchait le repos sous les branches fleuries
Et ne vit que des morts sanglants dans les clartés.
Des femmes, cependant, trois jeunes chasseresses
Dont la brise amoureuse échevèle les tresses
Blondes, et que toujours suit l'éternel désir,
Autour de lui dansaient, divinement drapées
D'écarlate, et riaient, et souillaient par plaisir
Leurs sandales d'or fin à des têtes coupées
ROBERT DE LA VILLEHERVÉ 353
POUR UN QUI CHANTA
Le Rythmeur de tensons, d'odes et de sirventes,
Plume au bonnet, guitare au poing, dans le printemps
Allait, insoucieux, par les prés éclatants
Et par le bois enfin délivré d'épouvantes.
Et les Rimes, pour lui, telles que des servantes,
Grisaient d'espoirs couleur de rose ses vingt ans,
Et sans qu'il l'appelât, pour lui, prés des étangs,
La fée était visible entre les fleurs vivantes.
Or, une femme, un jour, parut sur son chemin.
Elle était belle à voir, et fière, et de sa main
Lui prit le cœur, disant : — Telle est ma fantaisie.
Le mal qu'il en souffrit ne se put apaiser.
Mais il sut qu'il était l'âme en ce but choisie,
Et vécut pour chanter la Gloire du Baiser.
30.
Tancrède de VISAN
Né en 1878, à Lyon, M. Tancrède de Visan vint à Paris en
1899, pour préparer l'école normale supérieure. Il fit sa rhétori-
que supérieure à Stanislas, et, en 1901, fut reçu licencié-
es-Lettres. En 1903, il entrait, comme secrétaire de rédaction, à
la Revue de Philosophie, et, l'année suivante, publiait son pre-
mier livre de vers: Paysas;es Introspecti/s (in 8°, Jouve, 1904).
Cet ouvrage est précédé d'un long essai sur le Symbolisme,
où, à la lumiè'e de la philosophie de M. Bergson, M. de Visan
s'efforce de donner un fondement objectif aux aspirations lyri-
ques de la génération de 1885. On peut dire que de cet essai
date l'orientation de la pensée de l'auteur, en ce qui concerne
ses travaux sur la sensibilité contemporaine et la beauté moderne.
M. de Visan a poursuivi, en effet, à travers d'innombrables
études éparses dans quantité de revues, l'histoire des idées à la
fin du XIX' siècle. Et il a pris le lyrisme comme centre des mani-
festations diverses de cette mentalité, qui n'est, à son avis, ni le
classicisme, ni le romantisme.
De cette longue suite de méditations est déjà sorti un ouvrage
qui vient d'être très remarqué: U Attitude du Lyrisme contempo-
rain (in-i6, Mercure de France. 19 1 t), où se trouve analysée la
courbe, si je puis dire, de la sensibilité française en ces dernières
années.
JM. de Visan se prépare à nous donner toute une série de tra-
vaux du même ordre. Entre temps, il a publié un roman, Lettres
à l'Elue, avec préface par Maurice Barrés et frontispice par Mau-
rice Denis (in- 18, Messein, 1908), sorte d'autobiographie et de
paysages d'âme, à travers un délicat et pur amour. Notons aussi
des études critiques, comme Paul Bourget sociologue (Nouvelle
Librairie Nationale, broch. in- 16, 1908), des fantaisies du genre
de Colette et Bérénice (in- 12, « L'Occident », 190g), oîi l'auteur
fait disserter deux célèbres héroïnes de Barrés, etc.
Enfin, voici un nouveau livre de vers, Le Clair Matin sourit, où
le poète chante la joie de vivre, s'exalte au spectacle varié des
choses, accueille avec transport la fraîcheur des jours et la
tendre émotion des nuits.
■■■■ ^- ^ 1
TANCREDE DE VISAN
j
f
TANCRÈDE DE VISAN 35$
D'autre part, pour se délasser des œuvres d'ima£?ination,
M. de Visan s'amuse à rechercher dans « les vieux papiers » de
curieux sujets d'études. De ces travaux d'érudit sont sortis un
livre sur le Guignol Lyonnais^ avec préface de Jules Claretie
(in-8«, illustré, Bloud, 1910) et une très intéressante « Introduc-
tion » aux Elégies et Sonnets de Louise Labbé, dite « la Belle
Cordière », (in- 18 raisin. Sansot, 19 to).
M. Tancrède de Visan pourra paraître à d'aucuns aufsi éloi-
gné que possible de ma propre conception poétique. Je l'ai cru
moi-même jusqu'au jour où mes yeux s'arrêtèrent sur cette
phrase de son Essai sur le Syvibolisnie : « L'essentiel est que
nous plongions nos racines dans la nature, pour nous élancer
droit vers l'Absolu ». J'ai lu alors plus avant, et je me suis bien-
tôt rendu compte que « la fièvre de l'intuition inconsciente » lui
paraît, à lui aussi, prédominer, chez l'artiste, sur la raison.
C'est exactement ce que j'ai perdu des années de ma vie à clamer
dans le désert, et j'avoue que je ne comprends plus pourquoi,
M. Tancrède de Visan et moi, nous sommes autrefois attardés à
îi une polémique sur ce sujot. .
Serions-nous d'ailleurs, théoriquement, d'irréconciliables
adversaires, que ce ne serait nullement une raison pour que je
n'apprécie point à leur juste valeur les « paysages introspectifs »
du poète. Certes, je crois que la philosophie scolastique — je
veux dire telle qu'on l'enseigne dans les écoles — est une philo-
sophie myope, la mode d'un temps simplement, et que, seule,
l'intuitive vérité d'un Orphée, d'un Pythagore ou d'un Platon,
pourrait encore s'approcher un peu de l'absolu. Mais je crois
aussi qu'en critique il faut savoir objectiver sa conscience. C'est
précisément parce que j'ai foi en la a connaissance directe » que
je demande au critique la faculté de sentir par quelles émotions
un auteur a été agité en créant son oeuvre. Evidemment, si l'écri-
vain n'est qu'un amuseur dépourvu de sensibilité, le critique le
mieux doué ne pourra rien ressentir, et ce n'est pas à lui qu'il
conviendra d'en faire un reproche.
Or, en M. Tancrède de Visan, j'ai cru discerner en quelque
sorte Mne âme inquiète de poète primitif s'exprimant par la
356 TOUTES LES LYRES
parole un peu méthodique d'un homme de science. De là, sou-
vent, deux qualités précieuses, chez l'auteur des Paysages Intros-
fectifs et du Clair Matin sourit: de la sincérité, de l'inspiration,
— et une forme châtiée. Dirai-je, néanmoins, que le développement
cérébral de l'auteur et surtout son esprit de logique l'empêchent
parfois d'incarner avec une parfaite justesse ses émotions ? Que
le conscient nuit chez lui au subconscient, qu'il lui conseille des
mots qui ne sont pas toujours la résurrection verbale de ses
états d'âme? J'aurais mauvaise grâce à insister là-dessus, puis-
que M. de Visan a pris le soin de nous en avertir lui-même. Et,
au contraire, ce que je tiens à dire — et qui est vraiment admi-
rable — c'est que l'homme de science n'est point parvenu à
étouffer en lui le poète.
« Ni la fréquentation de l'université, dit-il dans sa 0 Confes-
sion d'un Intellectuel », ni la familiarité des systèmes métaphy-
siques ne parviennent à satisfaire un esprit d'abord avide de foi...
Son âme se raréfie sous une pression de logique pure, alors
que des trésors de sensibilité demeurent sans emploi, mais non
sans protestation... Au milieu des sécurités de sa terre et des
affirmations environnantes, Henry s'étonne avec joie d'aimer
encore l'humilité et la vie journalière. Voici que son esprit,
autrefois riche d'images, après avoir traversé un désert de glaces,
se repeuple d'intuitions simples et de poétiques surprises... »
De telles crises d'âme ne sont que le lot des natures les plus
intimement poétiques, et, après les avoir constatées chez un
auteur, il est vraiment inutile d'épiloguér davantage sur
l'authenticité des sentiments qu'il exprime.
Annonçons, en terminant, que M. Tancrcde de Visan fera
paraître prochainement Les Portes du Soleil, voyage en Orient,
Essai sur Gobine.xu et En regardant passer IfS vaches.
Il collabore ou a collaboré au Correspondant, à la Tievue
Hebdomadaire^ à la Revue Bleue, à la Nouvelle Revue Française, à
Vers et Prose, dont il est Secrétaire de Rédaction, au Mercure de
France, à L'Occident, aux Entretiens Idéalistes, à la Revue des
Lettres et des Arts, à Akademos, au Feu, à L'Art libre, aux
^arches de l'Est, etc. etc.
TANCRÈDE DE VISAN 357
LES QUATRE ELEMENTS
Dis à l'air embaumé, qui souffle sur ta vie
La candeur des glaciers et l'haleine de Dieu,
De chasser de ton ciel les nuages de lie,
Et d'aviver, au vent du soir qui purifie,
L'étoile de ton cœur dans les firmaments bleus.
Dis à l'eau, bienveillante aux tâches journalières,
De laver ton esprit et d'assainir son cours.
Le ruisseau sous la haie où dort de la lumière,
Sois-le ; sois la fraîcheur que versent les aiguières ;
Sois le jet d'eau qui chante au jardin de tes jours.
Dis au feu qui roussit les meules dans les plaines
De brûler le pommier aux fruits peccamineux;
Qu'il arde les roseaux des lagunes humaines,
Qu'il incendie, en préservant les bonnes graines,
La fausse ivraie, et que ton âme soit ce feu.
Dis à la terre aimée, à la terre docile,
Aux rires du printemps comme aux pleurs de l'hiver,
De te laisser goûter à son âme d'argile :
Crée en toi la Nature, et que ton pouls fébrile
Saigne un cœur innombrable épars en l'Univers.
(Paysages Introtpecii/s.)
3 58 TOUTES LES LYRES
L'IDEAL
Le mendiant transi et sourd,
Le mendiant de mon amour,
Avec du vent dans sa besace^,
S'est béquille jusqu'à la place,
Jusqu'à la place du faubourg.
Sa tête est blanche, sa jambe morte,
Il frappe à la première porte,
A cette porte d'un chrétien,
Deux petits coups qu'on connaît bien ;
Puis il attend que l'huis s'entrouvre,
Après un long bruit de verrou.
Et qu'une main d'enfant recouvre
D'un papier blanc le petit sou.
jMais un geste brutal a claqué le volet ;
A travers l'ombre funéraire
Un doigt s'agite, un doigt mauvais,
Chargé de peur et de colère :
Il déchire la nuit et montre l'horizon,
Le grand chemin bleui de lune
Au bord des champs dans l'infortune,
Et tout là-bas la trahison
Des montagnes hospitalières,
— Semble-t-il, — drapées dans leurs burnous
Immaculés d'argent et doux
Comme des nappes de lumière.
TANCRÈDE DE VISAN B^iQ
Puis le silence est retombé sur le faubourg,
Et le soir dilatô pèse plus lourd.
Le mendiant transi et sourd,
Le mendiant de mon amour,
Avec du vent dans sa besace,
S'est incliné bien humblement,
Sous le signe de la menace :
Comprenant sans entendre vraiment.
Rien qu'avec sa pauvre âme de pauvre,
Que son domaine est Tctendue ;
L'immensité d'un seul élan tendue
Sur la courbe flexible des vallons alignés ;
Le fol espace sans cesse en fuite.
Vers l'impossible abri et le havre hypocrite
Des horizons toujours et toujours éloignés.
Hardi ! parmi l'azur, pauvre âme vagabonde ;
Ton royaume n'est pas de ce monde.
Le mendiant de mon amour,
Le vieil enfant de mes beaux jours,
A relevé sa tête blanche.
Pris son bâton de cornouiller,
Et, la besace sur la hanche.
Gonflée de rêves familiers,
A regardé, vers les collines
Illusoires et les mirages du couchant.
Le seuil de gloire et d'aubépines,
Qu'il ne peut voir mais qu'il pressent.
300 TOUTES LES LYRES
Il sait que par delà les crêtes pâles,
Où meurent tout l'effort, tout le désir des mâles,
S'étend plus de rubis et plus de bleu
Que n'en peuvent enfermer ses yeux.
Son cœur obscurément devine
Le portique de marbre et l'éternel palais
Baignés par une mer divine,
Vers quoi ses pas l'entraînent à jamais.
Déjà l'espoir a mis du soleil en ses loques.
Là-bas surgit la fleur d'un idéal printemps,
Au feu intérieur que son esprit évoque :
Jardin unique du repos, verger constant
Au bout de l'arc en-ciel de nos rêves sans arche,
... Et depuis des jours et des jours, il marche.
LES CINQ SENS ET L'AME
Je brûlerai tes yeux au feu de mes désirs.
Et les purifierai des visions passées,
Pour que sur chaque objet où tu t'es caressée.
Comme un halo d'argent, tu regardes surgir
La diffuse clarté de mes bonnes pensées.
J'humecterai ta lèvre au vin de mes transports,
Mêlé dans ce cratère au miel de ma jeunesse,
TANCRÈDK DE VISAN 361
Afin qu'au seuil de l'ombre où tu vis j'apparaisse
En toi-même, et qu'ainsi qu'un enivrant remords,
Dans tes veines éternellement je renaisse.
Je fleurirai comme une gerbe entre tes bras,
Exhalant la blancheur de mon avril mystique,
Autour de ton visage en des parfums rustiques.
Et dans tes rêves d'or tu me respireras,
A travers le flot noir de tes tresses pudiques.
Tes mains, je les prendrai doucement dans mes mains.
Attirant ton amour au fond de ma souffrance,
Pour que nos gros chagrins d'autrefois se fiancent.
Pour que nos corps unis dans le soir incertain
Ne soient qu'une seule ombre et la même présence.
Afin que ton oreille entende mon appel
Et que mon nom bourdonne au bord de ta mémoire,
Silencieusement, loin des bruits, j'irai boire
A la source magique ou Pétrarque immortel
Filtrait entre ses doigts les perles de la gloire.
Très haut j'élèverai ton âme sur mes jours.
Afin que sa beauté fasse de la lumière
Au bout de l'avenue humaine et coutumiére.
Qu'à la suite de ceux en allés je parcours.
Oh ! me tisser un suaire dans ta lumière.
362 TOUTES LES LYRES
MES VOIX
Voix des jours, voix des heures,
Voix qui m'effleurent
D'un blanc matin à mon éveil,
Voix qui distillent de la lumière
En leurs oraisons familières,
Et qui répandent du soleil
Sur mon âme et ma demeure.
Voix des jours, voix des heures.
Voix des soirs dialogues et qui peuplent mes nuits,
Chapelets de soupirs qui s'égrènent
Au long des charmilles de buis,
Au bord des claires fontaines ;
Voix d'ombre, voix du temps
Qui doucement tombez sereines
Sur la chaumière de mes peines,
Qui lentement passez, et que j'entends.
Voix des cœurs en allés, voix des âmes qui planent,
Libres de la dépouille des anciens corps,
Prodiguant la caresse des mânes
Et les conseils divins des morts ;
Voix qui s'incrustent dans l'espace.
Chaudes des vivants parfums d'autrefois,
Pour qu'on les boive un peu lorsque nos lèvres passent,
TANCRÈDB DE VISAN 363
Toutes ces voix
M'imprègnent de leur sens fatidique :
Ce qu'on ne peut comprendre seul,
Une larme d'enfant, un sourire d'aïeul,
Ces voix l'expliquent.
Dans le silence des passions exilé,
Jusqu'aux confins du moi je me recule,
Et le mot de passe inarticulé
Qui doit m'ouvrir la porte d'or, elles l'articulent.
A parler mes pensers elles sont là toujours,
Et malgré les vains bruits acharnés à ma piste,
Parmi les pas du monde comme en mes premiers jours,
Ces voix persistent.
Ah ! mes fidèles amantes, les voix !
Elles surgissent autour de ma face,
Et, graves et tendres, selon ma foi.
Mieux que des bras elles m'enlacent.
(Le Clair Matin sourit)
TABLE
La Littérature et l'Epoque i
Michel Abadie 33
Guillaume Apollinaire 40
José de Bérys 45
Saint-Georges de Bouhélier 49
Léon Deubel 52
Edouard Deverin 57
Léon Dierx 63
Fernand Divoire 69
Francis Eon 75
H.-L. Fankhauser 80
Albert Fleury 86
FlorianParmentier 96
Paul Fort lao
Roger Frêne 1 30
René Ghil 135
A. -M. Gossez 1 38
Fernand Gregh 147
Henry-Marx 151
Francis Jammes 158
Gustave Kahn 169
Louis Le Cardonnel 177
Sébastien-Charles Leconte 185
Abel Léger 199
Maurice Maeterlinck 203
Louis Mandin 214
Camille Mauclair 219
Alexandre Mercereau 230
Victor-Emile Michelet 240
Jacques Nayral 246
Pierre Rodet 258
Jean Royère 266
Han Ryner 269
366 TOUTES LES LYRES
Albert Saint-Paul 280
Cécile Sauvage iî86
Edouard Schuré 295
Daniel Thaly 306
Hélène Vacaresco 313
J.-J. Van Dooren 323
Emile Verhaeren 330
Robert de la Villehervé 345
Tancrède de Visan 354
CHATEAUROUX. — IMPRIMERIE LANGLOIS
DERNIÈRES NOUVEAUTÉS
H AN RYNER
i. ~ \ >)YAGKs i)K HsYcilOijMHK. nouvelle edii) '?! '?,
i:iiilir<n. .....
FLORIAN-PARMENTIER
I ' l,YHKs,fîîiihologie illustrée (ni)uveîle
scriu)
1 >KSKRrK(]K r romau. ,...,, ..le édilit);. . .
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ROGER DBVIGNE
édition enrichie d'illusiintions d'A. de Székel\
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P36 logie critique des poètes
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